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Royaume-Uni : Docteur Jeremy et Mister Corbyn

Le Vif

Jeremy Corbyn a revigoré par sa gauche le Parti travailliste. Mais les accusations d’antisémitisme minent ce dernier.

En vitrine, au-dessus du menu, sur tous les murs, accroché aux branches d’un ersatz d’arbre de Noël et aux ventilateurs du plafond… impossible de rater son visage, orné d’une fine barbe blanche. Au Gadz Café, petit établissement libanais du borough d’Islington, dans le nord de Londres, Jeremy Corbyn, député local propulsé il y a trois ans leader du Parti travailliste, s’affiche partout. Son patron, Hussein Jaber, d’origine libanaise et installé depuis plus d’une vingtaine d’années en Angleterre, voue une admiration sans borne à ce client fidèle.  » Je rêve qu’il devienne Premier ministre. Remarquez, qu’il perde ou qu’il gagne, Jeremy continuera toujours d’aider les gens.  »

Pour que Jeremy Corbyn, 69 ans, s’installe au 10, Downing Street, dans le fauteuil occupé naguère par Winston Churchill, Margaret Thatcher et Tony Blair, il devra d’abord remporter de nouvelles élections. Les prochaines sont programmées en 2022, mais elles pourraient être convoquées à tout moment si Theresa May, l’actuelle Première ministre, le juge utile.

Résolument à gauche, Sa formule peut-elle être gagnante ?

Un tel scénario n’est pas exclu, à l’approche de la date officielle du Brexit, le 29 mars prochain. Car les conservateurs, loin d’être unis derrière la cheffe du gouvernement, se déchirent jour après jour entre avocats d’une rupture nette, tel l’ancien ministre des Affaires étrangères Boris Johnson, et partisans du  » soft Brexit « , défendu par Theresa May.

Le Labour, lui aussi, n’échappe pas aux guerres intestines. Pourtant, alors que s’est achevé, mercredi 26 septembre, à Liverpool, le congrès annuel du parti, Jeremy Corbyn y règne sans partage. Et ceci malgré un été où les accusations d’antisémitisme visant sa personne et son mouvement sont allées crescendo.  » C’est une tache que nous devons effacer, s’indignait, le 2 septembre, l’ancien Premier ministre Gordon Brown, devant le Jewish Labour Movement, organisation affiliée au Parti travailliste. C’est un problème réel et actuel, une question à laquelle nous devons nous attaquer.  »

Deux jours plus tard, après deux mois d’hésitation, le bureau exécutif du Labour (NEC) a enfin adopté l’intégralité de la définition de l’antisémitisme élaborée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), une organisation mondiale fondée il y a vingt ans. En juillet, afin de se ménager un espace critique envers Israël, le mouvement avait écarté une partie des exemples indiqués en annexe.

Le leader des Travaillistes ne se déplace qu'en vélo... et ne se soucie guère de ses airs de professeur à la retraite.
Le leader des Travaillistes ne se déplace qu’en vélo… et ne se soucie guère de ses airs de professeur à la retraite.© P. NICHOLLS/REUTERS

« Une atmosphère parfois toxique »

De fait, les accusations d’antisémitisme éclaboussent le Labour depuis le grand virage à gauche du mouvement, en 2015.  » La crise a débuté avec l’arrivée de plus de 100 000 nouveaux adhérents, explique Adam Langleben, membre du Jewish Labour Movement. L’immense majorité n’est pas antisémite, mais certains, issus de la gauche la plus extrême, expriment une sorte d’antisémitisme conceptuel. Cela n’a rien à voir avec une hostilité physique, comme celle des skinheads ou des néonazis. Ces militants de la gauche radicale ne voient pas les juifs comme une minorité susceptible de souffrir du racisme. Dans leur opposition totale au colonialisme, ils entretiennent l’idée que les juifs sont des colonisateurs et amalgament sionisme et colonialisme.  »

La première crise d’ampleur remonte à 2016. Au printemps, une députée d’origine pakistanaise, Naz Shah, est suspendue pour avoir partagé sur Facebook, deux ans plus tôt, un message proposant de  » relocaliser Israël aux Etats-Unis « . Promue il y a peu au poste de secrétaire d’Etat pour les Femmes et pour les Egalités du cabinet fantôme, elle a depuis fait acte de contrition. Ce n’est pas le cas de l’ancien maire de Londres, Ken Livingstone, allié de longue date de Corbyn. A l’écouter, Adolf Hitler  » soutenait le sionisme […] avant de devenir fou et de tuer six millions de juifs « . Suspendu, mais non exclu, Livingstone a démissionné du parti en mai dernier.

Dans l’espoir d’éteindre la polémique, Jeremy Corbyn commande un rapport qui conclut, en juin 2016, que le parti n’est certes pas infecté par l’antisémitisme, mais qu’il y règne  » une atmosphère parfois toxique « . Adam Langleben garde un goût amer de cet épisode :  » Ce que disait la communauté juive n’a pas été pris en compte par les auteurs, déplore-t-il. Plus généralement, la direction du Labour n’a retenu aucune des suggestions que nous lui avons faites depuis le début de cette crise.  »

Le militant, âgé de 31 ans, a pu mesurer l’ampleur du malaise lors des élections municipales de mai dernier. Alors que les sondages lui promettaient la victoire, il a perdu son siège de conseiller de Barnet, arrondissement du nord-ouest de Londres, où les électeurs de confession juive sont nombreux :  » En faisant du porte-à-porte, on m’a traité de kapo à plusieurs reprises. D’autres ont fondu en larmes parce qu’ils allaient voter pour la première fois en faveur d’un autre parti que le Labour, dans le but de faire échec à l’antisémitisme.  »

Dans sa gestion de la crise, Jeremy Corbyn cumule les maladresses et les temps de retard. Ainsi, peu avant les municipales de 2018, quand il lui est reproché d’avoir apporté son soutien, six ans plus tôt, à un artiste dont la fresque antisémite avait été détruite, le leader du Labour présente ses excuses, regrettant de  » n’avoir pas mieux regardé l’image « . Celle-ci représentait des capitalistes au nez proéminent jouant au Monopoly sur le dos des pauvres… Deux jours plus tard, une manifestation a réuni devant le Parlement plusieurs centaines de personnes, dont une trentaine de députés, pour dénoncer la passivité de Jeremy Corbyn et l’accuser de se trouver  » du côté des antisémites « .

Les accusations d'antisémistisme adressées au Labour se sont amplifiées avant les municipales de mai 2018. Corbyn n'a pas été épargné, qui avait défendu, six ans plus tôt, un artiste dont la fresque avait fait polémique.
Les accusations d’antisémistisme adressées au Labour se sont amplifiées avant les municipales de mai 2018. Corbyn n’a pas été épargné, qui avait défendu, six ans plus tôt, un artiste dont la fresque avait fait polémique.© T. MELVILLE/REUTERS

 » On peut critiquer la politique d’Israël sans pour autant verser dans l’antisémitisme, rappelle Dave Rich, auteur d’un essai au titre révélateur : Le Problème juif de la gauche. Jeremy Corbyn, Israël et l’antisémitisme (non traduit). Theresa May, par exemple, n’a pas hésité à condamner les colonies en Cisjordanie lors d’un discours prononcé à l’invitation d’une fondation pro-israélienne. Allié de toujours de la cause palestinienne, Corbyn, lui, a toujours soutenu les plus extrémistes, comme le Hamas.  » Depuis peu, le leader travailliste regrette d’avoir présenté l’organisation palestinienne et le Hezbollah libanais comme des groupes amis, alors qu’il ne partage pas leurs opinions.

Corbyn est-il antisémite ?  » Il est convaincu d’être antiraciste, mais il oublie que l’antisémitisme peut tout aussi bien prospérer à gauche, et qu’il faut le dénoncer pour l’empêcher de prospérer, répond Adam Langleben. Mais je n’affirmerais pas qu’il est antisémite. Je ne sais pas s’il fait cela sciemment, par bêtise ou parce que c’est un vieil homme buté.  » Dave Rich, lui, s’avoue perplexe :  » Je n’en sais rien et, à vrai dire, je m’en fiche. Il a absorbé certains des stéréotypes qui circulent au sein de la gauche et qui, avec lui, se sont invités au coeur du Labour.  »

La cause palestinienne n’est qu’une des nombreuses causes que Jeremy Corbyn a soutenues au cours d’une vie d’engagement. Dernier d’une fratrie de quatre garçons, il débute comme syndicaliste. Conseiller municipal pour le Labour, il entre au Parlement à 34 ans, en 1983, en même temps que Tony Blair. A la différence de celui-ci, il appartient à l’aile la plus à gauche du Labour, où il embrasse nombre de combats à travers la planète : Corbyn a ainsi soutenu le Sinn Féin, vitrine des républicains armés de l’IRA, mais aussi, en Afrique du Sud, l’ANC de Nelson Mandela, la cause des Kurdes, le régime castriste, ou encore le Venezuela de Chavez.

Végétarien, Corbyn ne boit jamais d'alcool. Il a divorcé de sa femme après qu'elle a décidé d'inscrire leur fils aîné dans une école privée.
Végétarien, Corbyn ne boit jamais d’alcool. Il a divorcé de sa femme après qu’elle a décidé d’inscrire leur fils aîné dans une école privée.© P. NICHOLLS/REUTERS

Le meilleur score du Labour depuis 2001

Franc-tireur au sein du groupe parlementaire travailliste, il a voté plus de 500 fois contre son propre camp. La décision prise par sa femme, à son insu, d’inscrire l’aîné de leurs trois garçons dans une école privée a précipité leur divorce, en 1998. Végétarien, il ne boit pas d’alcool et se déplace à vélo. Il ne s’est jamais préoccupé de son style vestimentaire de professeur à la retraite. Lors du scandale des notes de frais des parlementaires, en 2009, il s’est révélé être le moins dépensier : à peine une cartouche d’encre. Bref, c’est un moine.

Son élection à la tête du Labour, après la débâcle électorale de 2015, tient du concours de circonstances. C’est par souci d’avoir un représentant de l’aile gauche que d’autres parlementaires travaillistes lui ont apporté leur soutien, convaincus qu’il n’avait aucune chance. Le vétéran profite d’une réforme de l’adhésion facilitant la participation de nouveaux membres ; à la surprise générale, 60 % des voix et un seul tour lui suffisent face à trois concurrents sur une ligne sociale-libérale.  » Le New Labour de Tony Blair s’est démodé, constate Tim Bale, professeur de sciences politiques à l’université Queen Mary, à Londres. C’est une période associée au désastre de la guerre en Irak et à la crise financière de 2008.  » Deux sujets sur lesquels le positionnement de Jeremy Corbyn apparaît comme prophétique.

Guère soutenu par les hautes sphères du parti, Corbyn peut compter sur les militants, en particulier les 43 000 membresdu mouvement Momentum, fondé spécifiquement pour le soutenir.
Guère soutenu par les hautes sphères du parti, Corbyn peut compter sur les militants, en particulier les 43 000 membresdu mouvement Momentum, fondé spécifiquement pour le soutenir.© T. AKMEN/AFP

Trois ans après son élection à la tête du Labour, le personnage est toujours loin de faire l’unanimité dans les hautes sphères du parti : seul un député travailliste sur cinq se reconnaît dans son discours. Qu’importe, il bénéficie de l’appui des militants et peut compter sur le mouvement Momentum, véritable parti dans le parti, fondé par d’anciens militants de l’aile gauche pour soutenir le leader après sa victoire surprise. Ses quelque 43 000 membres, souvent jeunes, sont tous encartés au Labour. Leurs voix et leur capacité de mobilisation pèsent sur la structure du parti, qui compte plus de 500 000 adhérents.

N’en déplaise aux héritiers de Tony Blair, la guerre intestine dans le parti tourne depuis trois ans à l’avantage de l’aile gauche. Elle pourrait même imposer un processus de sélection contraignant les députés sortants à remettre leur candidature en jeu à chaque scrutin, comme c’est le cas aux Etats-Unis.

S’il ne sera jamais un brillant orateur, Corbyn a fait des progrès en trois ans et profite souvent de la comparaison avec Theresa May. Contre toute attente, il a mené une bonne campagne lors des élections de 2017, déjouant les pronostics et offrant au Labour son meilleur score depuis 2001 avec 40 % des voix.  » Il sait susciter l’enthousiasme, observe Tim Bale. Et l’engouement de la base à son égard ne peut pas faire de mal. Les électeurs du Labour apprécient son authenticité et le fait qu’il est un homme de principes.  »

Quel Premier ministre serait-il ?  » C’est la grande question, répond Andrew Harrop, secrétaire général de la Fabian Society, un centre d’analyse de centre- gauche. Il a toujours été un simple militant contestataire, plus intéressé par les questions internationales que par les dossiers économiques ou sociaux.  » Ces sujets-là sont le domaine de John MacDonnell, ministre de l’Economie dans le cabinet fantôme et accusé de défendre une série de projets irréalistes : gratuité de l’université, revenu universel, nationalisation des chemins de fer, de la distribution de l’eau et de l’énergie, taxation élevée des ménages les plus aisés…

Reste à voir si la formule Corbyn, résolument à gauche, peut s’avérer gagnante auprès de l’électorat britannique dans son ensemble. Elle a en tout cas revivifié le Labour, quand tant d’autres partis européens de centre-gauche, semblent mortellement affaiblis.  » Un cycle s’est refermé chez les travaillistes et un autre s’est ouvert, en faveur d’une politique plus à gauche, estime Tim Bale. Qui sait ? Dans dix ans, un nouveau cycle, nostalgique du New Labour, pourrait refaire son apparition.  » Pour Corbyn et les siens, il s’agit de ne pas laisser passer leur chance.

Par Clément Daniez.

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