En visite officielle à Belgrade, en janvier dernier, le président russe reçoit un accueil triomphal. © K. COOMBS/REUTERS

Pourquoi la Serbie est devenue le terrain de jeu de Poutine

Le Vif

Avec habileté, le président russe pousse ses pions au coeur des Balkans. Et ça ne lui coûte pratiquement rien…

Des heures durant, ils ont attendu devant l’église orthodoxe Saint-Sava, au coeur de Belgrade. Lorsqu’il est apparu sur le parvis, au côté du président serbe, Aleksandar Vucic, tous ont fait silence : Vladimir Poutine, en visite officielle, ce 17 janvier, allait prendre la parole. Plus de 100 000 personnes étaient venues des quatre coins de la Serbie pour clamer son nom dans les rues de la capitale. Tant d’amour valait bien un discours. Le président russe a pris le micro et a dit d’une voix glaciale :  » Merci pour votre amitié. « 

Et il est parti.

Dans l’univers du marketing, on appelle cela  » créer de la rareté  » – on donne peu, afin de susciter, en retour, toujours plus de désir. Ce précepte résume assez bien la relation que le maître du Kremlin entretient avec son  » frère  » serbe, avec lequel il partage les mêmes racines slaves et orthodoxes. Il y investit peu, mais n’en est pas moins considéré comme un héros.

Vladimir Poutine a refusé de qualifier de génocide le massacre de 8 000 musulmans par les forces serbes en 1995 (ici, les corps décomposés des victimes).
Vladimir Poutine a refusé de qualifier de génocide le massacre de 8 000 musulmans par les forces serbes en 1995 (ici, les corps décomposés des victimes).© O. ANDERSEN/AFPAA

Bloquer la progression de l’Otan dans la région

Comment réussit-il ce tour de force ? Par un savant mélange de soft power, de pression politique et de sentimentalisme. Champion de la propagande, Poutine sait trouver les mots que les Serbes ont envie d’entendre. Il glorifie un passé commun et peu importe s’il arrange l’histoire à sa sauce : cette offensive discrète lui permet de s’enraciner au coeur de l’Europe. Son objectif ? Affaiblir l’hégémonie occidentale et bloquer la progression de l’Otan dans la région. S’il n’a pu empêcher le Monténégro de rejoindre l’organisation atlantiste en 2017, Poutine compte bien garder Belgrade dans son orbite. Par tous les moyens.

Quel est le pays qui a le plus aidé la Serbie depuis vingt ans ? Interrogés, ses habitants positionnent la Russie en deuxième place des réponses, selon un sondage réalisé chaque année par le ministère de l’Intégration européenne, à Belgrade.  » Jusqu’en 2016, elle arrivait même en tête, alors que la Russie ne figure pas parmi les dix premiers donateurs « , commente Maja Bobic, vice-présidente de la branche serbe du Mouvement européen. D’où vient un tel décalage ?  » Les Russes n’ont pas participé aux bombardements de Belgrade par l’Otan, en 1999, et ils se sont opposés à l’indépendance du Kosovo, en 2008, rappelle Dejan Vuk Stankovic, analyste politique. Moscou a même mis son veto à une résolution de l’ONU qui visait à qualifier de génocide le massacre de 8 000 musulmans par les forces serbes à Srebrenica, en 1995. Les Serbes, reconnaissants, considèrent Poutine comme leur sauveur. Et la propagande de Moscou entretient ce mythe des Russes bienfaiteurs. « 

La propagande de moscou entretient le mythe des russes bienfaiteurs.

Si l’on en croit le discours officiel, les Russes sont toujours venus au secours des Serbes lorsque ceux-ci étaient en difficulté.  » C’est faux, la Russie n’a jamais aidé les Serbes, réfute Vladimir Fisera, spécialiste de l’histoire des pays slaves et ancien maître de conférences à l’université de Strasbourg. En réalité, Staline exécrait Tito et la Yougoslavie. A y regarder de plus près, si les Serbes aiment tant les Russes, c’est parce qu’ils ne sont pas voisins : c’est toujours plus facile d’aimer par correspondance…  » Le mythe d’une fraternité désintéressée résiste mal à l’analyse historique.  » Lorsque la Russie a aidé les Serbes, c’était avant tout pour servir ses intérêts « , note un rapport publié en 2016 par le Centre pour les études euro-atlantiques, un cercle de réflexion pro-occidental.

Mais, pour Moscou, peu importe : l’essentiel est de créer une légende commune, afin de célébrer  » l’amitié séculaire entre les deux pays « , ou encore  » le sacrifice russe  » pour la Serbie, en 1914, quand Moscou, au nom de l’amitié serbo-russe, déclara la guerre à l’Autriche-Hongrie. Associations étudiantes, groupes politiques ou patriotiques… Pas moins de 109 ONG russes oeuvrent, à Belgrade, au rapprochement entre les deux nations, notent les auteurs de l’enquête, qui déplorent l’impact de cet activisme sur les jeunes générations – notamment leur connaissance très superficielle des grands principes démocratiques…

Vladimir Poutine devant la cathédrale Saint-Sava, en janvier dernier, avec son homologue serbe, Aleksandar Vucic.
Vladimir Poutine devant la cathédrale Saint-Sava, en janvier dernier, avec son homologue serbe, Aleksandar Vucic.© N. ZOLIN/REDUX-REA

Dans la presse, l’occident incarne le mal absolu

Récrire le passé, c’est bien ; influencer le présent, c’est encore mieux. Et la presse serbe s’y emploie à merveille. Contrôlés, pour la plupart, par des hommes d’affaires proches du pouvoir, les télévisions et journaux serbes s’apparentent davantage à des outils de propagande qu’à des organes de presse indépendants. Dans les kiosques, à Belgrade, on ne voit qu’eux : une dizaine de tabloïds aux titres accrocheurs, souvent alarmistes. Parmi eux, Alo !, Srpski Telegraf ou Informer.  » Ces médias sont les plus influents du pays, souligne Marija Vucic, journaliste au site d’information Raskrikavanje.rs. Leur ligne éditoriale est très favorable au régime et à ses alliés russes.  » En 2018, elle a disséqué 223 Unes du quotidien Telegraf.  » J’y ai relevé 230 informations mensongères « , précise-t-elle. Souvent, ces médias évoquent la guerre imminente (avec les Kosovars), ou ils glorifient les manoeuvres militaires avec l’armée russe.  » A l’inverse, ils passent complètement sous silence la coopération militaire avec l’Otan, pourtant très dynamique, remarque Marija Vucic. Ils veulent à tout prix montrer que les Russes sont nos amis et que l’Occident incarne le mal absolu.  » Selon ses observations, un sujet de couverture sur cinq est consacré à Vladimir Poutine :  » Il fait vendre ! reconnaît la journaliste. Les médias le présentent comme un être surhumain qui se soucie des intérêts de la Serbie.  » Quand le quotidien Vecernje Novosti propose en couverture des  » recettes pour une longue et saine vie « , il l’illustre avec une photo de… Vladimir Poutine.

Devant un tel zèle, on prendrait presque Sputnik pour un média d’opposition… Le site d’information russe a des bureaux à Belgrade. Radio, site Internet, appli sur mobile : il est partout et montre, comme à son habitude, une objectivité toute relative. Sur les 300 articles qu’il a, par exemple, consacrés au Monténégro, 70 % avaient une tonalité clairement négative, selon le Centre pour les études euro-atlantiques.  » Comment s’en étonner ? soupire l’expert militaire Aleksandar Radic. Rendez-vous compte ! Sur leur parking, il y a des places réservées à l’ambassade russe…  » Selon lui, la presse serbe est sous influence :  » Il est très facile d’acheter des journalistes à Belgrade.  » Leur salaire mensuel (350 euros) étant très bas, certains se laissent tenter. L’an dernier, dans le classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, la Serbie (76e) a encore perdu dix places…

Un village serbe, Putinovo, porte le nom du grand frère Vladimir dont le portrait domine le pub local.
Un village serbe, Putinovo, porte le nom du grand frère Vladimir dont le portrait domine le pub local.© N. ZOLIN/REDUX-REA

Le patriarche diffuse des messages politiques

Parfois, aussi, le soft power se pratique en soutane. Régulièrement, l’Eglise orthodoxe serbe passe des messages politiques à ses fidèles, notamment sur le Kosovo, ce territoire à majorité albanaise qu’elle considère comme une  » terre sainte « . Et pas vraiment comme un pays indépendant…  » Nous devons lutter pour préserver le Kosovo, a ainsi déclaré le patriarche Irinej, en août 2018. Si nous le perdons, nous devrons nous battre pour le récupérer.  » Là encore, les Russes ne sont jamais très loin. Entre décembre 2012 et janvier 2016, l’ambassadeur russe s’est rendu à neuf reprises au siège du patriarcat serbe. Géopolitique et religion font parfois bon ménage…

Le Kremlin a tout intérêt à ce que la situation du Kosovo reste gelée.

Faible investissement, résultat maximal. Poutine ne donne pas des milliards aux Serbes, mais de l’attention. Il a compris qu’ils avaient le vague à l’âme.  » De la Première Guerre mondiale aux années Tito, ils ont été au centre du monde, commente un diplomate, qui veut conserver l’anonymat. Dans les années 1990, ils ont été mis au ban de l’Europe, après la folie ultranationaliste de Slobodan Milosevic. Depuis, ils se cherchent un avenir, mais lequel ? L’Europe ? Ils se rendent bien compte que Bruxelles, en pleine crise, n’est pas prêt à un nouvel élargissement et qu’ils devront régler l’épineuse question du Kosovo avant de pouvoir l’intégrer. Cela crée une forte frustration, dont Poutine profite à plein. « 

 » Poutine fait vendre ! Les médias le présentent comme un être surhumain qui se soucie des intérêts de la Serbie. « © C. H.

L’admiration des Serbes pour le maître du Kremlin peut aller très loin.  » Je suis prêt à mourir pour lui !  » s’exclame Dane Cankovic. Barbe bien taillée, ce colosse habite à Banja Luka, la  » capitale  » de la République serbe de Bosnie ( Republika srpska), l’une des trois entités qui composent la Bosnie-Herzégovine voisine. Si son passeport est bosnien, Dane Cankovic se sent, comme beaucoup d’habitants de cette enclave serbe, plus proche de Belgrade que de Sarajevo. Sur les manches de son blouson noir, des écussons tricolores russe et serbe.  » Poutine nous défend contre la mondialisation menaçante, dit-il. Et il soutient nos revendications vis-à-vis du Kosovo. Nous lui devons tout !  » En 1994, il a eu le pied arraché par une mine, alors qu’il combattait dans l’armée serbe. Président d’un mouvement nationaliste, il organise des rassemblements prorusses. En septembre 2018, il a déployé une banderole de six mètres lorsque le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est venu inaugurer une église orthodoxe dédiée aux Russes à Banja Luka, à quelques pas du siège du gouvernement. Reçoit-il de l’argent de Moscou ?  » Non, je finance seul, répond-il. Je suis ruiné, mais je continuerai jusqu’à mon dernier souffle.  » Incroyable, non ?

En république serbe de Bosnie (ici, un défilé des forces de police à Banja Luka, en janvier dernier), on épouse la même ligne prorusse qu'à Belgrade.
En république serbe de Bosnie (ici, un défilé des forces de police à Banja Luka, en janvier dernier), on épouse la même ligne prorusse qu’à Belgrade.© A. EMRIC/AP/SIPA

Parfois, Poutine sort le carnet de chèques, mais ses  » amis  » serbes en profitent peu. En 2008, une filiale du géant russe Gazprom a pris le contrôle du groupe gazier serbe Naftna Industrija Srbije (NIS). Le prix ?  » 400 millions de dollars, répond Igor Novakovic, directeur de recherche au Centre des affaires internationales et de sécurité, un institut indépendant. Pourtant, cet actif était estimé à trois milliards de dollars. Depuis, les Russes produisent le gaz, mais ils ne versent que 3 % de royalties à l’Etat serbe. Très en deçà des taux habituels.  » A Belgrade, certains affirment qu’en échange de ces  » cadeaux « , le gouvernement a obtenu le soutien de Moscou sur la question du Kosovo. Voire.  » Il l’aurait eu de toute manière, rappelle l’analyste politique Dejan Vuk Stankovic. Le Kremlin a tout intérêt à ce que la situation du Kosovo reste gelée. Si Belgrade et Pristina trouvent un accord, la Serbie finira par entrer dans l’Union européenne. Et la Russie perdra son influence dans la région. « 

Dane Cankovic, le président d'un mouvement nationaliste de la République serbe de Bosnie.
Dane Cankovic, le président d’un mouvement nationaliste de la République serbe de Bosnie.© NOVA EVROPA

Mais en est-on certain ? Car Vladimir Poutine pourrait alors se servir de son allié serbe comme d’un cheval de Troie, et déstabiliser l’Union européenne. Dans les grandes chancelleries occidentales, on redoute ce scénario, qui cache en réalité un vrai dilemme : faut-il intégrer les Serbes dans l’espace Schengen ou les laisser à la porte de l’Europe, alors que d’autres grandes puissances (Chine, Etats-Unis) arrivent en force dans cette région ? Pour les Serbes, en tout cas, c’est une bonne nouvelle. Ils vont enfin se retrouver au centre du monde.

Par Charles Haquet et Mersiha Nezic.

Des pompiers espions ?

A quoi sert le centre humanitaire de Nis ? Construit en 2012 dans le sud du pays, sous l’impulsion des Russes, cet austère bâtiment devait officiellement former des pompiers et des volontaires serbes. Dès son ouverture, il fait l’objet de tensions diplomatiques.  » Les Occidentaux ont soupçonné les Russes de vouloir y entraîner des forces paramilitaires « , raconte Dejan Anastasijevic, journaliste pour la BBC à Belgrade. Cette méfiance s’est accrue lorsque Moscou a demandé à la Serbie un statut spécial pour son personnel. Il ne l’a pas obtenu après les interventions des Européens et des Américains. Aujourd’hui, le dossier est bloqué et le centre, quasi désert. La dernière opération humanitaire menée à partir de Nis date de 2017.  » Nous formons une centaine de personnes par an « , nuance toutefois le Russe Viacheslav Vlasenko, directeur adjoint de l’établissement. A combien s’élève l’investissement ?  » 41 millions de dollars « , répond-il. L’an dernier, des députés du Parti radical (extrême droite) ont proposé de construire avec les Russes un centre similaire dans la province de Voïvodine, au nord du Danube. L’humanitaire, nouveau bras armé de Poutine ?

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