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La vie de Françoise Nyssen est un feuilleton : « Je me suis totalement engagée contre cette destruction systématique de Bruxelles »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

La patronne d’Actes Sud est revenue à son amour de l’édition, à Arles, après une éprouvante parenthèse de dix-sept mois au ministère français de la Culture. Marquée, mais enrichie, elle est déterminée à poursuivre ses engagements. Elle veut agir pour le vivant. Une source d’inspiration.

 » Je suis riche de ces dix-sept mois au ministère de la Culture. Ce fut une expérience absolument remarquable. Même si en France, dès qu’on exerce des responsabilités, on se retrouve sous le faisceau des critiques, de façon hallucinante. C’est terrifiant. Et tellement consternant qu’après-coup, ça en devient presque comique.  » Dans les locaux de sa maison d’édition, Actes Sud, dont elle a repris les commandes, Françoise Nyssen prend le temps de se poser entre deux réunions pour s’entretenir longuement avec Le Vif/L’Express. On la sent fatiguée. A la fois marquée par ces épreuves et déterminée à se battre plus que jamais pour les convictions qui sont les siennes : l’importance de la culture, la force de l’intelligence collective, le respect de la planète, l’ouverture aux autres…

Cet été, elle a publié un livre, Plaisir et nécessité (1), dans lequel elle se raconte et tire les leçons de son expérience ministérielle.  » Je ne m’attendais pas à une réception aussi aimable « , sourit-elle, tant elle en a bavé. En exergue, deux phrases, leviers de son action. La première, d’Edgar Morin ( NDLR : philosophe et sociologue français), invite à ne jamais oublier les priorités :  » A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel.  » L’autre, de Confucius, met en garde contre les inévitables résistances :  » Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui voudraient faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire et l’immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire.  » Or, Françoise Nyssen en a affronté, à la pelle, des obstacles et des oppositions.  » On m’a attaquée pour des sujets qui n’en valaient pas la peine, comme ces mezzanines installées sans permis dans les locaux d’Actes Sud, à Paris, regrette-t-elle. Franchement ! Mais aujourd’hui, personne ne conteste les réformes que j’ai pu initier…  » Mot d’ordre : faciliter l’accès à la culture, un remède vital en cette ère de désespérances et de populismes.

Françoise Nyssen résume son parcours, riche, en quelques mots :  » Je me suis engagée car je crois au pouvoir du dialogue face au cynisme du monde moderne, à l’entraide citoyenne contre les violences du capitalisme, à la solidarité dans une société inégalitaire envers les femmes…  » Ces convictions forgent une force intérieure qui lui permet de rebondir, sans cesse, face aux épreuves, dont la plus douloureuse fut le suicide de son fils, Antoine, en 2012 :  » Toute ma vie, j’ai estimé que je devais être capable de recommencer à zéro.  » Pour, chaque fois, faire briller de nouvelles lumières. Et les partager.

ÉPISODE 1 – Son engagement pour Bruxelles

Belge d’origine, Françoise Nyssen voit le jour à Etterbeek le 9 juin 1951. Elle est baignée dans une famille profondément engagée. Son père, Hubert, publicitaire avant de filer dans le sud de la France pour fonder Actes Sud avec sa seconde femme, Christine Le Boeuf, est un amoureux des lettres et des idées progressistes. Parmi ses ancêtres figurent l’un des fondateurs du Parti ouvrier belge (POB). Sa mère a fait de la résistance, inspirée par sa propre maman, venue de Suède en 1914 pour protester contre le choix de la neutralité au début de la Première Guerre mondiale. Son beau-père, René Thomas, est un généticien de premier plan, qui veillait à donner ses interviews télévisées devant un portrait de Salvador Allende, leader chilien, pour protester contre son renversement par Pinochet.  » Tout cela a créé une base sacrément solide « , déclare-t-elle.

Les deux parents, séparés, choisissent de s’installer avec leurs nouveaux conjoints dans la banlieue bruxelloise, son père à Linkebeek, sa mère à Rixensart. Françoise Nyssen, elle, étudie la chimie à l’ULB.  » Je trouvais le quartier de l’université très bourgeois, c’était mort, se rappelle-t-elle. Mon obsession, c’était de retourner vivre là où je suis née, dans le centre qui palpite, près de la Grand-Place.  » Elle s’installe rue du Béguinage avec son premier mari, Jean-Philippe Gautier, professeur au Lycée français, où elle a étudié, géographe et cofondateur d’Actes (Atelier de cartographie thématique et statistique), embryon de la future maison d’édition. Ce sont les années d’engagement contre la  » bruxellisation « . Un symbole incompréhensible à ses yeux reste la démolition de la Maison du Peuple, de Victor Horta.

 » Nous avons créé un comité de quartier pour lutter contre cette destruction systématique de Bruxelles. Je me suis totalement engagée et j’ai décidé d’arrêter mon doctorat en sciences pour faire des études d’urbanisme, tout en travaillant dans un cabinet d’architecture.  » Dans son livre, Françoise Nyssen résume son sentiment :  » Les promoteurs étaient pour moi des prédateurs destructeurs de vie sociale.  » Son temps se partage entre réunions de comité et rencontres festives.  » Je me souviens encore d’avoir cuisiné des casseroles de couscous pour plus de cent personnes…  » Ses grandes fiertés demeurent le sauvetage du Marché aux poissons, qu’on voulait transformer en parking, ou la non- destruction de la rue aux Laines, vieux témoin de la vie aristocratique du xvie siècle. Un combat indissociable de l’écologie : elle s’oppose à l’installation du siège social de Monsanto.  » Cette période importante de ma vie a posé les jalons de tout ce que j’ai fait par la suite !  » Mais son couple vacille. Bientôt, elle tourne la page belge.

Pour son mari, Jean-Paul Capitani, Françoise Nyssen a eu le coup de foudre.
Pour son mari, Jean-Paul Capitani, Françoise Nyssen a eu le coup de foudre.© Marc MELKI/belgaimage

ÉPISODE 2 – Son engagement pour l’édition dans le Sud

Avec ses deux premiers enfants, Françoise Nyssen débarque à Paris, en 1978. Elle s’installe dans un immeuble près de la gare Montparnasse et se fait engager dans un ministère. L’acclimatation est difficile.  » J’ai senti fortement la différence culturelle. D’ailleurs, le mode de vie parisien qui ne convenait pas à l’époque est peut-être celui auquel je n’ai pas adhéré quand j’étais ministre. Je n’aimais pas passer mon temps dans des cocktails, dans les premières où tout le monde va pour se montrer ; je travaillais et je rentrais à la maison avec un panier repas.  »

Son père et Christine Le Boeuf viennent alors d’emménager dans une ancienne bergerie au Paradou, un petit village près de Arles, pour y créer Actes Sud. Au départ de l’Atelier des cartes, de Jean-Philippe Gautier, Hubert Nyssen, 53 ans, développe – sans filet – une maison d’édition. Une aventure risquée. Nombreux moquent ouvertement sa volonté de réussir un tel défi loin de Paris. Ce qui décuple son énergie. L’activité s’élargit à la littérature et met l’accent sur les traductions étrangères. Mais ça reste de l’artisanat familial, réalisé avec des bouts de ficelle et avec des fins de mois très difficiles. Au détour d’un appel, Françoise Nyssen propose de venir l’aider. Marché conclu. Elle arrive au Paradou en février 1979 avec ses enfants et ses chats.  » A Paris, les gens étaient atterrés que je parte vivre dans le Sud sans réel statut. J’étais déconsidérée socialement. Vivre en province, c’est l’opprobre. La vérité, c’est que j’aime foncer, aller de l’avant et plonger.  »

L’aventure est belle.  » Nous étions dans une grange. Il y avait un grand billard sur lequel Hubert, toujours très imaginatif et très créatif, avait posé une planche pour le transformer en table de travail. Nous étions installés tous ensemble. Les gens me demandent souvent comment nous avons fait, mais c’est très simple : notre seul capital, c’était le capital-travail.  » Etant donné sa formation scientifique, son père lui fait une confiance aveugle et lui confie les clés de la gestion de la maison.  » Je ne connaissais pas le monde de l’entreprise, je ne savais pas lire un bilan. Auprès de Christine et de l’expert-comptable, j’ai appris à prendre en main notre petite entreprise. Je m’occupais de tout ce qui concernait l’économie et des finances – pas par goût, mais parce qu’il fallait le faire.  » Actes Sud innove avec un format de livre inédit, susceptible d’être mis dans la poche, et un papier de qualité écru.  » Mon père disait de notre métier qu’il recouvrait tout ce qui se passe entre le manuscrit et le livre entre les mains du lecteur, et j’étais portée par ça.  » Elle s’investit dans les relations avec les libraires, les foires du livre… Après dix ans de travail acharné, les premiers succès font décoller la marque, dont les plus célèbres proviennent de deux auteurs boudés dans leur pays d’origine : l’Américain Paul Auster et la Russe Nina Berberova.

Quarante ans plus tard, Actes Sud est devenu un géant aux côtés de Gallimard, Grasset ou Seuil, qui truste les prix littéraires depuis le premier Goncourt décroché par Laurent Gaudé pour Le Soleil des Scorta en 2004. La maison occupe aujourd’hui plus de 350 employés, à Arles et à Paris.  » Mais rien n’est acquis, ponctue Françoise Nyssen. Nous avons du plaisir à raconter cette belle aventure mais nous devons continuer à porter cette maison à bout de bras. Car le contexte n’est pas simple : les écrans ont fait florès, ils accaparent beaucoup d’attention et d’argent dans le budget. Heureusement, en France, grâce à la loi Lang, un réseau de libraires a été maintenu dans tout le pays, mais la librairie indépendante a souffert et il y a un problème d’accès aux livres. La production est plus importante, c’est réjouissant parce que c’est un signe de créativité, mais ça éparpille un peu plus encore les moyens. Sans oublier ce phénomène de best-sellerisation…  »

Elle s’inquiète du climat ambiant :  » Regardez le brouhaha médiatique autour du livre de Yann Moix : c’est regrettable ! Soit le livre est intéressant sur le plan littéraire, soit il ne l’est pas, le reste, on n’en a rien à faire. Récemment, une journaliste de Médiapart a fait un article pour épingler le fait que Siri Hustvedt évoque dans son dernier roman, Souvenirs de l’avenir(NDLR : paru chez Actes Sud), la possibilité que Marcel Duchamp a volé l’idée de son urinoir (NDLR : Fontaine , 1917) à une baronne allemande. « Cette pseudo-révélation mérite une enquête, car même un roman doit se soucier de la vérité », soulignait la journaliste. Mais c’est monstrueux : alors, où est le roman ? On va donc jusque-là dans cette société de normalisation à tout prix ? Ça me stupéfie. Que cela soulève une polémique, que la journaliste se pose la question, soit, mais de là à critiquer le fait de l’écrire… C’est insensé. Gardons à la littérature son statut de fiction.  »

ÉPISODE 3 – Son engagement pour Arles

En 1982, la rencontre avec son mari actuel, Jean-Paul Capitani, enracine davantage encore l’engagement de Françoise Nyssen dans sa région d’accueil.  » Un jour de printemps, un des coopérateurs (NDLR : d’Actes Sud) arrive, accompagné de Jean-Paul. Il était en train d’aménager un immeuble familial à Arles, au bord du Rhône, en un ensemble cinéma/librairie/restaurant. Il avait entendu parler de notre maison et il allait imaginer que nous allions peut-être pouvoir le conseiller.  » Lui aussi se heurte à des résistances :  » Il se trouve confronté – ce qui malheureusement arrive souvent quand on veut créer quelque chose dans ce pays – aux réactions des autres libraires de la région, qui affirment qu’une librairie à Arles, ça ne marchera jamais.  » Entre Françoise et Jean-Paul, c’est le coup de foudre. Une librairie ? C’est son rêve d’enfance. Sa réaction fuse :  » On va le faire ensemble !  » Depuis, tous deux sont devenus inséparables et dirigent ensemble Actes Sud.

Jean-Paul Capitani propose d’installer l’éditeur à l’étage de la librairie. On y trouve un cinéma, un hammam et bientôt une ancienne chapelle reconvertie en salle de concerts et d’expositions. Cette dynamique contribue à faire d’Arles un pôle culturel important, avec les Rencontres internationales de la culture et la Fondation Luma de la Suissesse Maja Hoffmann, cohéritière des laboratoires pharmaceutiques Roche. Ce sont autant de phares dans une ville à la situation socio-économique précaire. L’une des dernières à être dirigée par un maire communiste, Hervé Schiavetti, au pouvoir depuis 2001, mais qui ne se représentera plus en mars 2020. Sa succession attire bien des appétits, dont celui de l’ancien président de France Télévisions, Patrick de Carolis. Françoise Nyssen n’est-elle pas tentée ?  » Non. Peut-être si j’avais été plus jeune. Mais sachant désormais la défiance qui prévaut en France à l’égard des dirigeants, je préfère déployer mon énergie ailleurs…  »

En 1992, à Arles, avec son père Hubert, le fondateur d'Actes Sud.
En 1992, à Arles, avec son père Hubert, le fondateur d’Actes Sud.© Louis MONIER/getty images

ÉPISODE 4 – Son engagement pour une école alternative

En 2012, la belle histoire de Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani est assombrie par le suicide de leur fils Antoine, 18 ans. Antoine…  » Un être exceptionnel, solaire, rare, qui a un jour déboulé dans notre vie, écrit-elle dans son livre. Quand je dis déboulé, c’est vraiment ça. C’était mon troisième accouchement, il a duré deux secondes, c’était ahurissant : il est sorti comme une fusée, un bras en avant, ses cheveux dressés sur la tête. […] Il avait un caractère particulier, il avançait droit devant lui, il n’écoutait personne, il était presque hors-sol depuis sa naissance.  » Le petit dernier de la famille est un être hypersensible, doté d’une intelligence hors norme et inadapté face à ce monde dans lequel il lui est difficile de vivre.  » Il avait une détermination forte – et, d’ailleurs, le fait d’en finir avec la vie à 18 ans en était aussi la preuve.  » Le suicide d’Antoine change à jamais le regard de Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani sur la vie et sur sa raison d’être :  » Sa mort nous a transformés. Nous sommes encore plus déterminés à faire notre part.  »

Je ne connaissais personne, je ne savais pas comment ça se passait.

Dans son bureau, quatre dessins d’Antoine illuminent le mur de leur étonnante singularité.  » Son départ fut une tristesse immense et ce n’est pas parce que les années avancent que c’est moins triste, je peux vous le dire, confie-t-elle. Mais nous avons transformé ce chagrin. Antoine est là, il nous inspire à chaque instant, il nous pousse à continuer les choses… Nous avons tous notre part de malheur, mais il est important de continuer à avancer sans y plonger le reste de son entourage. Jean-Paul et moi avons envie d’être dignes du souvenir d’Antoine. C’était un être hors du commun.  » La difficulté d’Antoine à vivre comme les autres se traduit, notamment, par de la dyslexie et de la dyspraxie, un écart entre les ordres donnés par le cerveau et le geste. Il est aussi doté d’un éveil au monde sans pareil. A 7 ans, en pleine guerre d’Afghanistan, il lâche :  » Je suis très inquiet, parce que si les Américains continuent à bombarder l’Afghanistan comme ça, ils vont exaspérer Ben Laden et le conflit risque de s’entendre au-delà des frontières.  »

Dans leur combat pour tenter de le maintenir à flot, ses parents se rendent compte de l’inadéquation complète du système scolaire traditionnel à prendre en considération ses différences. Ils se tournent vers un établissement Steiner, puis finissent par trouver une école aux Etats-Unis qui lui convient bien, où l’on valorise son talent pour le dessin. C’est là, pourtant, qu’Antoine décide d’en finir avec la vie.  » Il nous a quittés au moment précis où nous nous disions qu’il était sur la bonne voie « , regrette Françoise Nyssen. A sa famille, il a laissé un mot :  » Peu importe l’endroit où je me trouve, la seule chose qui compte, c’est que vous soyez heureux et que vous fassiez ce que vous aimez.  » Lors de l’hommage arlésien rendu à leur fils disparu, apparaît soudain cette évidence : ils vont créer une école pour aider ceux, qui comme Antoine, se sentent emprisonnés dans les codes de notre société. Son nom : le Domaine du possible. Sa philosophie s’inspire de Montaigne :  » Eduquer, ce n’est pas remplir le chaudron, mais allumer le feu en dessous.  » L’établissement, situé dans une ferme de 120 hectares, favorise une relation forte avec la nature (agroécologie, cheval…) et les arts (littérature, musique, danse…).  » Cette école est une transmission pour les générations futures, au nom d’Antoine, enchaîne-t-elle. Je pense sincèrement qu’on ne peut pas développer une entreprise pour du profit, mais pour des valeurs, un objet, une vision du monde…  » Elle insiste sur ce mot :  » C’est un écosystème.  »

ÉPISODE 5 – Son engagement pour la culture en France

Il était sans doute écrit que la vision de Françoise Nyssen inspirerait jusqu’au sommet de l’Etat. En mai 2017, elle devient ministre.  » Le lundi 15, le président Emmanuel Macron m’a appelée et a demandé de me rencontrer le lendemain. Le mardi 16, il m’a proposé d’être ministre de la Culture. Lorsqu’on vous demande soudainement de porter des responsabilités pour la France, c’est vertigineux.  » Elle lui dit  » non  » à plusieurs reprises en raison de son manque de connaissance des institutions et des codes de la politique. Mais, au fond d’elle, une petite mélodie fredonne :  » Toute mon existence était en accord avec la politique qu’il entendait mener.  » Elle finit par se dire qu’elle n’a  » pas le droit de refuser « . Sa dernière hésitation concerne le manque de mesures en faveur de l’écologie. Comme par hasard, à Matignon, elle rencontre Nicolas Hulot qui lui confirme son désir d’y aller. C’est l’instant décisif. Elle dit  » oui  » à Macron,  » terrorisée, mais avec détermination « . Le président lui répond :  » Le trac accompagne le talent, je vous nomme demain.  »

Françoise Nyssen tiendra le cap jusqu’au remaniement du 16 octobre 2018. Une expérience riche et douloureuse à la fois.  » Après dix-sept mois, je sais désormais qu’avoir des convictions et être enthousiaste ne peut suffire, écrit-elle. Il est intéressant et pertinent de choisir des ministres qui viennent de la société civile, mais il faut les accompagner un minimum.  » Elle reconnaît qu’elle n’était pas suffisamment préparée à cet exercice.  » C’était abyssal. Le noir absolu.  » Constituer une équipe ?  » Je ne connaissais personne, je ne savais pas comment ça se passait.  » La réduction de l’équipe de ses conseillers au profit de l’administration est une belle idée, mais ses collaborateurs sont  » vite submergés « , avoue-t-elle. Dans son livre, elle s’en prend par ailleurs à des acteurs du monde culturel, à des représentants de la presse, aux énarques et au Premier ministre français, Edouard Philippe. Tous seraient prisonniers du système, jusqu’à oublier  » l’urgence de l’essentiel « . Seul  » l’attachement sincère  » d’Emmanuel Macron résiste encore à une certaine forme de déception.

Durant ses dix-sept mois, Françoise Nyssen priorise l’éducation artistique et culturelle, l’accès à la culture pour permettre l’émancipation et la responsabilisation des citoyens… C’est une façon d’apaiser notre société qui en a grand besoin :  » Quand on n’a pas la culture, quand on n’a pas les mots, que fait-on ? On jette des pierres sur les voitures, on reste devant son écran…  » Trop souvent, la culture est oubliée dans les priorités du politique.  » Si j’étais plus jeune et qu’on me donnait d’une manière ou d’une autre la possibilité de recommencer, je tirerais de cette expérience d’être plus incisive, plus déterminée. Je savais que les avis angoissés de son entourage ne sont pas représentatifs de ce que pense le président. Un jour, je me suis aperçue que certaines notes que je lui avais écrites ne lui étaient jamais parvenues.  » Elle aurait pu contacter directement Emmanuel Macron.  » Mais c’était délicat. Lorsqu’on est ministre, c’est avec le Premier ministre qu’on doit travailler. Malheureusement, je n’ai pas senti de grandes disponibilités à Matignon à l’égard de la culture.  »

Elle tape sur le clou :  » Je n’avais pas imaginé – c’est pure lacune de ma part – que mon interlocuteur serait le Premier ministre, dit-elle avec le recul. Or, il se fait qu’on ne partageait pas la même vue sur ces questions. Pourtant, il n’y a plus de critiques au sujet de ce que j’ai fait, que ce soit le Pass culture, la réforme de l’audiovisuel. Mon successeur est en train d’en récolter les fruits. Le Premier ministre voulait un homme, et politique, à ma place, voilà la raison principale de mon départ. Il avait depuis le début un candidat à lui, Franck Riester, qui m’a succédé. Il est gentil et je m’entends bien avec lui. Et il est certainement motivé. Mais c’est aussi parce qu’il représentait un poids politique, très clairement. Je n’ai d’ailleurs pas eu de retour du Premier ministre à mon livre. Par contre, j’ai reçu une gentille lettre du président et je déjeune bientôt avec sa femme…  »

De retour sur ses terres, Françoise Nyssen a le sentiment décuplé que l’art est une réponse essentielle aux maux de notre époque, gangrenée par les populistes.  » Le ministère de la Culture vient de disparaître au Brésil, s’alarme-t-elle. Aux Etats-Unis, il n’y a pas de ministre de la Culture. C’est inquiétant. Je suis obsédée par le fait que, dans ces temps de révolte naissante, on n’entende rien sur la culture. Le fondateur de l’Europe disait que, s’il fallait tout reprendre à zéro, il ferait d’abord l’Europe de la culture. Si nous avons vécu plus de septante ans sans guerre, c’est grâce à l’Europe du dialogue, à la culture partagée… Le plaisir d’aller vers l’autre, d’être curieux de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de son patrimoine, de sa manière de vivre, c’est tout ça la culture !  » Et c’est, aussi, le moteur des livres.

En accord avec le président Macron, beaucoup moins avec le Premier ministre Edouard Philippe.
En accord avec le président Macron, beaucoup moins avec le Premier ministre Edouard Philippe.© Christian Liewig/photo news

ÉPISODE 6 – Son engagement pour le vivant

Après quelques mois passés à panser les plaies de cette guerre politique, voici le temps d’un nouveau combat. Au départ d’Actes Sud, sa maison, sa famille.  » Les livres disent le monde et notre rapport au monde, souligne Françoise Nyssen. Etre éditeur, pour moi, c’est un engagement.  » Les livres aident à concevoir le monde et à le transformer. L’éditeur a notamment créé, avec l’ONG Colibris, une collection appelée Domaine du possible qui creuse le sillon d’une réflexion au sujet d’un avenir plus viable pour la planète. Elle est dirigée par Cyril Dion, dont le documentaire à succès Demain a su saisir, en 2015, l’air du temps écologique.  »

Chaque canicule, chaque catastrophe mesure l’urgence absolue dans laquelle la planète se trouve.  » C’est pour ça que nous lancerons en avril prochain un grand événement à Arles, baptisé Agir pour le vivant, s’enthousiasme-t-elle. Aujourd’hui, la terre brûle, on en sait les causes et les conséquences, la biodiversité s’étiole, les inégalités se creusent, la situation des femmes est catastrophique dans certaines régions du monde, les extrémismes montent, les peuples se déchirent… Ça veut dire qu’il faut changer de paradigme, aller vers une société beaucoup plus respectueuse du vivant dans tous ses aspects. Tout se passerait mieux si on avait une alimentation plus respectueuse, avec moins d’intrants chimiques. Ça induirait des sols plus riches, une meilleure santé, une meilleure capacité d’apprentissage, plus de confiance en soi, une école plus soucieuse de l’éveil au sensible et à la culture, moins de désespérance et d’agressivité rentrée parce qu’il existerait la possibilité de l’exprimer à travers l’art. Tout est lié ! On passe d’une société de l’extraction et de la consommation à tout crin à une société du lien. C’est ma conviction profonde : il n’y a que par la coopération et l’intelligence collective qu’on va s’en sortir.  »

Au dehors, Arles prépare sa traditionnelle Feria du riz. Françoise Nyssen boucle ses valises pour Montréal. Elle poursuit son travail, d’arrache-pied. En doutant, toujours, pour mieux s’engager. Souvent, elle pense aux derniers mots d’un livre de Jérôme Ferrari, Le Principe (Actes Sud, 2015) consacré au principe d’incertitude de Werner Heisenberg, au coeur de la mécanique quantique, un des préceptes qu’elle chérit par-dessus tout :  » Tant que ça ne nous empêche pas de regarder la beauté d’un lac ou d’un paysage…  » Ce devoir de bonheur, c’est l’essence même du message laissé par Antoine.

(1) Plaisir et nécessité, par Françoise Nyssen, éd. Stock, 335 p.

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