Un camion de guerre électronique russe Krasukha 4 peut brouiller des signaux jusqu'à 300 kilomètres à la ronde. Il a été déployé en Syrie. © d. sorokin/tass via getty images

La dépendance aux satellites de navigation, une vulnérabilité nouvelle et inquiétante

Le Vif

Armées, transports, transactions financières : les sociétés comme les Etats sont de plus en plus dépendants des satellites de navigation.

Ces dernières années, un curieux brouillard d’ondes entoure les déplacements de Vladimir Poutine. Le 15 septembre 2016, le président russe est venu visiter l’avancée des travaux du pont reliant la péninsule de Taman, dans le sud de la Russie, à la presqu’île ukrainienne de Kertch, en Crimée, annexée en 2014. Il est revenu le 15 mai 2018, afin d’inaugurer cet ouvrage gigantesque au volant d’un gros camion de chantier. Comme par hasard, ces deux jours-là, les bateaux naviguant à proximité du pont ont connu des problèmes de GPS. Leurs coordonnées, soudain, étaient fausses. D’autres erreurs de géolocalisation ont été repérées en mer Noire, mais aussi près des ports de Vladivostok, à l’est, ou encore d’Arkhangelsk, dans le nord du pays. Chaque fois, ces perturbations ont coïncidé avec la présence du chef de l’Etat russe.

Dans le jargon spatial, ces  » erreurs  » de positionnement sont le résultat d’un spoofing (usurpation) du signal GPS. Concrètement, un appareil, utilisant une fréquence proche,  » remplace  » le satellite afin de leurrer le récepteur de navigation avec de mauvaises informations. Le signal peut aussi être complètement brouillé, par un effet de jamming (saturation). Une étude très détaillée du Center for Advanced Defense Studies (C4ADS), un centre d’analyse américain (1), a recensé pas moins de 9 883 cas d’usurpation de la part des Russes, entre 2016 et 2018.  » La Russie joue un rôle pionnier dans ce domaine « , écrivent les rapporteurs. Ils révèlent que des bulles électromagnétiques protègent le Kremlin, à Moscou, mais aussi des datchas d’oligarques, les infrastructures d’importance stratégique ou encore la base militaire russe de Hmeimim, en Syrie.

La guerre électronique constitue, de très longue date, une force de l’armée russe.  » Celui qui maîtrise la totalité du spectre électromagnétique dominera le monde « , affirmait, pendant la guerre froide, l’amiral soviétique Sergueï Gorchkov. La Russie l’a remise au goût du jour en Ukraine, en 2014, et surtout en Syrie, depuis 2016. Depuis cette époque, les navires occidentaux croisant en Méditerranée orientale ne cessent de signaler un environnement électromagnétique dégradé, voire  » agressif « .  » La Syrie sert de banc de test pour de nouveaux matériels « , souligne le C4ADS. Moscou y a notamment déployé ses missiles de défense aérienne dernier cri.

Au moins un camion de guerre électronique Krasukha 4 a aussi été aperçu sur le sol syrien. Ses grosses antennes peuvent brouiller toutes sortes de signaux jusqu’à 300 kilomètres à la ronde.  » Ce type de système s’inscrit dans un vaste ensemble de matériels qui visent à interdire à un adversaire d’accéder à une zone et, s’il y parvient, à l’empêcher d’y manoeuvrer comme il le souhaite, souligne Etienne Daum, manager à la Compagnie européenne d’intelligence stratégique. Ce déni d’accès s’étend au spectre électromagnétique.  » Julien Nocetti, de l’Institut français des relations internationales, précise :  » Dans leur doctrine, les Russes associent désormais le brouillage à des moyens « cyber », qui peuvent être défensifs et offensifs.  » La Norvège et la Finlande ont fait les frais, il y a peu, de ces interférences. En octobre 2018, ces deux pays ont constaté que les signaux GPS avaient été brouillés dans la zone où se déroulaient, côté norvégien, d’importantes manoeuvres de l’Otan. Le transport aérien de la région a été perturbé.  » Nous estimons que l’activité était directement liée à l’exercice et qu’elle a probablement été menée avec l’intention d’influencer l’usage, par les Norvégiens et leurs alliés, de l’espace aérien pendant l’exercice « , a dénoncé le patron des services de renseignement de ce pays. Oslo a protesté auprès de Moscou, qui nie en être à l’origine.

La dépendance aux satellites de navigation, une vulnérabilité nouvelle et inquiétante

Parades technologiques

Les Russes ne sont pas les seuls à avoir utilisé ce savoir-faire. En 2012 et en 2016, la Corée du Sud avait accusé son voisin du Nord d’avoir brouillé son signal. Pour les armées occidentales, la nouvelle guerre du GPS en Syrie a joué un rôle de révélateur. Celle-ci est devenue une préoccupation majeure, car les militaires se servent de plus en plus des signaux transmis depuis l’espace pour positionner leurs avions, leurs blindés ou leurs navires et améliorer la précision des systèmes d’armes. Ces appareils peuvent manoeuvrer sans ces liaisons, grâce à un dispositif autonome, une  » centrale inertielle « . Les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, en particulier, s’en affranchissent. Toutefois, le GPS apporte une précieuse aide au combat.  » Il a changé notre façon de fonctionner, témoigne un officier dans l’artillerie, une arme qui exige des calculs très précis. Grâce à lui, on connaît instantanément notre position et celle de l’ennemi. Ce qui nous permet de tirer un obus en quelques minutes. On pourra toujours faire autrement, mais cela prendra beaucoup plus de temps.  »

Face à cette vulnérabilité, les militaires sont obligés de s’entraîner de plus en plus à se passer… du GPS. Les soldats réapprennent à se déplacer avec une carte et une boussole, les marins, à se diriger grâce aux étoiles et au sextant. Un comble à l’heure de la numérisation de l’espace de bataille !

Les parades restent néanmoins technologiques. La qualité du signal et, surtout, sa fiabilité sont essentielles. D’où le programme Omega, lancé en France, en mai dernier, par la ministre des Armées, Florence Parly. A partir de 2024, un petit boîtier sera progressivement installé sur les grandes  » plateformes  » – porte-avions Charles-de-Gaulle, chasseurs Rafale et autres blindés -, afin qu’elles se connectent au meilleur signal venant soit du futur code M du GPS rénové, soit de la liaison sécurisée PRS de Galileo, réservée aux usages gouvernementaux.  » Nos systèmes ne dépendront plus d’une seule constellation de satellites, mais de deux, indique-t-on dans l’entourage de la ministre française. Brouiller un système crypté est compliqué, en brouiller deux est impossible.  » Le groupe Safran Electronics & Defense vient de signer avec la société Orolia un partenariat afin de développer des solutions dans des environnements dépourvus de GPS (souterrains, jungles…) ou sur des théâtres où la falsification du signal constitue désormais une menace.

Pour les Etats, les liaisons de données par satellite sont des armes stratégiques et souveraines. Après les attentats du 11 septembre 2001, les Américains ont aussitôt dégradé la précision de leur GPS, passée d’une dizaine de mètres à plusieurs centaines. A l’époque, les Etats-Unis possédaient le seul système existant. Dans les années 1990, il était réservé à l’US Army. Aujourd’hui, quatre constellations coexistent dans l’espace : le GPS américain, le Glonass russe, le Beidou chinois et le Galileo européen. Les services initiaux de celui-ci, opérationnels depuis 2016, offrent une précision supérieure à celle de son concurrent américain ; plus de 700 millions d’appareils les utilisent déjà.

Nos sociétés sont de plus en plus dépendantes de cette technologie, en raison de ses fonctions de positionnement, de navigation, mais aussi de synchronisation ou de timing. Le signal joue le rôle d’horloge universelle dans les transactions bancaires. Il sert à la téléphonie mobile, à Internet, à la radiodiffusion, au guidage des machines agricoles… Le secteur des transports, notamment aériens, l’utilise depuis longtemps. Or, survoler le Moyen-Orient est devenu un problème en raison du brouillage russe. Il est tellement puissant – 500 fois plus fort que le signal normal, selon C4ADS – qu’il déborde largement de la zone de conflit syrienne. Depuis trois semaines, l’aéroport de Tel-Aviv rencontre des perturbations que les médias israéliens imputent aux activités militaires russes.

La multiplication des petits brouilleurs civils est un autre motif d’inquiétude. En 2018, les pilotes de 60 compagnies européennes ont rapporté plusieurs centaines de pertes partielles ou complètes de signal, en majorité lors de la phase de mise en route. L’année précédente, en avril 2017, à Nantes, dans l’ouest de la France, plusieurs avions de ligne n’ont pas pu décoller en raison d’un brouilleur resté allumé sur la prise allume-cigare d’un véhicule garé sur le parking de l’aéroport. Son propriétaire, qui ne voulait pas être  » tracé  » par son employeur, a été condamné par la justice. En mars dernier, un cas similaire s’est produit à l’aéroport Lyon-Saint-Exupéry.

La dépendance aux satellites de navigation, une vulnérabilité nouvelle et inquiétante

Vols civils perturbés

En France, pourtant, l’usage de ces appareils est bel et bien illégal. Mais il est facile de s’en procurer, pour une poignée d’euros, sur des sites Internet chinois ou américains. Ils peuvent perturber un avion volant à 2 000 mètres d’altitude.  » En cas de brouillage, les contrôleurs aériens et les pilotes gardent la faculté de reprendre le contrôle, tempère Benoît Roturier, directeur du programme GNSS à la Direction générale de l’aviation civile française (DGAC). Dans les cas extrêmes, ils peuvent remettre les gaz ou se dérouter. La sécurité des vols n’en est pas affectée, mais cela peut gêner la régularité du trafic et avoir des conséquences considérables sur l’économie du secteur si le GPS n’était plus utilisable sur une large zone pendant plusieurs jours.  »

D’autant qu’en 2030, la navigation par satellite deviendra la norme de l’aviation civile en Europe. Problème : les avions sont, à ce jour, uniquement équipés de récepteurs GPS, donc américains. La France pousse la Commission européenne à accélérer la mise en place des services de Galileo dans ce secteur stratégique.  » Il en va de l’autonomie de l’Europe « , souligne Benoît Roturier. La guerre de la navigation par satellite est aussi économique.

Par Romain Rosso.

(1) Above us only stars, par le C4ADS, avec l’université du Texas et la société Palantir.

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