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Franz-Olivier Giesbert: « Contre l’extrémisme, il faut toujours mettre de l’huile sur le feu »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pourquoi tant de juifs allemands n’ont-ils pas perçu l’horreur de la Shoah qui pointait derrière la montée du nazisme ? Le journaliste et éditorialiste français tente d’y répondre dans son impressionnante et effrayante saga Le Schmock. Un roman qui s’inscrit en miroir d’une montée très actuelle de la haine antisémite et raciste.

Comment expliquer que certains juifs allemands aient repoussé aussi longtemps leur départ du pays alors que des signes de plus en plus clairs apparaissaient de ce qu’allait être la Shoah ?

C’est une des grandes interrogations que l’on peut avoir sur cette période. Les faits sont là : 520 000 juifs vivent en Allemagne quand Hitler arrive au pouvoir et seuls 37 000 quittent le pays. Or, on sait ce qu’Hitler a comme projet. Ou plutôt, on le sait si on cherche un peu. Je cite cet exemple dans mon roman : Mein Kampf (NDLR : Mon combat , le livre programmatique qu’Hitler écrit en 1924-1925) n’a pas été un succès à sa sortie. Il n’a commencé à se vendre que quand Hitler est devenu chancelier et qu’il l’a fait acheter de force par des millions d’Allemands. A ce moment-là, au moins, l’ouvrage aurait dû intéresser les revues juives. Or, il n’a donné lieu qu’à une seule recension, reprise du reste d’un autre journal. Pourquoi ? Parce que prévalaient un déni de voir, un mélange de nonchalance et d’indolence, avec l’idée que, de toute façon, les choses allaient s’arranger. Beaucoup pouvaient affirmer à l’époque, comme on l’entend aujourd’hui sur d’autres sujets, qu’il ne faut pas mettre de l’huile sur le feu. Mon roman affirme au contraire qu’il faut toujours mettre de l’huile sur le feu…

Je peine à penser que le genre humain est bon.

Un de vos personnages, Helmut Weinberger, dit précisément que « la situation est assez critique pour ne pas l’exagérer ». Vous vous inscrivez en faux contre cette position ?

Ce sont mes personnages qui parlent. Le Schmock n’est ni une thèse, ni un essai. Quand vous écrivez un roman, vous êtes prisonnier des personnages. D’une certaine façon, ils font le livre. Je me perçois comme un artisan, sur son établi, en train de touiller différents ingrédients et d’arriver à ce que le roman se lise aisément, que l’histoire donne envie de tourner les pages, d’en connaître la suite… Je ne pense pas nécessairement ce que mon personnage dit. En l’occurrence, il va s’avérer qu’Helmut Weinberger avait tort. Mais sa prise de position reflète l’état d’esprit de beaucoup de personnes à cette époque. Elles pensaient que la situation n’était pas grave, qu’Hitler était un pauvre con, que, de toute façon, il n’arriverait pas à accéder au pouvoir et quand il l’a conquis, qu’il ne ferait jamais tout ce qu’il avait dit, etc… La réalité est qu’Hitler était peut-être con mais qu’il a développé une forme de génie pour prendre le pouvoir, en usant de tous les moyens, la terreur, le putsch… Quand il devient chancelier après la mort d’Hindenburg (NDLR : président du Reich de mai 1925 à août 1934), il montre des capacités extraordinaires à la violence et à l’action rapide… A la limite, personne n’a le temps de se rendre compte qu’il prend le pouvoir.

Rassemblement de partis d'extrême droite à Milan à quelques jours des élections européennes : Franz-Olivier Giesbert redoute la montée des haines et des ressentiments partout en Europe.
Rassemblement de partis d’extrême droite à Milan à quelques jours des élections européennes : Franz-Olivier Giesbert redoute la montée des haines et des ressentiments partout en Europe.© NICOLA MARFISI/BELGAIMAGE

Quel message avez-vous voulu transmettre en faisant se chevaucher les parcours de Harald, l’Allemand nazi, et d’Elie, l’Allemand juif ?

Quand j’écris un roman, je ne pense pas à un message. J’ai envie de comprendre. Et après, c’est au lecteur d’interpréter. Avec des essais politiques, on véhicule des idées. Là, je transmets des sensations, des sentiments. Je donne envie de lire. J’essaye de secouer, d’intéresser le lecteur. Le lecteur est pour moi une sorte de partenaire. Je n’ai pas écrit Le Schmock pour répondre à une actualité. La conception du livre date de plusieurs années, à une époque où l’actualité n’était pas dominée par les mêmes thèmes qu’aujourd’hui. Cela étant, il est logique que l’on m’interroge par rapport au présent. La vigilance s’impose. La bête, antisémite, raciste, est toujours là. Elle est vivante. La haine est aujourd’hui un sentiment répandu partout en Europe.

La période actuelle vous remémore-t-elle l’avant-Seconde Guerre mondiale ou les contextes vous semblent-ils différents ?

Je perçois effectivement beaucoup de haine et de ressentiment. Un sentiment de déclin est martelé tous les jours en Occident, en miroir – ce qui n’existait pas dans les années 1930 – de l’incroyable succès chinois ou indien. Cela n’aide pas. La principale différence avec l’avant-Seconde Guerre mondiale est l’absence de très grande crise économique. Celle de 1929 a joué un rôle dans le déclenchement du conflit, conjuguée à l’échec des Allemands lors de la Grande Guerre et aux réparations excessives imposées à l’Allemagne lors du Traité de Versailles. Ce harcèlement a favorisé le nationalisme. Nous ne sommes pas confrontés à semblable contexte aujourd’hui, même si nous devons faire face de temps en temps à des crises économiques. Que se passera-t-il lors de la prochaine qui surviendra inéluctablement ? Je l’ignore… Des bulles éclatent à Wall Street ou ailleurs. Et on se retrouve Gros-Jean comme devant. C’est notre histoire depuis que le capitalisme existe.

Aujourd’hui, la montée des haines et des ressentiments fait peur.

Parmi vos personnages, les femmes sont les plus enclines à critiquer Hitler et le nazisme quand ils commencent à s’imposer…

Je n’ai pas mené d’études sociologiques. Mon sentiment est que les femmes tendent à être plus réalistes et moins nonchalantes que les hommes. Peut-être cela explique-t-il que ce sont elles qui, les premières, ont tiré la sonnette d’alarme, à l’image d’Elsa. Dans l’Allemagne nazie, il y a eu, à tous les coins de rue, des héroïnes absolument formidables. Elles ont joué un rôle dans la résistance allemande. Or, la résistance contre le nazisme nécessitait une détermination exceptionnelle, tant les représailles étaient terribles.

Pourquoi avoir choisi la forme romancée pour parler du nazisme et de la Shoah ? Humaniser les acteurs de l’inhumain, n’est-ce pas prendre un risque de ne pas être compris ?

Non, parce que je trouve que le roman est le genre supérieur. Grâce au roman, vous pouvez tout dire, même des choses contradictoires. Les personnages ne sont pas moi. Je vais de l’un à l’autre même s’ils sont un peu tous mes enfants, même si j’en aime plus que d’autres. Un romancier n’est pas dans la réalité. Mais je suis dans la réalité historique. Quand le personnage d’Hitler parle dans mon roman, il dit des choses que le vrai Hitler disait. Le secret de ce genre de livres est que la documentation ne se voit pas… Ensuite, que vous ayez interprété certaines passages de telle façon, rien de plus normal. Le lecteur s’approprie le livre, le réécrit et en raconte un que l’écrivain n’a pas toujours le sentiment d’avoir écrit. Je l’accepte. J’écris pour intéresser le lecteur. Je ne conçois pas les romans sans histoire. Je veux être lu. Je n’ai pas d’autre ambition.

Le Schmock, par Franz-Olivier Giesbert, Gallimard, 416 p.
Le Schmock, par Franz-Olivier Giesbert, Gallimard, 416 p.

Quittant un instant le récit romancé, vous évoquez dans votre livre « la petite musique nazie qui monte des beaux salons, des mosquées et des bouches de métro ». Croyez-vous qu’il y ait « plein d’Hitler partout aujourd’hui » ?

Oui.

Cela vous fait-il peur ?

Non. Il faut vivre avec. Cela oblige à la vigilance. Je perçois ce sentiment quand je suis dans le métro. Je regarde les gens et je me dis qu’il y a forcément quelqu’un qui n’est pas nécessairement un Hitler mais plutôt un Himmler (NDLR : ministre de l’Intérieur du Reich, chargé de mettre en oeuvre la Shoah), c’est-à-dire une personne qui est apparemment normale mais qui, par lâcheté, par couardise, peut aller jusqu’au bout de l’abjection. Je peine à penser que le genre humain est bon. Sur ce point de vue et d’autres, je ne suis pas très optimiste.

Un de vos personnages, Karl Gottsahl, croit qu’il pourra biaiser avec les nazis. Face aux extrémistes, peut-on louvoyer ou faut-il obligatoirement les affronter ?

Karl Gottsahl est un Allemand de tradition, respectable, très cultivé. Son erreur est de penser que les nazis ne vont pas tenir sur la durée, qu’ils ne sont pas au niveau. Dans son esprit, c’est la culture qui va gagner. Mais non, avec Hitler, c’est le bas de plafond, la violence, la terreur absolue… qui l’emportent. Aujourd’hui, la montée des haines et des ressentiments fait peur. Il suffit d’observer les réseaux sociaux. C’est incroyable.

« La presse transforme les victimes en bourreaux », écrivez-vous. En faites-vous une règle générale ?

Je n’ai jamais été tendre pour la presse. Je ne le serai jamais. En même temps, je suis journaliste et j’adore ce métier. Mais je trouve qu’on le pratique mal. Beaucoup de confrères se gargarisent d’investigations alors qu’ils se contentent de recopier des procès-verbaux qui leur sont apportés par des magistrats. D’autres pensent que le métier consiste à suivre le courant. J’ai toujours pratiqué le journalisme à contre-courant. Nous avons une presse moutonnière comme elle ne l’a jamais été. Je ne suis cependant pas en guerre contre le journalisme. Je pense simplement qu’il faut que la corporation accepte toutes les critiques. Nous n’exerçons pas ce devoir d’humilité. Peut-être parce que notre métier est dans l’éphémère, nous nous croyons parfois sortis de la cuisse de Jupiter et nous n’écoutons pas les lecteurs.

Le Schmock, par Franz-Olivier Giesbert, Gallimard, 416 p.

Bio express

1949 : Naissance le 18 janvier à Wilmington (Etats-Unis).

Début des années 1970 : Journaliste au service politique de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur.

1985 : Directeur de rédaction du Nouvel Observateur.

1988 : Directeur des rédactions du quotidien Le Figaro.

2000 : Directeur de l’hebdomadaire Le Point.

2004 : Publie le roman L’Américain.

2006 : Publie l’essai politique La Stragédie du président, scènes de la vie politique 1986-2006.

2017 : Directeur éditorial du quotidien La Provence.

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