Guernica, Pablo Picasso, 1937 (349,3 cm× 776,6 cm). © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - MUSEO REINA SOFIA, MADRID - HANNAH ASSOULINE/REPORTERS

Enki Bilal : Big bug theory

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Enki Bilal.

Paris, Saint-Eustache, Les Halles. Un quartier chic où, enfin, l’hiver semble terrassé. Il est 10 heures, les cloches de l’église sonnent tandis qu’Enki Bilal attend dans son atelier, son fief historique, niché au-dessus de deux volées d’un vieil escalier qui colimaçonne. Accueillant, le dessinateur et scénariste nous ouvre la porte d’un bel appartement d’angle, poutres apparentes et parquet qui craque sous les pieds. Un espace imperceptiblement divisé en trois univers : le passé, avec sa vieille table à dessin couverte de feutres et de sciure de gomme ; le présent, où attend un petit salon de velours ; et le futur, où deux grands écrans se disputent l’espace. Tout un symbole pour un artiste connu autant pour  » futuriser  » le présent que pour prophétiser l’avenir.

Septante-cinq mètres carrés de lumière ou s’entassent plus de quarante années de carrière. Face au salon, une belle tête de zèbre est accrochée au mur blanc.  » Mort de sa belle mort. Un cadeau de Belgique, où il a trépassé dans un zoo.  » Se posant dans un petit fauteuil droit, le maître des lieux prévient, voix douce, qu’il ne faut surtout pas mal le prendre mais établir le top 3 de ses oeuvres d’art préférées, c’est comme le questionnaire de Proust ou celui de l’île déserte :  » Ce n’est pas du tout mon truc !  » Bilal ne sera donc pas le  » bon client  » de la saison, plutôt un homme exigeant et fidèle à sa légendaire discrétion. Alors, pour contrer l’aspect  » limitatif et variable d’un choix « , il a privilégié des oeuvres  » évidentes « ,  » inattaquables  » et qui, chacune à sa manière, peuvent prétendre à  » l’immortalité  » !

Lascaux, Trintignant, l’Etoile et la fuite

Lascaux, d’abord. Des fresques qu’il a eu l’extrême privilège d’admirer dans la grotte originale et pas dans la réplique construite tout à côté :  » La première trace artistique de l’homme, c’est un moment d’une très grande émotion qui vous tombe littéralement dessus. Nous étions bouleversés. J’en avais les larmes aux yeux.  » Nous ? Lui et Jean-Louis Trintignant, un ami chez qui il passait quelques jours dans sa maison d’Uzès, mais aussi le seul comédien qu’Enki Bilal a fait jouer dans ses trois films. Un acteur qu’il admire pour ses rôles et pour son physique atypique, sa très grande séduction et la perversion qui émane parfois de son jeu.  » C’est grâce à Marie, sa fille, qu’il a accepté de me recevoir. Et c’est en lui expliquant qu’il devrait se raser la tête pour le rôle que je l’ai gagné. La boule à zéro, il en rêvait depuis qu’il était enfant.  » Le tournage de Bunker Palace Hôtel pouvait commencer et, après quelques hésitations, ce sont finalement les studios de Belgrade qui l’ont accueilli. Belgrade, la ville natale que Bilal a quittée à 10 ans pour immigrer en France. Une grande émotion que ce retour aux sources, d’autant que ces studios l’avaient déjà accueilli enfant : Enki avait 9 ans et jouait comme figurant dans un film à la Jacques Tati, version yougoslave, et pour lequel on avait besoin d’un gamin capable de bien dessiner.

Belgrade et la jeunesse de Bilal, c’est un peu un condensé de l’histoire de l’Europe aussi, celle du rideau de fer et d’une dictature coincée entre le bloc Occident et le géant russe. Résistant et combattant contre les Allemands, avec Tito, le père de Bilal deviendra le tailleur personnel du dictateur après la guerre, sans pour autant s’encarter au Parti communiste. Une situation quelque peu inhabituelle mais qui, au nom de l’amitié nouée entre les deux hommes, ne vaudra jamais de problème à la famille.  » Sans être oppressante, la tension était pourtant présente. D’autant que mon père a fini par fuir le pays pour se réfugier en France, nous laissant ma mère, ma soeur et moi.  » Un  » voyage d’affaires  » qui durera cinq ans avant que papa ne rapatrie sa petite famille à Paris.

Entre les deux, des années d’attentes durant lesquelles  » on fait attention « ,  » on ne parle pas trop  » et on veille à ne pas se faire remarquer. Bilal dessine déjà et joue au football, tellement bien que l’Etoile rouge de Belgrade , le célèbre club, le repère et lui propose d’intégrer l’équipe. Ce que refuse sa mère qui sait le départ imminent. Coincée entre l’Ouest et l’URSS, la situation de la Yougoslavie est complexe, le régime dictatorial déplaisant aux Européens et son refus d’intégrer le bloc communiste engendrant une méfiance vigilante de Moscou. Et lorsque la famille débarque en France, le pays des droits de l’homme est alors en pleine guerre d’indépendance de l’Algérie. Une toile de fond qui, selon Bilal, explique l’omniprésence de la politique dans ses planches. La politique, mais pas seulement : chez Bilal, il y a aussi le temps, la religion et l’environnement, un chapelet de préoccupations qui interrogent plus fondamentalement le  » devenir  » de l’homme.

La Terre, le bug et la pierre

A mi-chemin entre l’environnement et le futur, ce cliché de la Terre pris en 1968 par la Nasa est son choix numéro deux.  » Cette photo, c’est la première où l’on découvrait la Terre en entier. Un peu comme si les hommes se regardaient dans un miroir pour la première fois. Je reste sidéré que malgré ça, nous ayons mis plus de cinquante ans à prendre conscience de la fragilité de la Terre et de l’humanité.  » Une thématique très présente chez lui, depuis longtemps, mais qu’il aborde plus précisément dans son dernier opus, Bug (éd. Casterman) : premier tome d’une série dont il ne connaît pas encore le nombre d’épisodes, il y figure notre société en 2041 qui, à la suite d’un bug numérique, se retrouve tout à coup paralysée, sans mémoire et incapable de faire face. Une mise en situation de la mutation amorcée selon l’auteur avec les nouvelles technologies mais dont il vante autant les mérites qu’il en dénonce les dangers.

Car Bilal ne fustige pas le monde numérique : incapable de vivre sans son téléphone, il rêve de l’homme augmenté qui partirait en Tesla sur Mars.  » Bug, c’est juste un avertissement sur ce qu’il pourrait advenir si on n’y prend pas garde. Mon propos n’est pas pessimiste, il ne s’agit que de démontrer que derrière le progrès se cachent autant de choses positives que de négatives, à nous donc de les équilibrer.  » Un propos tout en nuances qu’on aurait du mal à entendre :  » Aujourd’hui, c’est pour ou contre, c’est noir ou blanc… Penser de cette manière c’est pourtant comme s’amputer du cerveau. Il ne faut pas bien penser mais penser mieux. A ce titre, la nuance est la pierre angulaire.  »

Le Louvre, Pilote et les musiques

Pour conclure sa sélection, Bilal a élu Guernica. Une oeuvre tout aussi inattaquable qu’emblématique et qui lui rappelle l’anecdote célèbre de ce visiteur allemand interpellant Picasso devant son tableau :  » Je vous reconnais, c’est vous qui avez fait ça !  » en pointant du doigt la gigantesque fresque. Et le maître de répliquer :  » Non, c’est vous !  » Pour Bilal, Guernica a  » du sens  » car, au-delà de son esthétique magnifique, cette toile monumentale dénonce une réalité où politique et histoire s’entremêlent.

C’est lors de son arrivée en France que les tableaux sont entrés dans sa vie. A Belgrade, on était plutôt  » théâtre à l’école  » ou  » cinéma avec maman « . A Paris, ce sera le Louvre en famille, un endroit qui, lui aussi, allie l’histoire, le mystère et la beauté. Avec ses parents, Bilal découvre les maîtres qu’il s’amuse à redessiner, de mémoire, à la maison. En parallèle, il se passionne pour la langue française, les classiques de la littérature et de la bande dessinée, le plaisir des mots et la jubilation d’en utiliser de nouveaux tous les jours. Le gosse d’immigré se met alors à rêver d’allier le dessin à l’écriture sans savoir comment il pourrait en vivre. Plus tard, il intègre l’Académie des beaux-arts où il ne se plaît pas du tout,  » un milieu où la prétention des élèves égale le talent des professeurs « . Heureusement, les résultats d’un concours auquel il a participé, dans le magazine Pilote, arrivent pour l’arracher à ce destin. Il remporte le premier prix, un dessin inspiré de 2001 l’Odyssée de l’Espace, de Stanley Kubrick. Et qui annonçait son univers.  » Pilote fut la chance de ma vie. Grâce à ce concours, j’ai commencé à collaborer avec eux et ma carrière était lancée.  »

L’heure tourne et Enki Bilal, pourtant généreux de son temps, s’excuse avant d’envoyer un petit texto pour retarder son rendez-vous au restaurant. Dernière question, donc. Son art de prédilection ? On devine qu’ici encore, elle lui fera le même effet que de lui demander de se livrer à l’exercice du Renc’art.  » Là, je vais vous étonner mais, sans aucun doute, c’est la musique. Toutes les musiques, en ce compris la musique sacrée.  » Athée hier, agnostique aujourd’hui, né d’une maman catholique et d’un père musulman, l’auteur dessinateur confie que, comme tous ceux qui ont été élevés en dehors de la religion, la spiritualité et le monde religieux l’attirent comme un aimant.  » Ce qui me fascine, c’est qu’alors que nous nous apprêtons à passer nos vacances sur Mars, le religieux n’a jamais pris autant de place. Comme si plus la science avançait, plus nous régressions intellectuellement.  » Avant de conclure sur l’utilité de l’art qui, à ses yeux, ne se résume pas à de la décoration ou à l’envie de faire passer un message. Non,  » l’art est une intuition, une nécessité pour l’artiste et une émotion pour celui qui regarde : tantôt il l’apaise, tantôt il l’électrise.  »

Pablo Picasso (1881 – 1973)

 » Cette peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre, offensif et défensif contre l’ennemi.  » Ainsi Picasso définissait-il Guernica, sa seule peinture d’histoire, réalisée pour le Pavillon républicain lors de l’Exposition universelle de Paris de 1937. Symbole de l’atrocité de la guerre et de la barbarie, cette oeuvre monumentale évoque le bombardement allemand d’une petite ville espagnole, perpétré à la demande du général Franco lors de la guerre civile d’Espagne et qui a décimé la moitié d’une population pourtant totalement désarmée. A la demande expresse de Picasso, qui refusait que l’oeuvre ne foule le sol espagnol tant que Franco était au pouvoir, Guernica n’intègre les collections espagnoles qu’en 1981, après un exil de plus de cinquante ans au MoMa.

Sur le marché de l’art. Pour Guernica, les estampes inspirées ou dérivées se situent à moins de 400 euros. L’originale n’a pas de valeur. C’en est une en soi.

Réplique de la frise des Aurochs, 18 000 av. J.-C., Lascaux, Dordogne.
Réplique de la frise des Aurochs, 18 000 av. J.-C., Lascaux, Dordogne.© PHILIPPE PSAILA/ISOPIX

Grottes de Lascaux (18 000 av. J.-C., Dordogne)

C’est une histoire rocambolesque. Quatre ados partent à la recherche du trésor légendaire des comtes du Périgord, fin d’été 1940. Pas de trace du coffre-fort mais une découverte : une grotte où vient de tomber accidentellement leur chien. Pas bêtes, les gamins (qui viennent d’aborder le paléolithique à l’école) préviennent immédiatement leur prof d’histoire qui, à son tour, prévient Henri Breuil, abbé du coin et surtout spécialiste de la préhistoire. Directement ouverte au public, la grotte sera fermée en 1963 par André Malraux, alors ministre de la Culture, pour sa préservation. Presque vingt ans plus tard, sur le même site, une réplique exacte est ouverte. Si, d’ordinaire, on dessine ou on grave sur les parois, à Lascaux, et c’est là toute sa particularité, l’homme peint ! Un bestiaire de plus de 600 figurants dont les plus courants (cheval, cerf, bouquetins, aurochs…) sont mis à l’avant-plan tandis que les carnivores, plus rares et discrets dans la nature, se tapissent dans le fond de la grotte. Une seule représentation stylisée de l’homme accompagne de nombreux symboles dont le sens reste aujourd’hui une énigme.

Lever de Terre, photo prise par l'astronaute William Anders durant la mission d'Apollo 8 vers la Lune en 1968.
Lever de Terre, photo prise par l’astronaute William Anders durant la mission d’Apollo 8 vers la Lune en 1968.© BELGAIMAGE

La Terre (Nasa, 1968)

Si quelques photos avaient déjà été publiées dès 1946, cette image prise en décembre 1968 lors de la mission Apollo 8 est la première à dévoiler le globe terrestre dans son intégralité. Comme de juste, c’est le versant du continent américain qu’on perçoit sur l’image. Si Apollo 11 éclipsait six mois plus tard le succès de l’expédition numéro 8, celle-ci reste capitale dans la mesure où, pour la première fois, l’homme perçait l’orbite terrestre pour rejoindre celle d’un autre astre : la Lune déjà. De cette expédition, une autre photo très célèbre reste gravée dans les mémoires : Lever de Terre, cliché environnemental considéré comme le plus influent jamais pris et listé par Life Magazine comme l’une des cent photos ayant changé le monde.

Sur le marché de l’art. 1 000 euros en 2006, puis effondrement à 300 euros en 2009 et plus que 250 en 2016. C’est dire si le marché est encore plus capricieux que les cieux !

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