A la suite du Brexit, l'état-major de l'opération Atalante a été transféré du Royaume-Uni à l'Espagne. © SEAN GALLUP/GETTY IMAGES

Défense européenne: « Des « liens étroits » avec les Britanniques ? Au nom de quoi ? »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Les Britanniques n’ont jamais cru dans l’idée d’une défense européenne et le Brexit accroît encore leur dépendance à l’égard des Etats-Unis. Maintenir des  » relations solides  » avec le Royaume-Uni n’a donc pas de sens, estime le chercheur Frédéric Mauro, pour qui il est crucial que l’Union aille de l’avant.

Que penser des appels européens à maintenir, dans le domaine de la défense, des  » relations solides  » avec les Britanniques sortis de l’Union européenne ?

Pour ce qui concerne les relations bilatérales, il n’y a aucune raison de défaire ce qui a été fait. En revanche, pour ce qui est de l’Union européenne, quel sens cela aurait-il de conserver des liens forts avec un pays qui n’a jamais cru dans l’idée d’une défense européenne et a même tout fait pour empêcher son développement ? Jusqu’au dernier moment, Londres a bloqué tout accroissement du budget de l’Agence européenne de défense et des moyens du Centre satellitaire européen. Tout au long de la brève histoire de la défense européenne, les Britanniques se sont tenus à l’écart des initiatives les plus importantes, quand ils ne les ont pas entravées, comme ce fut le cas pour Galileo, projet européen qui irrite tant Washington, car il permet à l’Europe d’être autonome vis-à-vis du GPS américain. Au nom de quoi faudrait-il leur faire une place maintenant ?

L’armée britannique a souffert de son engagement en Afghanistan et en Irak.

C’est pourtant ce que de nombreuses voix suggèrent.

Garder des  » liens étroits  » entre l’Union européenne et les Britanniques serait leur permettre de disposer d’un droit de regard dans les projets capacitaires européens, afin de s’en prévaloir auprès de leur allié américain. En faisant cela, les Européens se tireraient une balle dans le pied. L’initiative la plus prometteuse est le Fonds européen de défense. Cet investissement, qui devrait atteindre une dizaine de milliards d’euros sur sept ans, incite les entreprises européennes à coopérer. Et voilà que des députés européens subissent de fortes pressions américaines pour accorder à des industriels américains un accès à ce fonds. Les Etats-Unis, qui consacrent à leur défense 80 milliards de dollars par an, n’ont que faire de ce montant annuel européen d’1,4 milliard, mais ils voient le FED comme un danger, puisqu’il doit permettre à l’Union de commencer à unifier sa base industrielle et technologique de défense.

L'eurodrone d'Airbus, Dassault et Leonardo.
L’eurodrone d’Airbus, Dassault et Leonardo.© RALF HIRSCHBERGER/BELGAIMAGE

Avec le Brexit, l’Union perdrait 20 à 30 % de ses capacités militaires, selon les spécialistes. Un coup dur ?

On surestime l’importance et la disponibilité des capacités militaires britanniques. Les moyens que Londres a mis à la disposition de l’Union ont toujours été limités. Par ailleurs, la valeur de ces forces n’est plus ce qu’elle était. L’armée britannique a beaucoup souffert de ses années d’engagement en Afghanistan et en Irak. Elle est aussi affaiblie par une logique comptable de rationalisation poussée à l’extrême. Son armée de terre est en sous-effectifs et sa marine peine à recruter. Les sous-marins nucléaires pèsent sur le budget et les porte-avions britanniques risquent de devenir, à terme, de simples porte-hélicoptères, faute d’avions disponibles à mettre dessus. L’entretien des F-35B à appontage vertical livrés par les Américains aura certainement un coût exorbitant.

Le Brexit met-il à l’épreuve la  » relation spéciale  » qui existe entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis ?

Tant que le Royaume-Uni avait un pied dans l’Union européenne, il pouvait se prévaloir d’une position d’intermédiaire dans les affaires transatlantiques. Sorti du bloc européen, il n’a plus de prise sur les décisions européennes en matière de sécurité et de défense. Aux yeux de leurs alliés américains, les Britanniques perdent de l’importance, car ils n’ont plus rien à leur  » vendre « . L’expert américain Jeremy Shapiro, du think tank European Council on Foreign Relations, estime que Londres sera confronté à une administration américaine pour qui  » soit vous êtes un vassal, soit vous êtes un ennemi « . L’ancien Premier ministre britannique Tony Blair a été qualifié de  » caniche  » à la botte de George W. Bush pour sa contribution au déclenchement de la guerre en Irak. Aujourd’hui, Boris Johnson, mis sous pression par Donald Trump, pourrait bien devenir un  » caniche  » encore plus servile.

La maquette du Scaf, le futur avion de combat européen.
La maquette du Scaf, le futur avion de combat européen.© ERIC PIERMONT/BELGAIMAGE

Sur le plan bilatéral, les militaires et les industriels européens n’entretiennent-ils pas des relations étroites avec leurs homologues britanniques ?

C’est exact, ces relations sont mêmes excellentes. Britanniques et Français se comprennent parfaitement. Toutefois, au-dessus des militaires et des industriels britanniques, il y a leur Premier ministre, qui doit toujours prendre en considération la position de Washington. C’est pour cela que les études franco-britanniques destinées à concevoir en commun des sous-marins nucléaires d’attaque, des frégates, des porte-avions, des blindés, des drones Male ou encore l’avion de combat du futur ont toutes fini à la corbeille. Le comportement des Britanniques est dicté par un narratif figé depuis la Seconde Guerre mondiale. Leur obsession est le maintien d’une lifeline, un lien vital avec les Etats-Unis. Dans leur psyché collective, leurs seuls vrais alliés sont les Américains. D’où leur dépendance à l’égard de Washington. Il suffit de regarder un James Bond pour le comprendre : en difficulté, 007 appelle toujours ses  » cousins  » américains. Jamais un homologue européen.

Dans quels domaines cette dépendance est la plus marquée ?

Les Britanniques sont dépendants des Américains en vertu des accords de Nassau, signés fin 1962, et renouvelés début 2003 au moment où se décidait l’intervention en Irak. En vertu de ces accords, le Royaume-Uni a renoncé à construire des missiles balistiques nucléaires et utilise ceux fournis par les Américains. Par ailleurs, les services de renseignement de Sa Majesté font partie des Five Eyes, l’alliance des services d’écoute de cinq pays anglophones, sous leadership américain. Ce n’est pas demain que le cordon Londres-Washington sera coupé. Une telle rupture signifierait pour le Royaume-Uni renoncer à son statut de puissance nucléaire et, donc, à son siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Le pays est sorti de l’Union pour reconquérir sa souveraineté juridique. Mais ce divorce accroît encore sa dépendance à l’égard des Etats-Unis. Ses dirigeants ont chassé la proie pour l’ombre.

Frédéric Mauro, spécialiste des questions de défense européenne.
Frédéric Mauro, spécialiste des questions de défense européenne.© DR

La nouvelle donne issue du Brexit peut-elle conduire les Européens à relancer la défense européenne ?

En tout cas, il est crucial qu’ils réagissent. L’Europe dépense 280 milliards de dollars par an pour sa défense, 220 milliards sans les Britanniques. Les Russes, eux, ont un budget militaire de 45 milliards de dollars. Si vous craignez un pays qui dépense cinq fois moins que vous pour sa défense, c’est que le souci ne se situe pas dans le montant de l’argent dont vous disposez, mais dans la façon dont vous le dépensez ! Une défense de l’Europe pour l’Europe et par l’Europe ne peut s’édifier en se contentant de construire des avions et des tanks et de mettre ensemble des militaires. Il faut aussi et surtout une instance de décision politique susceptible d’engager ces moyens. Voilà pourquoi l’idée d’un  » Conseil de sécurité européen « , permettant de sortir du tête-à-tête franco-allemand, est séduisante. Il s’agit d’agréger un noyau de pays volontaires disposés à mettre des moyens en commun. Les décisions doivent être prises à la majorité. A défaut, un pays participant victime des amicales pressions de nos amis américains, chinois ou russes pourrait tout bloquer. Macron et Merkel défendent le projet, mais je ne vois rien venir.

Pourquoi est-ce si compliqué à concrétiser ?

Aucune capitale ne souhaite céder à une instance commune son pouvoir d’envoyer ou pas ses forces nationales en opérations. Chaque pays cultive ses obsessions sécuritaires : la Pologne et les pays Baltes craignent leur voisin russe, tandis que la France voit dans le Sahel le risque d’un nouvel Etat islamique. Or, la plus grave menace pour l’Europe n’est pas l’armée de Vladimir Poutine ou les groupes djihadistes, ni même la cyberguerre, mais sa propre désunion. C’est une ironie de l’histoire que ce soit un président américain, Donald Trump, qui pousse le plus à l’éclatement de l’Union. Il fait ce qu’aucun autre locataire de la Maison-Blanche n’a fait avant lui : il s’en prend aux Européens en décloisonnant les questions commerciales des questions de défense. Le message est clair : si l’Europe veut encore être protégée par les Etats-Unis, elle doit non seulement acheter américain, mais aussi s’aligner purement et simplement sur les positions américaines, qu’elles visent la Chine, l’Iran ou la Palestine. C’est une nouvelle ère qui s’ouvre, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit dorée !

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