L'Iron Bridge est le premier grand pont à avoir été construit en fonte. © WIKIMEDIA COMMONS - ROANTRUM

De l’Empire au Brexit: le Royaume-Uni, pionnier de la révolution industrielle

Si le Royaume-Uni est considéré comme le premier pays de la révolution industrielle au milieu du XVIIIe siècle, c’est en partie grâce à un heureux hasard, mais aussi à un trait de caractère spécifique à l’empire britannique. Les conséquences ont été considérables, car le pays trouvait les bases matérielles et technologiques qui lui ont permis d’étendre sa domination sur le plan mondial.

LA CRISE DE L’ÉNERGIE

Une pénurie de combustible figure à l’origine de la révolution industrielle. Au XVIIe siècle, une grave crise de l’énergie se déclara au nord-ouest de l’Europe. Les gens dépendaient principalement du bois, et il devenait rare. A cause de coupes massives, tout le nord-ouest de l’Europe était beaucoup moins boisé qu’aujourd’hui.

Pourquoi une telle croissance dans la demande de bois ? L’accroissement du commerce maritime et les débuts de la colonisation ont entraîné aux XVIIe et XVIIIe siècles l’essor de la construction navale qui déboucha, à son tour, sur un véritable boom pour une série de villes. Anvers et, plus tard, Amsterdam et Londres, devinrent d’importants centres de commerce et de production. Londres vit sa population gonfler de 200 000 personnes en 1600 à près d’un million en 1800. Or, tous ces gens avaient besoin de bois pour la construction et le chauffage de leurs maisons. Au même moment naissait dans les villes une industrie très énergivore : brasseries, raffineries de sucre, etc.

Ceux qui avaient besoin de matériaux de construction ou de combustibles ont cherché des alternatives. Pour la construction, la brique devint toujours plus populaire. Quant au chauffage, on s’est rabattu sur la tourbe, un ancien combustible qui reprenait du galon, surtout dans la République des Pays-Bas.

Dessin d'une pompe à feu atmosphérique. Ce précurseur de la machine à vapeur était très grand et dévorait d'importantes quantités de charbon.
Dessin d’une pompe à feu atmosphérique. Ce précurseur de la machine à vapeur était très grand et dévorait d’importantes quantités de charbon.© WIKIMEDIA COMMONS

En Angleterre, on trouva une autre solution. Il apparut que le pays disposait de filons de charbon riches et faciles à exploiter. Les nouvelles méthodes de creusement et d’étançonnement facilitaient encore leur exploitation. Dans le Lancashire, dans le nordouest de l’Angleterre, il existait déjà au début du XVIIe siècle d’impressionnants puits de mine étançonnés à l’aide de bois.

Le mode d’extraction a surtout progressé après la découverte en 1712 de la  » pompe à feu atmosphérique « , l’ancêtre rudimentaire de la machine à vapeur. Cette machine à vapeur était très encombrante, inefficace et, surtout, elle engloutissait du charbon. Elle ne pouvait donc être utilisée qu’à proximité immédiate de la source, dans la région des mines. Par contre, elle convenait très bien pour pomper l’eau qui se trouvait tout au fond des mines. C’est à cet effet qu’on en utilisait des centaines en Angleterre, au XVIIIe siècle. Les riches filons de charbon du sous-sol britannique semblaient être un cadeau des dieux : ils résolvaient la crise énergétique qui régnait au Royaume-Uni. Le combustible, une denrée rare jusque-là, était désormais disponible en abondance.

UNE AGRICULTURE MODERNE

Les machines au charbon et à la vapeur n’ont pas été les seuls catalyseurs. D’autres évolutions sont intervenues, notamment dans le domaine agricole. Partout en Europe, les fermiers locaux cultivaient des terres qui appartenaient traditionnellement à l’aristocratie, à l’Eglise ou à l’Etat. Les grands propriétaires terriens britanniques ne répugnaient pas à travailler eux-mêmes la terre et à se salir les mains. Ces gentlemen-farmers souhaitaient exploiter eux-mêmes leur propriété. Ils constituaient des exceptions en Europe, où la classe possédante se gardait bien de mettre la main à la pâte et était avant tout intéressée par le prestige que confère la propriété foncière.

En Angleterre, les grands propriétaires terriens trouvaient inefficaces les méthodes de travail des fermiers, avec leurs exploitations collectives et ces vastes étendues où broutait le bétail. Ils estimaient que cela freinait l’ouverture à la nouveauté et risquait dans certains cas d’épuiser les terres communes. Les gentlemen-farmers voulaient appliquer au Royaume-Uni les techniques agricoles modernes que les fermiers utilisaient aux Pays-Bas. Ils privatisèrent les terres collectives en y posant des clôtures – haies ou murets – qui sont toujours visibles dans la campagne britannique aujourd’hui. Les gentlemen-farmers s’attelèrent ensuite eux-mêmes à l’exploitation et refusèrent de prolonger les baux à ferme. La productivité agricole s’en trouva relancée, et le travail d’un nombre moindre de personnes pouvait désormais nourrir plus de bouches. Les fermiers perdaient quant à eux des terres qu’ils travaillent parfois depuis plusieurs générations. Ils pouvaient devenir ouvriers agricoles au service des gentlemen-farmers, mais beaucoup sont partis vers les villes où ils constituèrent un potentiel d’ouvriers pour les activités industrielles.

Les gentlemen-farmers se sont fort enrichis grâce à leurs nouvelles méthodes. Ils étaient prêts à investir les capitaux nouvellement acquis, ce qu’ils firent non seulement dans l’agriculture mais aussi dans l’industrie naissante, un domaine risqué dans lequel de nombreux banquiers craignaient de se brûler les doigts. Ils accordèrent des prêts aux entrepreneurs novices et devinrent ainsi les premiers bailleurs de capital-risque du XVIIIe siècle.

Le paysage britannique typique, compartimenté par des haies et des murets, est une réminiscence des enclosures.
Le paysage britannique typique, compartimenté par des haies et des murets, est une réminiscence des enclosures.© BELGA IMAGE

IL FALLAIT ENCORE BIEN PLUS…

Les nouvelles industries avaient besoin de matières premières qu’il fallait transporter au même titre que les produits finis. La Grande-Bretagne était naturellement facile à atteindre par la mer. Le commerce colonial assurait une fourniture aisée de nouvelles matières telles que le coton. Sur terre aussi, le transport était commode. Le Royaume-Uni figurait parmi les premiers à posséder des routes revêtues. Dès la deuxième partie du XVIIIe siècle, il s’était équipé d’un vaste réseau de routes empierrées. Vers cette même période, le pays fut pris d’une véritable fièvre de construction de canaux : il en apparaissait partout, creusés sur l’ordre d’entrepreneurs particuliers. C’était parfois un tour de force dans les terrains difficiles. Les canaux étaient des modes de transport lents, mais parfaits pour le transport des marchandises en vrac comme le charbon, le minerai de fer ou le coton. La plupart des grandes villes de Grande-Bretagne furent rapidement reliées entre elles par des canaux. Au XIXe siècle, le développement de la locomotive à vapeur ajouta à cet équipement un vaste réseau de chemins de fer.

Les nouveaux entrepreneurs avaient besoin de personnes bien nanties disposées à acheter leurs produits. L’empire colonial fut très utile à cet égard. Le Royaume-Uni entretenait de nombreux postes de coloniaux européens, surtout en Amérique du Nord. Ceux-ci étaient demandeurs de produits industriels simples. Au pays, le commerce colonial avait créé une classe de riches commerçants et banquiers. A cela s’ajoutaient des gentlemen-farmers qui disposaient également d’un grand pouvoir d’achat. Il y avait donc bien assez d’acheteurs potentiels pour les produits industriels.

LES MACHINES

Les Bingley Five Rise Locks sont une succession de cinq écluses construites en 1774, au plus fort de la canalmania, ou fièvre des canaux.
Les Bingley Five Rise Locks sont une succession de cinq écluses construites en 1774, au plus fort de la canalmania, ou fièvre des canaux.© WIKIMEDIA COMMONS – BOERKEVITZ

Les entrepreneurs se sont mis en quête de modes de production plus efficaces et de diverses manières d’utiliser pour combustible un charbon dont ils disposaient à profusion. Le big bang se produisit en 1769 avec l’invention de la machine à vapeur par James Watt. Elle allait permettre de remplacer dans de nombreux secteurs la force humaine et animale par la propulsion mécanique, et d’augmenter la production. Au départ, c’est surtout l’industrie textile qui en bénéficia. Les tissus en coton avaient gagné en popularité suite aux importations venues des colonies. Le coton des colonies était déjà un secteur florissant. Le processus de production était réparti en une série de traitements simples tels que la filature et le tissage, qui se prêtaient à la mécanisation.

Dès la première moitié du XVIIIe siècle, des découvertes technologiques avaient été faites dans le secteur cotonnier, d’abord dans l’univers des modes de travail manuels. L’invention de la navette volante allait quadrupler la vitesse du processus de tissage et créer, par ricochet, une pénurie de fils de coton. Cette pénurie allait logiquement donner lieu à une stimulation des innovations en matière de filature. A la fin du XVIIIe siècle, les métiers à filer furent de plus en plus souvent propulsés par la vapeur. Les machines propulsées par des sources externes envahiront progressivement le paysage industriel

UNE NOUVELLE STRUCTURE INDUSTRIELLE

La mécanisation donna lieu à la naissance d’un nouveau secteur : la construction mécanique. Les premières machines étaient surtout faites en bois. Ce n’est que lorsqu’on ne pouvait pas faire autrement que l’on utilisait du métal. L’utilisation de la vapeur comme source d’énergie requérait toutefois une nouvelle approche. Les forces qui agissaient sur les machines mues par la vapeur étaient trop grandes, et il fallait en outre tenir compte du risque d’incendie. C’est pourquoi on réalisa la nouvelle génération de machines en métal, ce qui déclencha des développements dans l’industrie métallurgique. Le charbon (le coke) remplaça le bois devenu rare dans les hauts-fourneaux où le fer était fondu. La capacité des fours augmenta, ce qui fit baisser le prix du fer. De ce fait, on utilisa le métal dans un plus grand nombre d’applications : non seulement dans les machines mais aussi dans le bâtiment, notamment. En 1781, on inaugura l’Iron Bridge à Shropshire, le premier pont en fonte du monde, qui attira bien vite de nombreux touristes.

Initialement, le Royaume-Uni avait fait tout ce qu’il pouvait pour garder son avance et maintenir au pays la technologie et la connaissance. Au XVIIIe siècle, on appliquait de lourdes pénalités sur les exportations de machines et les techniciens formés ne pouvaient pas émigrer. Certains, comme l’entrepreneur belge Lieven Bauwens, trafiquaient cependant vers 1800 la technologie vers le continent européen. Celui-ci arrivait ainsi, malgré un certain retard, à suivre les développements. La Belgique était un précurseur en la matière et s’est rapidement industrialisée.

Une Spinning Jenny au musée du textile de Helmshore Mills.
Une Spinning Jenny au musée du textile de Helmshore Mills.© WIKIMEDIA COMMONS – CLEM RUTTER

UNE  » ÉVOLUTION  » INDUSTRIELLE ?

Le terme  » révolution industrielle  » prête à confusion. Il donne le sentiment qu’il s’agissait d’un changement rapide ou brusque, alors que le qualificatif  » progressif  » serait plus adéquat. Les nouveautés technologiques ne se sont pas faites du jour au lendemain. Des techniques traditionnelles ont continué à être pratiquées en parallèle aux nouveautés et elles se sont maintenues longtemps encore dans de nombreux secteurs.

Le terme  » révolution  » fait surtout référence au caractère radical des modifications qui eurent un impact énorme sur la plupart des aspects de l’existence humaine et finirent par engendrer le monde que nous connaissons aujourd’hui. La révolution industrielle modifia de fond en comble notre façon de vivre, d’habiter et de travailler. Les gens furent de plus en plus nombreux à s’établir en ville, et dans la maison aussi, la vie évolua. La quantité de produits de consommation que les gens se sont vu proposer a explosé, au même titre que leur diversité. La production, qui se faisait auparavant essentiellement au domicile, fut centralisée dans des usines et se pratiqua désormais à un rythme fixe, respectant une césure stricte entre le travail et les loisirs. Le lien s’estompa entre producteur et produit fini. De même, la façon dont les gens se déplaçaient et transportaient leurs produits changea complètement au cours du siècle et demi qui s’écoula depuis le début de la révolution industrielle. La progression technologique, auparavant sporadique et locale, devint un processus constant. Enfin, la révolution industrielle fut à l’origine d’un bouleversement social. Les rapports de force changèrent totalement. De nouvelles classes sociales comme la bourgeoisie et, plus tard, la classe ouvrière exigèrent – progressivement mais systématiquement – de pouvoir exercer leurs droits dans la société nouvelle.

UN SIÈCLE BRITANNIQUE

La révolution industrielle influença les rapports géopolitiques. Elle consolida pour longtemps la domination européenne et surtout britannique dans le monde. Le XIXe siècle fut – surtout après la chute de Napoléon en 1815 – un  » siècle britannique  » au cours duquel la Grande-Bretagne prit les devants sur les autres continents, mais aussi sur le reste de l’Europe. Alors que l’Espagne et le Portugal, par exemple, perdaient une partie considérable de leurs colonies au cours des premières décennies du XIXe siècle, le Royaume-Uni continuait à coloniser. Ce n’est que vers la fin du siècle que la France, et surtout l’Allemagne avec son industrialisation galopante, prirent une place prédominante sur l’échiquier mondial. Ce qui allait notamment mener à une nouvelle surenchère impérialiste sur l’Afrique, un continent énorme et encore peu colonisé.

PETER VAN DER HALLEN

Extrait du Hors Série Le Vif / L’Express « De l’Empire au Brexit: 500 ans de règne britannique »

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