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Comment Shakespeare décrivait déjà le mode de fonctionnement de nos démagogues populistes

Nicolas Bogaerts Journaliste

Au firmament des écrivains, l’astre de William Shakespeare (1567 – 1616) éclaire avec une acuité sidérante la montée des pouvoirs totalitaires et la manipulation des masses. Les éléments mis en scène par le dramaturge au tournant des xvie et xviie siècles trouvent un écho singulier dans les politiques contemporaines, comme l’illustre l’historien de la littérature Stephen Greenblatt dans son dernier essai. Entretien.

En quoi Shakespeare, dans l’Angleterre du tournant des xvie et xviie siècles, est-il un auteur politique ?

Depuis les débuts des années 1590, alors qu’il est à l’orée de sa carrière, et jusqu’à la fin, Shakespeare s’est emparé de manière presque systématique de questions politiques profondément dérangeantes pour son époque : comment est-il possible qu’un pays tout entier tombe entre les mains d’un tyran ? Dans quelles circonstances des institutions visiblement respectées, profondément enracinées, se révèlent soudainement aussi fragiles ? Et surtout, pourquoi de larges franges de la population acceptent sciemment les mensonges qu’on leur fait avaler ?

Shakespeare est passé entre les gouttes de la répression, pourtant sévère à l’époque élisabéthaine. Jusqu’à quel degré a-t-il réussi à se préserver dans un contexte où, depuis une loi promulguée sous Henri VIII, tout auteur décrivant un souverain en tyran pouvait être condamné à mort ?

Comme tout régime s’appuyant sur la censure – tels que la France du xviiie siècle, l’Union soviétique du xxe siècle, l’Arabie saoudite, contemporaine – il y avait des règles en la matière, écrites mais aussi non écrites. Dans l’Angleterre de Shakespeare, il était interdit de dépeindre un souverain – Elisabeth Ire ou Jacques Ier – en tyran sans risquer sa tête. Mais rien n’interdisait d’écrire une pièce sur Cambyse, le tyran de Perse, ou encore sur des personnalités antérieures, telles que Richard III, Macbeth, etc. Bien sûr, et c’est vrai pour l’époque comme pour aujourd’hui, les régimes totalitaires pouvaient toujours suspendre les règles, les modifier, et vous vous trouviez alors en terrible danger. C’était un risque à prendre, mais Shakespeare a été assez malin, intelligent et imaginatif pour éviter les pièges.

Laurence Olivier (1907 - 1989) dans le rôle principal du film Richard III, qu'il a lui-même réalisé en 1955.
Laurence Olivier (1907 – 1989) dans le rôle principal du film Richard III, qu’il a lui-même réalisé en 1955.© Picture Post/Hulton Archive/Getty Images

Comment s’y est-il pris pour parvenir à décrire de manière détournée les dérives du pouvoir ?

En utilisant les techniques éprouvées depuis longtemps par les artistes : l’éloignement des événements dans le temps et l’espace, des allusions plus ou moins subtiles, en mettant des idées subversives dans la bouche de personnages spécifiques comme les clowns, les fous… En outre, il a recours à quantité de processus, tels que les accents, le maniérisme ou les costumes, à des images évanescentes en ce qu’elles nous échappent pour la plupart aujourd’hui – à moins d’avoir une connaissance poussée de la culture et de la langue invoquées par l’auteur.

Ses pièces éclairent les mécaniques psychologiques conduisant une nation à glisser vers la tyrannie, souvent contre ses propres intérêts. Pourquoi et comment, dans son esprit, sommes-nous attirés vers de tels chefs qui se montrent incapables de gouverner dans le sens du bien commun, qui sont dangereusement impulsifs et capables d’une certaine perversité dans leurs intrigues ?

De son point de vue, il y a plusieurs raisons mais il en est une qu’il explore singulièrement : le souverain qui viole les normes morales a des complices. Ces complices sont ceux qui tirent un plaisir ou un bénéfice indirects dans l’explosion de la violence refoulée, dans l’humour noir, le sarcasme, dans l’expression de l’inavouable.

C’est pour ces raisons, entre autres, que Shakespeare continue à paraître si contemporain et pertinent ?

De mon point de vue, il n’est pas génial simplement parce qu’il est pertinent. C’est plutôt qu’il est pertinent parce qu’il est génial. Dans un monde régi par la sujétion et l’oppression, il est une source toujours renouvelée et inépuisable de libre expression et de libre arbitre.

Vous soutenez l’idée que la censure, à l’époque de Shakespeare comme à la nôtre, ne se résume pas à interdire ou brûler des écrits, à imposer le silence aux voix discordantes. S’agit-il alors de tout noyer dans un immense bruit, une confusion méthodique, un trop-plein d’informations à la véracité douteuse ?

A l’époque de Shakespeare, la censure était fréquemment une affaire de violence. Aujourd’hui, les régimes autoritaristes ou les politiques qui s’en approchent ont fait une découverte significative : ils n’ont plus besoin de détruire les imprimeries ou les bureaux des journaux dont ils abhorrent le point de vue. Leur mettre le couteau sous la gorge ou les enchaîner n’est plus à l’ordre du jour. En tout cas, pas de manière systématique. Mais soyons sûrs d’une chose en revanche : sous certains régimes, comme on l’a vu encore récemment, un journaliste pourvu d’esprit critique peut disparaître dans un archipel carcéral ou entrer dans une ambassade sans en ressortir vivant. Mais ce sont des mesures prises par des Etats qui ne se sont pas encore adaptés aux technologies modernes de la communication, et elles peuvent donner lieu à des retours de flammes. Il est aujourd’hui pratiquement impossible d’imposer le silence médiatique. Par contre, les régimes plus sophistiqués ont réalisé que pour éliminer ou amoindrir la contestation, il leur suffisait de créer un énorme vacarme et de l’alimenter. La plupart d’entre nous souffrons non pas d’un silence imposé mais d’un bruit qui recouvre tout : la course à l’échalote qui déstabilise le cycle médiatique, les tweets insultants, le babillage futile, les scandales incessants, les mensonges éhontés. Les tyrans d’aujourd’hui ne doivent plus mettre les opposants sous silence : il leur suffit d’assourdir leur audience.

Comment Shakespeare décrivait déjà le mode de fonctionnement de nos démagogues populistes

Les armes de Shakespeare sont le langage, la langue, la connaissance… C’est à cela en premier lieu que s’attaque un pouvoir démagogue et totalitaire ?

La première cible des démagogues populistes dans la pièce Henry VI, c’est l’éducation. L’élite éduquée, dit le roi Henry à la foule, a trahi la nation et permis aux étrangers honnis d’affaiblir sa puissance et sa souveraineté. Cela ne vous semble-t-il pas familier (sourire) ?

De Jules César à Richard III, Shakespeare montre bien la manière dont les tyrans manipulent les masses. C’est une préoccupation constante chez lui ?

Dans Richard III et Jules César, mais aussi dans Coriolan et même, de manière plus atténuée et symbolique, dans La Tempête, Shakespeare avait conscience de la facilité avec laquelle un dirigeant habile pouvait placer une population sous emprise. En même temps, il savait pertinemment de quoi il retourne, puisque son propre métier était, précisément, de placer un public sous emprise.

Au-delà des figures de style, des images poétiques, mythologiques, Shakespeare, pour décrire une réalité historique précise, s’appuie-t-il sur des sources concrètes ?

Oui, Shakespeare fonde effectivement ses écrits sur des sources historiques. C’était, entre autres, une des manières par lesquelles un écrivain pouvait prouver qu’il ne s’attaquait pas de manière détournée au pouvoir en place. Mais Shakespeare se jouait intelligemment des anachronismes et était toujours disposé à ajuster et adapter ce qu’il tirait de ses sources, pourvu que le message fût cohérent.

Comprendre le passé permet de mieux appréhender le présent. Et pourtant, l’amnésie est une sorte de norme aujourd’hui. Notre capacité d’attention et de concentration, notre faculté à lier les événements, sont endommagées. Est-ce propre à l’époque ? Shakespeare en avait-il déjà fait l’expérience ?

A son époque, le régime politique dépendait, davantage qu’aujourd’hui, du précédent historique ou, à tout le moins, d’un prétendu précédent historique, censé justifier ou déterminer un état de fait. Dans nos démocraties modernes, nous nous appuyons beaucoup plus sur nos droits et obligations constitutionnelles, nos systèmes légaux, que sur une histoire instrumentalisée. Il n’y a pas que du mauvais là-dedans. A condition que nos dirigeants ne violent pas nos Constitutions et ne bafouent pas nos lois, auxquels cas nous serions au-devant de grands périls.

Tyrans. Shakespeare raconte le xxie siècle, par Stephen Greenblatt, éd. Saint-Simon, 185 p.

Bio express

1943 : Naissance le 7 novembre à Boston (Etats-Unis).

1969 : Doctorat en arts à l’université de Yale.

1980 : Professeur de littérature à l’université de Berkeley.

1997 : Professeur de littérature à l’université de Harvard.

2011 : National Book Award pour Quattrocento (Flammarion).

2012 : Prix Pulitzer pour Quattrocento.

2014 : Will le Magnifique (Flammarion).

2017 : Adam & Eve. L’histoire sans fin de nos origines (Flammarion).

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