Des manifestants d'extrême droite protestent à Varsovie, le 11 mai dernier, contre l'adoption d'une loi américaine relative à l'Holocauste. © A. KEPLICZ/AFP

Comment les nationalistes polonais s’efforcent de réécrire l’histoire du pays

Le Vif

Et inquiètent la communauté juive.

Par centaines, le 11 mai dernier, des nationalistes extrémistes polonais ont défilé dans Varsovie. La cause de leur colère ? Une loi, adoptée en 2017 par le Sénat américain, qui vise à recenser les mesures prises par les pays européens pour indemniser les survivants de l’Holocauste, ou leurs héritiers, dont les biens ont été saisis durant le régime nazi ou après la Seconde Guerre mondiale. Or, la Pologne est le seul pays de l’Union européenne qui n’a pas adopté de législation en la matière. En février dernier, le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, avait profité d’une visite à Varsovie pour rappeler ses obligations au gouvernement. Le Premier ministre, Mateusz Morawiecki, lui a répondu quelques jours plus tard :  » Je tiens à le souligner clairement, ce sujet n’existe pas.  »

Évoquer l’implication polonaise dans la shoah est un sujet très sensible.

Pour lui comme pour une majorité de ses compatriotes, la question de l’indemnisation est difficile, et même douloureuse, car elle oblige à regarder l’histoire en face. Elle laisse entendre que les Polonais, qui ont tant souffert des envahisseurs nazis et du régime communiste, ne sont pas seulement des victimes ou des héros, comme l’affirme l’histoire officielle, mais que certains d’entre eux ont leur part d’ombre.

Or, l’époque n’est pas à l’introspection, et encore moins à l’examen de conscience. Incarnation d’une droite nationaliste dure, le parti Droit et justice (PiS, en polonais) a entrepris, depuis son arrivée au pouvoir, en 2015, de  » blanchir  » l’histoire du pays et de la mettre au service de son projet politique.  » Le régime impose son mythe d’un pays sans tache, accuse Andrzej Friszke, historien à l’Académie des sciences polonaise. Pour y parvenir, il a notamment pris le contrôle de l’Institut de la mémoire nationale (IPN), un centre de recherche historique. L’objectif est d’élaborer une nouvelle « narration » centrée sur la dignité. On glorifie le rôle des Polonais durant la Seconde Guerre mondiale, par exemple, en valorisant le rôle des Justes, qui ont apporté une aide désintéressée aux juifs menacés de mort.  »

De fait, plus de 6 700 Polonais ont été honorés après la guerre par le mémorial de Yad Vashem de Jérusalem. Mais il y eut aussi, n’en déplaise aux hagiographes officiels, de terribles crimes. Dans son livre Les Voisins, paru en 2000, l’historien Jan Gross, professeur à l’université américaine de Princeton, raconte le massacre, en 1941, de centaines de juifs par les habitants de Jedwabne, localité située dans l’est de la Pologne. D’autres pogroms ont eu lieu après la guerre, tel le massacre de 42 survivants de la Shoah, en 1946, à Kielce. Ce drame a provoqué une gigantesque vague d’émigration : le pays compterait aujourd’hui moins de 10 000 juifs (voir l’encadré).

Le grand rabbin de Pologne, Michael Shudrich, est à la tête d'une communauté qui a pratiquement disparu.
Le grand rabbin de Pologne, Michael Shudrich, est à la tête d’une communauté qui a pratiquement disparu.© J. ARRIENS/NURPHOTO/AFP

Museler les historiens

Violemment critiqué par la droite polonaise, l’ouvrage de Gross a eu un effet cathartique sur la population. Lors du soixantième anniversaire du massacre de Jedwabne, en 2001, le président Aleksander Kwasniewski a demandé,  » au nom de tous les Polonais, dont les consciences sont bouleversées par ce crime « , pardon aux juifs, comme l’avaient fait son homologue allemand Willy Brandt, en 1970, ou Jacques Chirac, en 1995.

Cette mise à plat du passé n’a pas duré.  » On assiste aujourd’hui à un retour en arrière, poursuit Andrzej Friszke. Le PiS ne supporte pas que l’on salisse la mémoire collective. C’est, pour lui, une affaire de dignité nationale. Les récents incidents à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, en sont l’illustration.  » Deux jours durant, les 21 et 22 février derniers, des nationalistes polonais ont perturbé un colloque sur  » la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah « . Insultes, huées, propos diffamatoires sur les réseaux sociaux… Le prestigieux institut n’avait jamais connu un tel scandale.  » Evoquer l’implication polonaise dans la Shoah est un sujet très sensible, car ce peuple se considère, à juste titre, comme victime des nazis et des Soviétiques, commente son directeur, Christophe Prochasson. Dans ces conditions, établir de façon scientifique que des Polonais ont pu soutenir le processus d’extermination durant la guerre leur est intolérable.  » L’épisode a provoqué une tension diplomatique entre la France et la Pologne. A Varsovie, le gouvernement s’est abstenu de condamner les agissements de ses ressortissants…

Impossible, ces temps-ci, d’ébrécher le mythe d’une Pologne meurtrie par l’histoire. En janvier 2018, le Sénat polonais a même voté une loi punissant d’amendes et de peines de prison quiconque attribuerait à  » la nation ou à l’Etat  » polonais une complicité dans les crimes commis par les nazis. Vivement critiqué à l’étranger, le texte a été perçu comme une tentative de museler les travaux des historiens. Sous la pression des Etats-Unis et d’Israël, Varsovie a, en partie, fait marche arrière.

Pour écrire son grand roman d’une  » Pologne pure et sans taches « , le PiS étend son influence dans les lieux de mémoire. A Gdansk, le directeur du musée de la Seconde Guerre mondiale a été  » remercié  » en 2017 ; on lui reprochait de ne pas suffisamment glorifier l’héroïsme militaire des Polonais durant le conflit. Quant au musée de l’Histoire des juifs polonais (Polin), situé au coeur de Varsovie, il a fait l’objet de violentes critiques lorsqu’il a organisé une exposition sur la vague d’antisémitisme de 1968, qui a entraîné l’émigration de 13 000 juifs.  » Tous ceux qui remettent en cause l’histoire officielle sont traînés dans la boue, notamment sur la télévision publique « , déplore Zygmunt Stepinski, directeur adjoint du musée Polin. D’autres sont ostracisés. Malgré un oscar, obtenu en 2015, le film Ida figurerait sur une  » liste noire « , à en croire son auteur, Pawel Pawlikowski. Les nationalistes n’auraient guère apprécié cette histoire d’une jeune fille juive, élevée par des religieuses, dont les parents avaient été assassinés par des Polonais (catholiques) durant la guerre.

Pour Konstanty Gebert, chroniqueur au journal Gazeta Wyborcza, le gouvernement joue un jeu dangereux :  » Ses prises de position sur divers sujets mémoriels contribuent à légitimer l’antisémitisme, affirme-t-il. C’est désormais devenu une opinion comme une autre.  »

La  » bascule  » a eu lieu, selon lui, après les élections parlementaires d’octobre 2015. A peine arrivé au pouvoir, le PiS s’oppose au projet de quotas de migrants que l’Union européenne voulait imposer aux pays membres. Lors d’une manifestation de soutien au gouvernement, à Wroclaw, dans l’ouest du pays, le leader d’un parti d’extrême droite brûle l’effigie d’un juif orthodoxe. Les images font le tour du monde.  » Pourquoi brûler une poupée juive, alors que l’on manifeste contre l’accueil de réfugiés ? s’interroge Konstanty Gebert. Parce que les juifs sont perçus comme des étrangers, bien sûr, à l’image des réfugiés ! Après avoir tant souffert durant l’oppression nazie, puis durant l’époque communiste, après avoir, tant de fois, perdu leur pays, les Polonais peuvent enfin se sentir « chez eux ». Laisser entrer les étrangers, c’est trahir le sacrifice de tous ceux qui sont morts pour la nation. Le pouvoir a compris ce fantasme collectif et il s’en sert très habilement.  »

Le président Andrzej Duda, admirateur de Donald Trump, impulse le récit d'une Pologne pure et sans taches, meurtrie par l'histoire.
Le président Andrzej Duda, admirateur de Donald Trump, impulse le récit d’une Pologne pure et sans taches, meurtrie par l’histoire.© W. RADWANSKI/AFP

Antisémitisme larvé

De fait, la perception de  » l’étranger  » a beaucoup changé depuis deux ans. En 2015, seuls 21 % des Polonais se méfiaient des migrants, selon le Centre d’études sur les discriminations. Deux ans plus tard, les trois quarts leur sont hostiles. La défiance envers les Ukrainiens a, elle aussi, fortement progressé. C’est le syndrome de la  » forteresse assiégée  » : on mobilise son électorat en le convainquant qu’on le protège des hordes d’envahisseurs…

En terre polonaise, curieusement, l’antisémitisme continue de prospérer alors que les juifs eux-mêmes ont pratiquement disparu. Le souvenir de leur présence, en revanche, demeure vif :  » Certains Polonais craignent de voir apparaître le descendant d’un juif mort durant l’Holocauste qui voudrait récupérer sa maison « , note Konstanty Gebert. Seuls 40 % des Polonais interrogés par le Centre d’études sur les discriminations sont prêts à accepter l’idée qu’un juif puisse entrer dans leur famille, alors qu’ils sont 85 % à ne pas connaître de juifs. Cet antisémitisme larvé est encore plus marqué chez les jeunes. Plus d’un lycéen sur trois, à Varsovie, ne voudrait pas partager son banc d’école avec un juif.  » En stigmatisant « l’ennemi » de façon abstraite, on éveille la peur et la colère « , soupire Zygmunt Stepinski. De la même façon, l’islamophobie a pris racine, alors que le pays compte peu de musulmans .

Aux élections législatives prévues à l’automne prochain, le PiS est crédité de 34 % des intentions de vote. Ses dirigeants n’ont qu’une angoisse : se faire doubler sur leur droite. Résultat : ils donnent des gages aux factions les plus extrêmes. Jusqu’où cela ira-t-il ? Nul ne sait. Mais les responsables de la principale synagogue de Varsovie préfèrent ne pas courir de risques. Depuis l’an dernier, l’entrée du bâtiment est gardée par une entreprise de sécurité.

Par Charles Haquet.

Une communauté décimée

Avant 1939, plus de trois millions de juifs vivent en Pologne, où ils constituent la deuxième communauté la plus importante du monde. Plus de 90 % d’entre eux sont anéantis par la folie nazie. Peu après la guerre, des pogroms amènent quelque 100 000 juifs à émigrer. D’autres vagues suivront dans les années 1950, puis en 1968, lorsque 13 000 juifs partent à la suite d’une campagne antisémite orchestrée par l’Etat. Moins de 10 000 juifs vivraient aujourd’hui en Pologne.

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