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Boris Cyrulnik, neuropsychiatre: « La future génération sera dominée par les femmes » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Dans un rapport pour le gouvernement français, le neuropsychiatre recommande de sécuriser les femmes enceintes. Les mille premiers jours de l’enfant sont déterminants pour son épanouissement. Observateur avisé de l’évolution de la société, Boris Cyrulnik estime qu’on est passé, dans nos sociétés occidentales, de l’aristocratie de la force à celle du diplôme. Tout bénéfice pour les filles, plus rapidement matures et plus sérieuses dans leurs études. L’homme aura intérêt à savoir s’adapter.

« Le bonheur des vallées n’existe qu’en s’associant avec celui des sommets. L’un sans l’autre n’est que malheur. Quand le bonheur facile nous mène à la nausée, nous aspirons à la pureté des bonheurs difficiles. Mais, dès que le bonheur de triompher du malheur nous mène à l’épuisement physique et à l’usure de l’âme, nous éprouvons soudain le plaisir de régresser. Alors, entre deux malheurs, nous connaissons le bonheur. » Ainsi écrit le neuropsychiatre Boris Cyrulnik dans son dernier ouvrage Des Ames et des saisons (1).

En cette période où entre crise sanitaire, déchaînement des éléments et sinistrose économique, l’impression prévaut d’accumuler les malheurs, il peut être salutaire d’écouter plus attentivement encore celui qui a documenté l’idée de résilience dans les années 2000 et qui nous emmène, dans ce livre, à la découverte de la notion de psycho-écologie. Une lecture bienvenue parce que dans ce monde où les défis posés par le dérèglement climatique et l’épidémie de coronavirus apparaissent presque insurmontables, Boris Cyrulnik nous dit qu’il n’y a pas de fatalité. En l’occurrence dans ce qui va permettre le développement harmonieux de l’enfant depuis le ventre de sa mère jusqu’à l’expression de la parole. Or, apprendre aux plus jeunes comment affronter les épreuves qu’ils ne manqueront pas de rencontrer dans leur vie ne pourra que forger des adultes responsables qui, le moment venu, sauront prendre les décisions respectueuses de la planète, de la vie commune, de l’autre. Rencontre.

Les Belges sont devenus des virtuoses des débats alors que les Français sont incapables de prendre la parole sans puer la haine.

Comment définiriez-vous la psycho-écologie?

Elle se fonde sur des raisonnements systémiques qui essaient d’observer l’être humain dans ses milieux. Il y a trois milieux écologiques: le ventre des femmes où notre cerveau connaît une partie très importante de son développement ; le corps des femmes, à savoir le sein, les yeux, la voix ; la parole et les récits. Le cerveau se développe dans ces trois milieux. Une fois arrivé au stade de la parole, celle-ci modifie le fonctionnement du cerveau. La psycho-écologie propose de raisonner de manière systémique alors que jusqu’à maintenant, toutes nos études – médecine, psychologie, biologie… – étaient fondées sur des causalités linéaires. Une cause provoque un effet.

Le diplôme détermine désormais la hiérarchie sociale. Et les filles se donnent plus les moyens de réussir que les garçons. C'est ainsi que se transforme un rapport de domination.
Le diplôme détermine désormais la hiérarchie sociale. Et les filles se donnent plus les moyens de réussir que les garçons. C’est ainsi que se transforme un rapport de domination.© BELGA IMAGE

Pourquoi la niche sensorielle dans laquelle vit le nouveau-né est-elle si importante pour la suite de son existence?

Le rapport de la commission que j’ai présidée en France (NDLR: rapport de la commission d’experts pour les « 1 000 premiers jours » remis le 8 septembre 2020 au gouvernement) démontre que, s’ils sont sécurisés, les mille premiers jours, période lors de laquelle le nouveau-né découvre les trois milieux écologiques cités, donnent aux enfants un bon départ dans la vie. Tous, à l’exception de ceux qui ont une maladie génétique, vont, sauf accident, acquérir un attachement sécure, une confiance en soi et une aptitude à la parole. Ils rentreront à l’école avec un stock de mille mots alors que les enfants insécurisés l’intégreront avec deux cents mots seulement. Ceux-là ne comprendront pas les consignes, seront humiliés par l’école, et commenceront à la détester. Ils seront malheureux et rendront malheureux autour d’eux. Ces mille premiers jours forgent le tempérament. Ce n’est pas gagné pour la vie, parce qu’elle ne manque pas d’épreuves, mais, au moins, c’est un bon départ. Quand ils en rencontreront, ces enfants ayant vécu dans un cadre sécurisé affronteront les épreuves avec plus de facilité et tendront à adopter un comportement résilient après les avoir vécues. Ces mille premiers jours permettent l’acquisition des facteurs de protection.

La classe sociale est-elle encore un déterminant important de l’apprentissage?

Quand j’étais gamin, ce qui faisait la hiérarchie sociale, c’était le corps, la force, la violence des hommes. Les femmes qui travaillaient beaucoup à la maison n’avaient pas d’indépendance sociale. Ce qui fait maintenant la nouvelle hiérarchie sociale, c’est le diplôme. Il y a ceux qui apprennent un métier suffisamment bien payé pour avoir un peu de dignité et ceux qui, vivant dans un milieu difficile, se développent mal et sont mauvais à l’école. On observe donc depuis quelque temps que la transmission de l’inégalité sociale est aggravée. La nouvelle aristocratie, maintenant, est celle des diplômes. En France, le mouvement des gilets jaunes a fédéré des hommes et des femmes humiliés socialement qui ont exprimé une détestation des élites, personnifiée pour eux par Emmanuel Macron. Ce n’est pas une bonne chose parce que toutes les dictatures manifestent une haine de l’élite.

Boris Cyrulnik redoute  la possibilité d'une dictature au sortir de la crise sanitaire et économique. Mais il croit qu'elle peut être aussi le ferment d'une renaissance.
Boris Cyrulnik redoute la possibilité d’une dictature au sortir de la crise sanitaire et économique. Mais il croit qu’elle peut être aussi le ferment d’une renaissance.© BELGA IMAGE

Il n’y a pourtant pas de fatalité à l’inégalité?

Il n’y aucune fatalité. Ayant compris les raisonnements écosystémiques que je vous ai décrits, on peut agir sur le milieu qui agit sur nous. Mais cela implique des débats philosophiques, artistiques ou sociaux qui ne sont pas toujours faciles à mener. Les Belges ont pris l’habitude de ces débats entre les Wallons et les Flamands. Ils en sont devenus des virtuoses alors que les Français sont incapables de prendre la parole sans puer la haine. Cela m’inquiète grandement parce que, très souvent au sortir d’une catastrophe, les dictatures paraissent et les dictateurs sont élus démocratiquement. Hitler a été élu démocratiquement.

Comment peut-on agir sur les milieux écologiques de l’enfant pour ne pas subir de déterminisme social?

Dans le rapport de la commission remis à Emmanuel Macron, j’indique qu’il est nécessaire que les femmes enceintes soient sécurisées par le mari et par la société. Une femme enceinte sécurisée devient sécurisante pour le bébé qu’elle porte. Et il aura autour de lui tout ce qu’il faut pour se développer. Il faut que des structures, le conjoint, la famille, la culture soient présents, et que les décisions politiques soient prises pour protéger les femmes enceintes.

Nous sortons d’une grave crise sanitaire. En France, il y a une élection présidentielle en 2022. Ce contexte vous fait-il craindre l’émergence d’un embryon de dictature?

Cela me fait craindre et espérer. Cela me fait craindre une possibilité de dictature parce qu’après les catastrophes, les gens sont tellement déboussolés qu’ils votent pour un dictateur démocratiquement. Beaucoup de dictateurs sont élus actuellement sur la planète. Mais il y a aussi un espoir parce qu’après les catastrophes, on voit aussi très souvent apparaître des renaissances. Les valeurs ont tellement été mises en cause que l’on est obligé de repenser la manière de vivre ensemble. C’est ainsi qu’une nouvelle culture émerge sans révolution après une catastrophe. Un exemple. Le servage a disparu après l’épidémie de peste de 1348, qui a tué un Européen sur deux en deux ans. On avait tellement besoin de paysans, sous peine de voir la population mourir de faim, que la pratique du servage – les serfs étaient vendus avec la terre – a disparu sans débat, sans combat. J’espère que l’on connaîtra une renaissance de ce type après cette crise.

Très souvent au sortir d’une catastrophe, les dictatures paraissent et les dictateurs sont élus démocratiquement.

Vous écrivez que c’est parce qu’il a appris à donner la mort que l’être humain a réussi à vivre. Comment l’expliquez-vous?

C’est un raisonnement éthologique. Dans les théories de l’attachement, dont la résilience est un chapitre, John Bowlby, notre maître (NDLR: psychanalyste et psychiatre britannique, 1907 – 1990 ) s’intéressait beaucoup à l’éthologie animale. Or, sur le plan physique, l’être humain n’est pas terrible. Je cours moins vite que mon chien. Je suis moins souple que mon chat. Je reste sous l’eau moins longtemps que mon poisson. Quand il y a eu une glaciation dans l’histoire, l’espèce humaine a failli disparaître. Il n’y avait plus de végétaux, plus de fruits. On ne pouvait quasiment plus manger. Les êtres humains arrivaient au monde et mourraient extrêmement jeunes. Il est probable que l’espèce humaine aurait disparu si on n’avait pas valorisé la violence des hommes. Grâce à l’artifice du silex et de l’arme, ils ont pu tuer des animaux, beaucoup plus forts physiquement qu’eux et fournir de quoi manger. Les hommes ont-ils été avantagés par les rapports de domination que cette fonction a introduits? J’étais enfant après la Seconde Guerre mondiale. Et voilà ce que l’on me disait: « Vous êtes des petits garçons ; vous ne traverserez pas la vie sans connaître des guerres et des bagarres de rue ; vous devez vous y préparer. Vous serez chef de famille ; donc vous devrez accepter n’importe quel métier pour nourrir votre femme et vos enfants. » Nous étions dominants. Etait-ce une bonne affaire d’être ainsi préparés à faire la guerre ou à travailler dans la mine? Dans la région de Mons, les Belges travaillaient quinze heures par jour, six jours par semaine. Etait-ce une bonne chose? C’était la domination. Les hommes étaient chefs de famille. Mais ils n’étaient jamais dans leur famille. Ce sont les femmes qui les dirigeaient et qui entretenaient les rapports affectifs. En réalité, le rapport de domination qui était assigné aux hommes rendait tout le monde malheureux. Les femmes étaient battues sans protester ; elles n’allaient pas au commissariat. Les hommes étaient héroïsés mais ils mourraient à la guerre ou travaillaient sous des conditions de torture physique dans les mines. Les femmes étaient entravées socialement. La violence des hommes était une adaptation à la survie. Aujourd’hui, c’est le contraire. Dans notre culture occidentale, la violence est proscrite. Mais allez au Proche-Orient, vous verrez que les petits garçons sont encore encouragés à y recourir.

Des Ames et des saisons. Psycho-écologie, par Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 304 p.
Des Ames et des saisons. Psycho-écologie, par Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 304 p.

Estimez-vous que les hommes ont su s’adapter à la modification des rôles entre homme et femme?

Certains regrettent les rapports de domination parce que le pouvoir est une forme de jouissance. Mais beaucoup ne les regrettent pas. Ils apprécient de profiter aussi de liens affectifs et d’entretenir des relations nouvelles avec les femmes. Est-ce un avantage? Oui, sur le plan des personnes, pas sûr sur le plan social. On observe que les familles sont étonnamment diluées alors qu’elles étaient excessivement contraintes auparavant. Beaucoup d’hommes acceptaient des boulots qui les faisaient mourir à 45 ou 50 ans. Ils le savaient en descendant à la mine à 14-15 ans. Je les ai vus. Je les ai accompagnés à mourir de silicose. J’ai entendu le chef de service demander: est-ce que je leur donne de la morphine? Ce qui équivalait à les condamner à mort. Parce que mourir de silicose n’est pas une jolie mort. J’ai été médecin au centre médico-social des chantiers de la Seine. Les ouvriers tombaient. Ils étaient mutilés. Elle était cher payée, la domination. Au plan personnel, la transformation des relations entre hommes et femmes contribue certainement à un épanouissement affectif pour les deux sexes. Mais il n’y a pas de progrès sans effets secondaires. Le prix de cet épanouissement, c’est peut-être, je le crains, la dilution familiale. Elle constitue un énorme problème parce que l’on est en train de fabriquer des familles anomiques, sans structure naturelle ou culturelle. On se sent père quand on s’occupe d’un bébé, qu’on le voit se développer et qu’il devient notre fille. Le désir sexuel ne vient même pas en tête parce que l’attachement inhibe. Les anthropologues disent qu’il faut courtiser une femme en dehors de la famille pour que le désir sexuel puisse s’épanouir. Cela marche pour 97% des hommes. Cela ne fonctionne pas pour 3% d’entre eux. C’est énorme. 3% des hommes considèrent que leur fille peut être une partenaire sexuelle parce qu’ils ne se sentent pas père. Ils ne se sentent pas père parce qu’ils n’ont pas connu leur fille, parce que la fille – j’ai rencontré des tas de cas – a été exclusivement élevée par la mère. Quand ils la rencontrent, ce n’est pas leur fille. C’est une jeune femme. On est face à l’absence de structure affective et culturelle.

Pour vous, la distinction entre les genres doit-elle rester un marqueur de la société?

Telle qu’on l’a connue, c’était abusif. Quand la violence était une valeur adaptative, c’était nécessaire. Même si des femmes sont capables de participer à la chasse ou à la guerre, statistiquement, les hommes sont plus violents. Pendant des millénaires, la violence a été une valeur sélective. Aujourd’hui, les métiers ne sont plus sexués, sauf peut-être dans certaines professions de l’armée. Cette distinction n’a plus de sens. Elle n’est plus adaptative. Mais cela va poser un autre défi. Les filles ont une maturation neuropsychologique plus rapide que les garçons. A 12 ans, une fille a deux ans d’avance sur un garçon. Résultat: les résultats scolaires sont meilleurs chez les filles. A la fin du secondaire, elles sont des jeunes femmes. Elles ont terminé leur cycle de croissance. Elles ont des rêves de société. Elles savent planifier leur travail. Elles font de meilleurs études que les garçons. Or, maintenant, ce sont les diplômes qui socialisent. Donc, dans la future génération, ce seront les garçons qui seront peut-être dominés. Les femmes n’auront rien volé. Mais j’ai vu au Japon, au Canada et aux Etats-Unis comment l’adaptation à la possible domination des femmes peut se traduire dans le décrochage des hommes. C’est le phénomène connu au Japon sous le nom des Hikikomori. Les hommes ne veulent plus participer à l’aventure sociale qui leur paraît trop angoissante. Ils se sentent humiliés par les femmes qui sont plus performantes et plus endurantes. Ils s’enferment chez eux. Ils tirent les rideaux. Ils allument les écrans. Et ils vivent dans une chambre, seuls. C’est terrifiant. Comment faudra-t-il s’adapter à cela? Je ne suis pas certain que la hiérarchie sociale fondée sur le diplôme persiste. Je fais le pari qu’elle ne survivra pas. Un jeune de 20 ans va connaître au moins six métiers dans sa vie. Il faudra donc remplacer les concours qui sélectionnent et tracent une carrière pour la vie par de la formation continue. Les universités vont développer ce type d’enseignement. Le même jeune vivra aussi une vie sentimentale à travers trois ou quatre couples. Elle provoquera à terme une anomie affective. Mais en développant la formation continue, peut-être encouragera-t-on chez lui d’autres formes de développement social.

(1) Des Ames et des saisons. Psycho-écologie, par Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 304 p.

Bio express

1937

Naissance le 26 juillet à Bordeaux de parents immigrés juifs d’Europe orientale.

1983

Publie son premier ouvrage, Mémoire de singe et paroles d’homme (Hachette, 301 p.)

1999

Un merveilleux malheur (Odile Jacob, 256 p.).

2009

Il popularise la notion de résilience, notamment dans un livre d’entretiens, La Résilience (Le Bord de l’eau, 114 p.).

2012

Sauve-toi, la vie t’appelle (Odile Jacob, 291 p.).

2019

La Nuit, j’écrirai des soleils (Odile Jacob, 304 p.).

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