Panneau anti-frontière. © Elisabeth Blanchet et Laurent Gontier

A la frontière du Brexit, entre la république d’Irlande et l’Irlande du Nord

Le feuilleton du Brexit serait sans doute moins palpitant sans la question tenace de la frontière terrestre que partage le Royaume-Uni avec l’Irlande. Dans la zone frontalière qui sépare le nord de la République, on attend, entre fatalisme et agacement, de savoir à quelle sauce on sera mangé. Quelles seront les conséquences économiques d’une nouvelle séparation ? Qu’impliquerait-elle aussi sur le plan humain et communautaire, vingt ans après la fin des Troubles ? Voyage le long d’une ligne concrète autant que symbolique – bien que quasi-invisible -, mais toujours synonyme de cicatrice.

Genèse d’une frontière

Ballyconnell, village frontalier, côté République. Au pub Molly Maguire, la déco tout entière évoque l’IRA -l’Armée Républicaine Irlandaise-. Le souvenir des Troubles qui ont agité l’île de 1968 au Cessez-le-feu de 1994 y est vivace. Les frères Lyons, maîtres des lieux et intarissables conteurs, enchaînent les anecdotes avec une verve décapante. « Vous voyez Gabriel, le quincailler de Ballyshannon ? Son oncle et deux autres gars préparaient un attentat du temps de l’IRA. Ces imbéciles ont roulé trop vite sur une petite route cahoteuse avec leur camionnette piégée. Et boum ! Seul l’oncle s’en est tiré ! », raconte l’aîné, Toirbhealach. Les attentats, les exactions, les vexations aussi, étaient courants dans le Borderland, la zone frontalière où s’enchevêtrent les deux Irlandes. « C’était une guerre civile, pas simplement des Troubles« , précise Declan Murphy, représentant du parti nationaliste Sinn Fein à Dundalk. La spirale infernale s’enclenche dans les rues de Derry en 1968, lorsque des marches pacifiques organisées par les Républicains catholiques revendiquant des droits civiques identiques à ceux des Unionistes protestants sont durement réprimées.  » En Irlande du Nord, nous étions des citoyens de deuxième classe, souligne Declan, victimes de discrimination dans tous les domaines : accès aux logements sociaux, éducation, santé, salaires… » Devant l’intransigeance du gouvernement de Belfast qui fait appel à l’armée britannique, l’IRA jusque là en sommeil, voit les volontaires affluer, plus encore après le massacre du Bloody Sunday en 1972. La lutte armée devient inévitable, reflet de celle de 1916 qui a vu en 1921 la création de la République d’Irlande au sud et le maintien dans le giron du Royaume Uni de six comtés d’Ulster dont la majorité protestante descend de colons écossais implantés dès la fin du XVe siècle. Le tracé sinueux de la frontière actuelle découle du Traité d’Indépendance de l’Irlande en 1921 et suit les vieilles divisions paroissiales.

La frontière aujourd’hui

De Dundalk / Newry au sud-est jusqu’à Muff / Derry (ou Londonderry) au nord-ouest, la frontière serpente et s’enroule sur 483 km traversés par 277 routes. Un subtil enchevêtrement de 208 points de passage, imperceptible aujourd’hui mais qui risque fort de se transformer en épouvantable casse-tête si les termes du Brexit imposent d’en contrôler le trafic à partir de mars 2019. Au temps des Troubles, les Britanniques ne faisaient pas dans la dentelle. Petites routes secondaires et ponts interdits étaient rendus impraticables à coup d’explosifs. Les piétons continuaient à les emprunter à leurs risques et périls. Aux points de passage officiels, la Garda irlandaise veillait au sud, tandis qu’au nord, l’armée britannique guettait derrière les barbelés de lourdes installations militaires dignes d’une armée d’occupation. L’accord du Good Friday stipulait la démilitarisation de la frontière dès 1998. Elle n’a vraiment commencé qu’au début des années 2000, généreusement appuyée par l’Europe et sa Peace Money. »L’UE a donné beaucoup d’argent à l’Irlande du Nord, explique Joan Corrigan, infirmière auxiliaire à Derry, comme le Peace Bridge à Derry. Elle a aussi soutenu de nombreux projets communautaires pour rapprocher les deux camps. Beaucoup d’Irlandais du Nord comme du Sud ont bénéficié de l’Union Européenne ». Aujourd’hui disparue, la hard border de jadis est devenue pour les Brexiters le symbole de leur rejet de l’Union Européenne.

Aidan McGonigle habite à Belleek, à quelques centaines de mètres de la frontière côté nord. Sa maison d’enfant qu’occupe toujours sa mère a été soufflée en 1989 par un attentat de l’IRA visant la toute proche caserne de l’armée britannique. Les vestiges de cette forteresse font aujourd’hui encore partie de son quotidien et lui rappellent combien la vie des frontaliers s’est transformée en vingt ans. « Je peux comprendre que certains ne veulent pas de l’UE sous prétexte qu’ils n’en voient pas les bénéfices. A cause de l’immigration par exemple. Mais de quel droit seraient-ils la majorité, peuvent-ils s’autoriser à faire basculer nos vies dont ils ne connaissent rien ? Ici, les gens se marient de part et d’autre de la frontière, leurs familles grandissent d’un côté comme de l’autre. Tout est entremêlé », explique Aidan. « A Muff, raconte Joan, plein de gens vivent dans le Donegal mais traversent tous les jours pour venir travailler à Derry. Comment vont-ils faire s’il y a des contrôles ? » Le retour à une frontière sensible impliquerait détours, attentes et délais supplémentaires pour traverser ou contourner. Une réalité souvent absurde dont le premier ministre britannique Theresa May a fait l’expérience lors de sa visite à Belleek le 19 juillet dernier, la première en Irlande du Nord depuis le vote du Brexit. Venu d’Enniskillen, son convoi n’a pu emprunter le chemin le plus direct; il l’aurait contraint à franchir la frontière au moins deux fois.

Theresa May, premier ministre britannique, en visite au musée de la poterie de Belleek.
Theresa May, premier ministre britannique, en visite au musée de la poterie de Belleek.© Elisabeth Blanchet et Laurent Gontier

Quelle frontière demain ?

A Belleek, Theresa May s’est rendue à la manufacture de poterie. L’endroit jouxte un pont frontalier que gardent, complices, des policiers des deux bords. Prospère, l’entreprise réalise l’essentiel de son chiffre d’affaire dans le Royaume Uni et souffrirait donc peu d’un Brexit aux règles douanières défavorables aux Britanniques. Destinée avant tout à rassurer l’économie, cette visite a peu mobilisé les badauds. Au Black Cat, un pub local, les habitués n’ont pas délogé. Kevin Monaghan, résume la situation précaire du Premier Ministre qui devra bientôt gérer une frontière avec l’Irlande et une autre avec l’UE : « Elle est honnête mais c’est une morte en sursis. » Aidan ne s’est pas non plus dérangé : « Cette visite ne signifie rien, ni pour moi, ni pour personne ici. Le problème est simple : la frontière, personne n’en veut. La hard border à l’ancienne voulue par les Brexiters serait aujourd’hui impossible. Avec les portables, la moindre bavure finirait sur les réseaux sociaux. Quant à la soft border avec surveillance électronique de Boris Johnson, elle n’aurait aucune chance. Pas une caméra ne tiendrait plus de deux minutes. »

Hard ou soft, le problème frontalier est avant tout d’ordre symbolique. Du côté de Belcoo, – village frontalier d’Irlande du Nord séparé par un pont de Blacklion en République-, adossé au capot de sa très British Land Rover, John Sheridan regarde paître ses moutons dans un champ à cheval sur la frontière. Il est révulsé par la situation : « Je suis fermier, j’élève du bétail dans les deux pays. Je suis protestant et je vis côté nord. J’ai voté contre le Brexit. Pour moi, c’est un désastre ». Selon lui, libérés des normes européennes, les Britanniques ré-introduiront des viandes bon marché, gonflées aux hormones contre lesquelles les éleveurs comme lui ne pourront pas lutter. Il évoque également Guinness, et Coca-Cola qui ont déjà détruit des emplois en relocalisant du nord au sud. « Je suis tout à fait pessimiste et pas du tout de bonne humeur. Le référendum du Brexit, ce n’était qu’un mensonge décidé par des menteurs. Le Brexit divise, renforce le sectarisme au nord et j’ai peur que le pays finisse en champ de ruines. Je suis aussi très inquiet pour la paix, pour l’avenir de nos familles, de nos communautés. Car même une soft border finirait, à terme, en hard border. »

John Sheridan.
John Sheridan.© Elisabeth Blanchet et Laurent Gontier

Des poches de résistance

L’inquiétude de John n’affecte en aucun cas la sérénité béate de ses moutons pour qui l’herbe a le même goût d’un côté comme de l’autre de la frontière. Le soleil couchant caresse le relief vallonné de ce coin de paradis bucolique et verdoyant. « Vous connaissez l’expression Perfide Albion ? Je n’ai jamais rien attendu de Westminster. Nous ne représentons que 3% de la population du Royaume Uni, une minorité invisible pour eux qui nous considèrent tout juste comme Britanniques. » Un sentiment d’abandon largement partagé dans le Borderland. Au nord, il paraît moins prononcé. Des fiefs de résistance unionistes, villes et simples villages, continuent à afficher leur fidèle attachement à la couronne, notamment à (London)Derry, où le Bloody Sunday a durablement scindé les communautés. A Belfast, les Républicains et les Unionistes sont séparée par le Peace Wall, un mur aveugle rehaussé d’un gigantesque grillage. Comme une version fantasmée d’une frontière qui n’existe plus là-bas, sur le terrain, et qu’on se ferait un devoir de perpétuer ici, en version à la fois miniature et exacerbée : petite par la taille, terrible par sa surenchère de barbelés. Les rares portes qui la percent sont fermées la nuit. « Ca les tient à distance », dit Trevor Huskins, un habitué du Poney Club, un pub unioniste, en parlant « de ceux de l’autre côté ». Mais comme le souligne avec espoir Mark Wallace, patron d’un autre pub unioniste du coin, le mur n’empêche pas les jeunes des deux bords de se rencontrer, de se fréquenter, de participer aux mêmes événements sportifs et culturels… De quoi faire passer les crispations communautaires pour un combat d’arrière garde d’une époque révolue.

Les chiffres, eux, disent une autre histoire : la démographie augmente en faveur des Républicains. Les Unionistes seront bientôt en minorité. Au Québec, où un autre peuple a longtemps vécu sous la coupe des Britanniques, on parlait de « revanche des berceaux ». C’est une autre minorité, non négligeable, qui a voté en faveur du Brexit : 44 contre 56 % des votes exprimés. « J’ai voté pour le Brexit. Je ne veux pas de l’Europe qui nous apporte tous ces immigrés. La frontière avec l’Irlande ? Bien sûr qu’il faut une hard border ! », assène Trevor tandis que les autres clients acquiescent. Pourtant la fidélité à la couronne britannique semble quelque peu bousculée puisque la demande de passeports irlandais du côté unioniste ne cesse d’augmenter. Sans doute un premier pas symbolique de l’intégration des Irlandais du Nord dans la République.

Vers une réunification de l’Irlande

Paradoxalement, alors que le Brexit ravive la menace d’une frontière, il réveille aussi un vieux rêve, celui d’une Irlande unie, d’une île devenue enfin un seul pays. « Le Brexit nous apportera l’unification de l’Irlande. Quand ils ne toucheront plus de subsides de l’Europe, tous les Unionistes prendront la nationalité irlandaise. Aucune balle ne sera tirée et nous aurons une Irlande unie », affirme Toirbhealach, exalté. Pour John, « le meilleur moyen de se sortir de tout ça serait de voter à nouveau mais en donnant cette fois les faits, la vérité ». En tout cas, quoiqu’il arrive dans les couloirs de Westminster et de Bruxelles, les frontaliers eux, veulent tous ou presque que la « frontière reste comme ça « . Quelques filous, cependant, voient d’un bon oeil le retour d’une hard border pour rétablir le marché juteux et terriblement excitant de la contrebande !

Par Elisabeth Blanchet et Laurent Gontier

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