© MICHAEL SCHOLL/SAVE OUR SEAS FOUNDATION

Pour le biologiste Michael Scholl « nous sommes devenus les superprédateurs »

Nicolas Bogaerts Journaliste

Passé des eaux douces du lac Léman aux océans des grands prédateurs, le biologiste marin suisse a transformé les craintes nourries par Les Dents de la mer de Steven Spielberg en programmes de préservation des requins et des océans.

Quel a été le point de rencontre entre votre discipline, la biologie marine, et la préservation des espèces en danger, les raies et surtout les requins ?

Dans les années 1970-1980, à l’époque de Cousteau, on nous disait que les océans étaient la nouvelle frontière, une  » terra incognita  » aux ressources illimitées. Aujourd’hui on peut se demander comment il a été possible de penser quelque chose d’aussi absurde. Alors oui, 95 % des océans nous sont quasiment inaccessibles et la partie que nous explorons n’est qu’une fine pellicule en surface. Mais en quarante ans, on est passés des  » ressources illimitées  » à l’extinction programmée de gros poissons. Dans les années 1980, on savait déjà que certaines espèces allaient mal, les requins notamment, chassés pour leurs ailerons. A cela s’est ajouté par la suite le phénomène de  » by-catch « , lié aux pêches de longue ligne pour le thon : une quantité assez incroyable de requins ont été pris dans les filets. Les requins ont évolué pendant 400 millions d’années pour devenir un animal parfaitement adapté au milieu marin. Mais ils sont très vulnérables à la pêche intensive, leur capacité de régénération n’étant pas si élevée : 70 % des requins mettent bas de 2 à 50 bébés, et la période qui précède la maturité peut aller de vingt à trente ans. Certaines espèces, comme le requin du Groenland, peuvent attendre, pense-t-on, une centaine d’années avant de devenir adulte. Résultat : pour beaucoup de populations, on est passés à moins de 10 % de survivants en cinquante ans.

Un tourisme qui se développe dans le respect des espèces contribue à les sauver.

N’est-il pas compliqué de préserver un animal dont l’image est fortement pénalisée par le cinéma et la médiatisation de ses « attaques » ?

La question de la préservation dépasse le simple cas du requin. Les baleines, qui ont une image plus positive et sont protégées depuis les années 1970, sont malgré tout massacrées dans les îles Féroé ou au Japon… Notre crainte du requin est liée à la peur de l’inconnu : il évolue dans un environnement pour lequel nous, humains, sommes parfaitement inadaptés. Le meilleur de nos nageurs fait rigoler la plus petite otarie et nous craignons la profondeur. Par ailleurs, la problématique autour de ce qu’on nomme les  » attaques de requins  » est erronée. Une centaine de personnes se font mordre par an dans le monde par un requin et entre 5 et 15 en meurent. C’est une des causes de mortalité les plus minimes qui existent. Mais elle est incontrôlable. Au cours de mes recherches, j’ai vu des grands requins blancs davantage attirés par un bout de bois flottant que par mes appâts. La plupart des requins sont naturellement curieux et prudents. Mais comme ils n’ont ni main ni bras, ils appréhendent les choses avec la bouche. Les accidents surviennent quand les nageurs ou les surfeurs s’aventurent dans des zones où l’eau est agitée et diminue la vue des requins alors qu’ils sont habitués à y trouver des otaries, des dauphins ou des phoques. Si j’ai le choix entre un terrain de football à partager avec un lion ou une piscine avec dix requins blancs, je plongerai dans la piscine sans hésiter. Le terrain de foot, je sais que je ne le traverserai pas vivant.

On ne parle pas assez des gens formidables qui ont sauvé une population, une espèce ou un écosystème.

Dans quelle mesure l’éthologie, qui étudie le comportement des animaux, est familière de votre approche ?

Ce n’est pas une discipline aisée en milieu marin. Car, par définition, on ne peut suivre et observer en permanence les populations. Les chercheurs américains Samuel Gruber et Eugenie Clark ont été des pionniers dans l’intégration de cette approche. Elle est très importante, spécialement aujourd’hui alors qu’il est beaucoup question de spécisme, de notre relation avec le monde animal, de notre consommation. On sait désormais que les animaux ressentent de la douleur et la conscience a été démontrée chez plusieurs d’entre eux (gorilles, chimpanzés, dauphins…). Notre conviction que les animaux n’en ont pas et sont juste là, comme le reste de la nature, pour nous servir et nous nourrir, a des racines profondément religieuses. Reconnaître que les animaux ont une conscience et des traits de caractère pourra in fine nous intéresser à leur sort.

La problématique des requins est-elle similaire à celle d’autres prédateurs, terrestres ceux-là, les loups ?

Bon exemple. Les loups ne sont pas des animaux qui vont nous chasser et sont plutôt discrets, à l’instar des requins. Depuis quarante ans, l’extermination des requins va bon train dans les océans. Sur Terre, on a réussi notre coup : les loups ont été exterminés il y a une centaine d’années. Ils avaient disparu dans les Alpes, dans le Jura, dans les plaines du Nord. Ils reviennent lentement, avec des répercussions sur l’écosystème et nos habitudes. Notre peur nourrie par les fables, si jadis elle avait du sens, est aujourd’hui absurde. Nous sommes devenus depuis peu des superprédateurs, au regard de l’histoire de notre évolution, en développant des savoirs et une technicité.

Michael Scholl préside la fondation Save Our Seas, basée à Genève.
Michael Scholl préside la fondation Save Our Seas, basée à Genève.© MICHAEL SCHOLL/SAVE OUR SEAS FOUNDATION

Est-ce ce constat qui a donné à l’être humain l’illusion qu’il était chez lui partout ?

Oui. Cette vision a été altérée par notre mode de société et par l’explosion de notre démographie. Nous nous sommes octroyé ce rôle de propriétaire destructeur. Et nous avons l’impression que la Terre et les océans nous appartiennent. Or, nous sommes une espèce parmi des millions d’autres qui ont toutes le même droit de vivre sur cette planète. Quand on élimine les grands prédateurs, on touche à leurs écosystèmes parce qu’ils en sont les régulateurs et les indicateurs de bonne santé. Cet équilibre s’est construit sur 400 millions d’années et a survécu à des cataclysmes. Si, en l’espace de cinquante ans, nous arrivons à menacer les espèces qui en sont la clé de voûte, ça ne peut pas être sans conséquence.

Vous présidez la Fondation Save Our Seas, à Genève. Quelles solutions concrètes proposez-vous et pour quels résultats ?

Notre travail se décline en projets de recherches scientifiques, de conservation et d’éducation que nous supportons financièrement dans les zones où le changement climatique, la pollution, la surpêche et la persécution provoquent des pertes d’habitats, diminuent les natalités et entraînent des extinctions précoces dans les populations de requins et de raies. Un exemple : nous dispensons des formations aux Seychelles, dans les Bahamas et aux Galapagos, auprès de communautés ciblées dont les membres, qui vivent pourtant entourés de mer, n’ont jamais mis un masque pour aller voir leur environnement marin et considèrent l’eau comme un milieu dangereux. Aux Seychelles, nous avons organisé des camps pour enfants entre 10 et 14 ans. Le premier jour, ils avaient peur au milieu des récifs, des requins et des raies. Ils ne s’enfonçaient pas trop dans l’eau… Cinq jours plus tard, je devais leur retirer les palmes parce qu’ils allaient voir les requins de près. La dimension touristique joue aussi un rôle : les Bahamas, qui ont protégé tous leurs requins depuis une dizaine d’années, ont vu une hausse du nombre de leurs visiteurs. Aux Galapagos, chaque requin préservé dans son environnement vaut environ deux millions de dollars de rentrées touristiques. Un pêcheur qui attrape une centaine de requins va en tirer 200 ou 300 dollars. S’il attire 40 personnes pour aller les observer, il récoltera entre 100 et 150 dollars par touriste, qui ramènera d’autres amateurs. Un tourisme qui se développe dans le respect de ces espèces – ce qui n’est pas toujours le cas – en change la vision et contribue à les sauver. Notre objectif est d’augmenter notre compréhension de ces créatures mystérieuses, de partager nos connaissances avec le grand public, de modifier le regard sur les requins et sur les océans, et ainsi de permettre de développer de meilleures solutions légales de protection.

Notre objectif est de partager nos connaissances, de modifier le regard sur les requins et sur les océans.

Comment recréer un cercle vertueux dans les océans ?

Il faut voir la situation dans sa globalité. Aujourd’hui, la problématique prioritaire est le plastique qui envahit les océans. Vouloir les nettoyer est louable. Mais ils ne constituent que l’échelon final du processus. Il faudrait d’abord tarir ou réduire la source de cette pollution. Je suis content de voir que des pays comme la Belgique interdisent les pailles. Ce type de démarche s’impose : 500 millions de pailles sont utilisées et jetées chaque jour aux Etats-Unis. Et 373 milliards de chewing-gums sont consommés par an dans le monde. Mais pour mener ce combat, on agite trop souvent le mécanisme de la peur, au détriment des nouvelles positives. Or, cinquante ans d’efforts de conservation, de mouvements écologiques et de recherches scientifiques ont tout de même produit des résultats probants. Des gens formidables ont voué leur vie à sauver qui une population, qui une espèce, qui un écosystème. On n’en parle pas assez.

Bio express

1971 : Naissance le 7 mai à Zurich

1995 : Début des recherches à la station de Bimini, aux Bahamas.

1996-2006 : Travail d’observation des requins autour de l’île Dyer, au large du Cap, en Afrique du Sud.

2002 : Création du White Shark Trust, en soutien à des projets de recherche et de conservation de requins blancs.

2003 : Création de la fondation Save Our Seas, à Genève, dont Michael Scholl est le CEO.

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