Patrick Dupriez

Nucléaire : ne nous trompons pas de solutions

Patrick Dupriez Président d'Etopia, Centre d’animation et de recherche en écologie politique

Il est parfois difficile de ramener un débat sensible sur les rails du raisonnable… Comme un refrain automnal porté par les premiers frimas, la question des risques de black-out électrique réapparaît avec son cortège d’interrogations sur la prolongation de la durée de vie de nos centrales nucléaires, sur leur importance pour assurer notre indépendance énergétique et, in fine, sur le confort des ménages belges.

Instrumentalisant le défi climatique, l’industrie nucléaire semble renaître, une fois encore, de ses cendres en transformant le gigantesque problème que nous traînons depuis des décennies en soudaine opportunité. Le nucléaire serait la solution miracle qui nous garantirait la prospérité grâce à une énergie foisonnante, illimitée et bon marché, dé-carbonée qui plus est.

Dans un monde imaginaire, il suffirait de prolonger les centrales nucléaires, voire même d’en construire 8000 supplémentaires – le parc mondial actuel compte 417 réacteurs – de « nouvelle génération » (qu’importe ce qui se cache derrière ce terme), partout sur la planète, en un claquement de doigt et de portefeuille, afin de bénéficier d’une paix universelle prospère générée par de l’énergie pour toutes et tous.

Étonnamment, le coût économique astronomique de ce scénario n’est guère évoqué, ni la question, irrésolue depuis 60 ans, des déchets radioactifs. Une question technologique mais aussi éthique : que penser de cette trace irrémédiable – peut-être la seule – que laissera l’humanité sur la surface de la terre pour les millénaires à venir ? Nulle part non plus n’est réellement débattue la question de l’approvisionnement en uranium, de son coût, de sa disponibilité, de la localisation de la ressource et donc de la dépendance géopolitique qu’il implique. Oubliée aussi l’interpénétration entre cette technologie et celle de sa grande soeur la bombe atomique ou de l’utilisation terroriste possible de matières radioactives. Voulons-nous vraiment construire des dizaines de centrales nucléaires aussi en Libye, au Nigéria, en Arabie Saoudite, en Birmanie, etc. ? Omise encore la question démocratique que le secteur nucléaire balaie depuis toujours d’un revers de main sous prétexte que sa sensibilité requiert l’opacité, voire le secret. Et puis, soigneusement minimisé le danger intrinsèque de centrales nucléaires, dont les ingénieurs nous prédisaient un accident grave d’une probabilité de « moins de 1 sur 100.000 années-réacteurs » alors que sur un parc mondial historique de 450 réacteurs, 5 à ce jour ont connu un tel accident, soit une occurrence 300 fois supérieure… Au point qu’aucune compagnie d’assurances au monde n’accepte plus de couvrir les risques de ces très inestimables coûts.

Dans le regard de certains ingénieurs, la technologie est infaillible : « ce n’est pas la faute de ma machine si l’usager dysfonctionne ». Mais qu’on le veuille ou non pourtant, même rarissimement, des voitures tombent en panne, des trains déraillent et parfois même des avions s’écrasent. L’humain est faillible (et c’est heureux !). Cela nous autorise-t-il à perpétuer une énergie qui, si elle est une prouesse technique évidente, n’en reste pas moins un potentiel moyen de destruction de la vie inégalé à l’échelle de l’humanité ? Dans quel monde voulons-nous vivre et faire grandir nos enfants, les enfants de nos enfants et les générations à venir dont on aimerait qu’elles puissent jouir d’une nature préservée alors que l’utilité de nos tours de refroidissement aura depuis longtemps été oubliée ?

À l’heure où la question climatique s’impose – enfin ! – à l’agenda de tous, il semblerait que le nucléaire soit devenu pour certains au mieux une solution miracle, au pire un mal nécessaire. Rappelons dès lors que le nucléaire n’est la source que d’environ 3% de l’énergie consommée mondialement, le plus souvent dans des pays fortement émetteurs directs et indirects de CO2. Doubler le nombre de centrales, nonobstant les risques évoqués plus haut, n’aurait donc qu’un impact marginal sur les émissions de gaz à effet de serre, impact dérisoire par rapport au potentiel de réductions possibles par ailleurs à bien moindres coûts. L’urgence climatique ne permet donc guère de l’envisager comme une piste crédible et, quand bien même on évacuerait d’un coup de baguette magique l’ensemble des contraintes évoquées, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre des dizaines d’années avant l’arrivée hypothétique de nouvelles centrales.

L’édition 2019 du World Nuclear Industry Status Report le confirme : Face à l’urgence climatique, le nucléaire est trop cher et trop lent et les investissements doivent être consacrés en priorité aux solutions énergétiques les plus efficaces, les plus économiques et les plus rapides, autrement dit, aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique.

Le coût astronomique que requerraient ces investissements, y compris pour une prolongation de 10 ou 20 ans de nos vieux réacteurs, détournerait l’argent que nous devons consacrer à rendre nos systèmes sobres énergétiquement. Aucun pays au monde n’envisage d’ailleurs sérieusement un développement massif du nucléaire comme source d’énergie fiable permettant de relever le défi climatique. Standard and Poors, lui-même, reconnaît que le secteur a de moins en moins d’attrait économique, l’amélioration régulière de la compétitivité des énergies renouvelables le rendant obsolète du point de vue des investissements.

N’en déplaise aux rêveurs habillés du costume d’ingénieur : le nucléaire est une technologie du siècle passé.

Le fait que des pays comme la Belgique ou la France aient tant de mal à sortir de cette énergie brouille notre regard. Et cet aveuglement, entretenu par de puissants lobbies, doit nous alerter sur la structure intrinsèque qu’impose la technocratie liée à la production d’énergie nucléaire. En sortir est, certes, difficile et complexe mais des centaines de pays vivent sans atome et même une puissance mondiale comme l’Allemagne a compris l’importance de s’en désintoxiquer et de mettre en place des systèmes plus résilients.

La bonne nouvelle, c’est que l’énergie renouvelable, qui ne bénéficie en Belgique que d’une part infime des crédits de recherche et de développement affectés à l’atome depuis des décennies, se développe partout dans le monde. Solaire, éolienne, géothermique, issue de la biomasse… partout, elle se déploie alors que les centrales nucléaires ferment les unes après les autres. Les scénarios les plus optimistes prédisent au mieux une stagnation du nombre de centrales atomiques dans le monde étant entendu que 417 réacteurs âgés vont devoir définitivement être arrêtés dans la décennie[1].

La révolution énergétique du renouvelable demande de repenser nos réseaux et nos consommations (dont celles de l’industrie lourde) ; elle représente un défi industriel et une opportunité économique ; elle nous engage dans une société plus démocratique, pacifique et résiliente. Et nous avons conscience que si elle est complexe à mettre en oeuvre, c’est aussi à cause de son incompatibilité avec le nucléaire qui, chez nous, verrouille le chemin de la transition.

Alors, évitons le brouillard, la peur, la précipitation et ne nous trompons pas de solutions…

[1]

World Nuclear Industry Status Report (2019) : https://www.worldnuclearreport.org)

https://www.worldnuclearreport.org/All-the-graphs-from-the-2019-report.html

https://www.worldnuclearreport.org/IMG/pdf/figure_7_nuke-world-operatingreactors.pdf

https://www.worldnuclearreport.org/IMG/pdf/figure_8_nuke-world-underconstruction-1954-2019.pdf

https://www.worldnuclearreport.org/IMG/pdf/figure_18_nuke-world-projectionsplex.pdf

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