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Waterloo, 1815 : les Belges pris entre deux feux

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Aigle impérial ou bannière hollandaise ? L’ultime incursion de Napoléon force les Belges à choisir leur camp. Sur le champ de bataille, ils se reconnaissent, s’invectivent, s’entretuent….

Napoléon, le retour. Cent-Jours, un feu de paille, un accident de parcours. L’empereur des Français s’en ira aussi vite qu’il est revenu. Son déboulé, au printemps 1815, prend les Belges de court. Tout va si vite que « l’opinion n’a pas vraiment eu le temps de se mobiliser », relève l’historien de l’Université de Liège, Philippe Raxhon.

La nouvelle, certes sensationnelle, laisse de marbre. « Aucune agitation ne se manifestait dans le pays. Le « vol de l’aigle » n’y avait provoqué que de l’inquiétude », s’il faut en croire l’historien gantois Henri Pirenne. Le come-back de Napoléon n’annonce rien de bon, si ce n’est le retour des ennuis. De la guerre, de la conscription dévorante en hommes, de lourds impôts. Grosse fatigue. Les Belges ne sont plus d’humeur à jouer dans cette pièce. Qu’ont-ils à gagner dans cette galère ? « Aucune émotion ne se manifesta quand l’armée française franchit la frontière, le 15 juin », reprend Henri Pirenne.

Ce n’est pas ce que ressent ou ce que veut croire Napoléon lorsqu’il met le pied en territoire belge. « Le pays est parfaitement bien disposé », confie-t-il par lettre à son frère Joseph Bonaparte. Le grand homme ne doute de rien : les Belges seront à ses côtés. Comment pourraient-ils en être autrement ? « Ils me furent toujours fidèles. D’ailleurs, les Belges sont des Français », lance Napoléon en voyant la foule l’acclamer lors de son passage à Gilly. Ses adversaires lui facilitent la tâche. L’accueil chaleureux que l’empereur reçoit en pays wallon se nourrit de la détestation que suscite depuis 1814 l’occupant prussien. Les Wallons n’ont que mépris et aversion pour cette « vermine verte », arrogante, exigeante, brutale, qui se comporte comme en pays conquis.

Sous quelle bannière se ranger ?

Difficile, dans ce tourbillon, de rester au balcon. De se contenter de compter les coups. Des Belges s’engagent, choisissent leur camp. Sous quelle bannière se ranger ? Logiquement sous les couleurs du nouveau régime hollandais. Guillaume Ier des Pays-Bas bat le rappel. Un flop. « Le rendement du recrutement est très faible et l’état d’esprit de la troupe très mauvais, raconte Jean-Michel Sterkendries, historien militaire à l’Ecole militaire. Ce sont souvent de pauvres hères réduits à la mendicité qui s’enrôlent. »

Wellington himself ne s’y trompe pas. Il tient ces soldats en piètre estime et prend soin de les noyer dans les rangs hollandais et nassauviens. Les Belges iront au feu sous la cocarde orange, et c’est en néerlandais qu’ils seront commandés. Le duc de Fer a des soupçons : « Il craignait que les soldats belges engagés ne trahissent les alliés pour rejoindre l’empereur », rappelle Yves Vander Cruysen, échevin MR à Waterloo et conservateur du champ de bataille.

La méfiance règne : « Les Prussiens n’hésitent pas à déporter vers l’Allemagne une partie des anciens militaires qui ont servi sous l’uniforme français, plusieurs centaines d’hommes », rapporte l’historien José Olcina (1). De fait : des jeunes gens en pincent encore pour le « petit Tondu » qu’ils ont déjà servi dans la Grande Armée. La cause des Alliés ne pèse guère face à la nostalgie des jours glorieux. « La Belgique, Sire, prie pour que vous soyez victorieux, car les Anglais et les Prussiens sont aussi détestés les uns que les autres », assurent deux déserteurs belges qui sont présentés à l’empereur à la veille du choc décisif.

Parole de traîtres ? A une époque où les régimes vont et viennent, où l’attachement au maître du moment manque singulièrement d’épaisseur, la notion de transfuge reste toute relative. « Les va-et-vient d’un camp à l’autre ne sont pas interprétés comme une marque de trahison », souligne Philippe Raxhon. « Les trajectoires individuelles des Belges à Waterloo sont surtout guidées par la fidélité au régiment. On suit son drapeau », abonde Jean-Michel Sterkendries.

L’Aigle impérial continue d’ensorceler, assure un témoin de l’époque. Nombreux sont les Belges qui auraient repris du service dans l’armée française. Surtout s’ils étaient Wallons. « Environ 300 officiers issus des « Départements belges » s’alignent dans l’armée française des Cent-Jours, dont une majorité de Wallons, c’est-à-dire davantage que dans l’armée des Pays-Bas », avance l’historien et directeur général de l’Institut Destrée Philippe Destatte, qui évoque aussi ces « nombreux Français de Wallonie tombés à Waterloo, parfois sous les coups de baïonnettes d’autres Wallons ».

Les Wallons ralliés au panache français, alors que Flamands et Bruxellois optent pour les couleurs alliées : la tentation est grande. Certains y ont succombé. Trop simple, trop beau pour être vrai. « Cela semble logique, mais il faut parfois se méfier de la logique en histoire. La vérité, c’est qu’on n’en sait rien. C’est invérifiable du côté français et pratiquement aussi difficile du côté allié », réplique Jean-Michel Sterkendries.

José Olcina, historien qui a exploré les états d’âmes des Belges au crépuscule de l’empire napoléonien, avance quelques chiffres à la veille de Waterloo : 5 000 à 6 000 soldats belges de carrière dans les rangs hollandais, face à 4 500 soldats belges sous l’Aigle impérial, dont plus de 300 officiers restés fidèles à l’empereur, 69 % d’origine wallonne, 21% d’origine flamande et 10% d’origine bruxelloise.

De là à soupçonner une ligne de fracture communautaire… « Foutaises, bêtises », assène Luc De Vos, professeur émérite à l’Ecole militaire. Son successeur, Jean-Michel Sterkendries, présente aussi un échantillon bien peu représentatif des chefs de corps belges qui servaient dans l’armée alliée à Waterloo : sept Bruxellois, quatre Wallons, trois Flamands… CQFD.

Une lutte fratricide

Quel que soit leur camp, les combattants belges à Waterloo « vont à la mort tout simplement parce que tel était leur devoir, la tristesse dans l’âme », selon la formule d’un historien. La perspective d’affronter « des frères, des amis » restés ou passés de l’autre côté de la barrière, a de quoi refroidir les ardeurs guerrières. Waterloo est aussi une lutte fratricide. Entre Belges, « certains se reconnaissent, s’invectivent, essaient de convaincre de changer de camp », raconte Jean-Michel Sterkendries. Des familles se déchirent au coeur de la mêlée. Ainsi les van Merlen : Jean-Baptiste, ancien de la Grande Armée que Napoléon a fait baron, commande la cavalerie hollando-belge, alors que son frère cadet Philippe est officier d’état-major dans le camp napoléonien. Jean-Baptiste y perdra la vie.

Sous uniforme français ou hollandais, les Belges ne déméritent pas sur le champ de bataille. Certains font bonne figure dans les rangs anglo-hollandais, le 16 juin aux Quatre-Bras, et contribuent par leur résistance à la jonction des forces anglaises et prussiennes qui précipitera la perte de Napoléon à Waterloo. Mais dans l’ensemble, estime José Olcina, « il semble que leur contribution à la victoire alliée fut relativement secondaire. On est même en droit de se demander si le comportement de certaines unités ne fut pas tout simplement médiocre. »

Ingrat Wellington, qui alimente le soupçon : dans sa première dépêche qui annonce la victoire de Waterloo, le duc de fer ignore royalement le comportement des Belges sous le feu. Une triste réputation est née : « L’historiographie britannique va longtemps véhiculer l’image de Belges poltrons et peu combatifs à Waterloo », conclut Philippe Raxhon. l

  • (1) L’opinion publique de la retraite de Russie à Waterloo, La Belgique française 1792-1815, par José Olcina, Crédit communal, 1993.

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