Rosanne Mathot

Votre mundaneum est-il assez salé ?

Rosanne Mathot Journaliste

Où il est question de l’ancêtre belge de l’Internet, de généalogie, d’un cocktail singulier, d’un très ancien méfait nazi et d’un tout nouveau crime bruxellois. Un récit à base de réalité, de fiction, de dérision et d’observation : quatre tiers servis exclusivement au « Café Geyser ».

Les adultes qui grimpent aux arbres sont éminemment suspects. Leur pied glisse sur la mousse. Leur mollet s’écorche sur l’écorce. Le feuillage leur fouette le visage. En conséquence de quoi, les grimpeurs gémissent avec des effarouchements de vieille miss offensée et ils finissent toujours par redescendre à terre. Toutes ces choses donnent évidemment à réfléchir. La pensée coule sans interruption, comme un robinet mal serré. On l’entend d’ailleurs goutter dans la cuisine. Le tout nouveau garçon de café, le très vieux Heinrich, y prépare justement un cocktail de son cru qu’il a appelé  » Mundaneum « .

De quel voyage, de quel délire, de quel passé ce vieillard allemand a-t-il tiré ce breuvage improbable (1) ? A base d’asperges, de guimauve, de neige et de crème fouettée, la boisson qu’il dit  » univerZelle  » est servie presque exclusivement à des tablées studieuses, toutes en costumes noirs et en longues jupes amples : des mormons. Il faut dire que les autres clients n’en veulent pas. Ça leur soulève le coeur. Une fois, même un végétarien a pensé en mourir.

Il arrive que d’aucuns demandent à Heinrich, sur le ton du conspirateur :  » Votre Mundaneum est-il assez salé ?  » Alors, automatiquement, l’ancien militaire fait un bond arthritique dans l’arrière-salle et revient, lourdement chargé, une besace ventripotente en bandoulière. Il en extirpe des fiches cartonnées jaunes, noires d’annotations anciennes, au sujet de familles du monde entier.

Ces cartes – qui sentent le moisi et le rance – entament ensuite systématiquement une sarabande frénétique, au centre d’un cercle compact d’épaules, de plumes et de cahiers. On voit même parfois ricocher dans les verres, sur la table, l’éclat de l’une ou l’autre pièce d’argent qui roule jusque dans la poche du serveur teuton (2).

Un jour, au petit matin, alors que ce manège s’était répété une bonne dizaine de fois, dans le café, on retrouva le vieil Heinrich, mort, étranglé par la bandoulière de sa besace vide. Pendant longtemps, la police tenta de percer le mystère de ce louche négoce qui avait si mal tourné ; un business sur fond de généalogie, mêlant un ancien voleur nazi à des mormons adultes qui voulaient grimper aux arbres généalogiques (3).

Cette histoire est invraisemblable. D’autant plus invraisemblable qu’elle est presque vraie. Elle fait partie de ces choses fantastiques que l’on ne trouve que dans la presse et qui font que, finalement, on est heureux de vivre, car on aime bien ne pas en croire ses yeux, même s’il y a du vilain.

Mais c’est pas tout ça. L’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une, à 20h15…

(1) Mundaneum est le nom d’un projet lancé en 1910, en Belgique, par l’ingénieur Paul Otlet et le prix Nobel de la paix Henri La Fontaine. L’objectif était de compiler l’ensemble des savoirs du monde, sur des fiches cartonnées. Otlet espérait passer, dès les années 1930, à un dispositif mécanique, précurseur de l’Internet. Hélas, le gouvernement belge ne manifesta aucun intérêt pour ce projet et ne le finança pas.

(2) L’invasion nazie donna le coup de grâce au Mundaneum : des milliers de boîtes de fiches disparurent. Ce qu’il en reste est aujourd’hui exposé au musée Mundaneum, à Mons : www.mundaneum.org

(3) La généalogie est au coeur des préoccupations des mormons, puisque parmi leurs rites figure l’obligation du baptême de leurs ancêtres non mormons, même morts. Cette secte gère d’ailleurs la plus grande bibliothèque généalogique du monde, à Salt Lake City (Etats-Unis).

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