F(s) (ici représenté par quelques membres): un collectif militant qui joue un rôle de veille et facilite les échanges d'informations. © MATHIEU GOLINVAUX

Violences faites aux femmes dans le milieu du spectacle: les rois du silence

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Alors qu’en France de nouveaux scandales éclatent, en Belgique, quelques années après les affaires Fabre et Strosberg, le milieu du spectacle continue à se taire. Est-ce à dire qu’il ne s’agissait là que de cas isolés? La réponse est non, et les abus commencent à l’école.

En octobre dernier, Guillaume Dujardin, professeur de théâtre à l’université de Besançon, a été reconnu coupable de chantages et d’agressions sexuelles sur plusieurs élèves, entre 2014 et 2017. Le 1er mars de cette année, un sit-in était organisé devant les locaux du Cours Florent, à Paris, pour dénoncer l’inaction de la direction face aux accusations de Les Callisto, une association de lutte contre les violences dans les écoles du spectacle vivant. En France, les langues se délient. Et en Belgique? C’est le silence. Pourtant, il y a quelques années, deux affaires avaient fait grand bruit.

Septembre 2018. Le site rektoverso.be publiait une lettre ouverte, intitulée #MeToo et Troubleyn/Jan Fabre. Signée par vingt personnes, essentiellement des femmes, dont huit avaient accepté de livrer leur nom, elle dénonçait les agissements du plasticien et metteur en scène/chorégraphe à la réputation internationale Jan Fabre au sein de sa compagnie anversoise Troubleyn. Remarques racistes et sexistes, humiliations, intimidation sexuelle, pratique photographique obscène clandestine: la vague MeToo avait ouvert les yeux des signataires sur les comportements déplacés du maître. « Le principe qui prévalait alors, c’était: pas de sexe, pas de solo », révélait notamment un performeur actif dans la compagnie quinze ans plus tôt.

S’il y a pouvoir, il doit y avoir contre-pouvoir. Le chantier est ouvert.

Et côté francophone? Un an plus tôt, en novembre 2017, un article du Soir décortiquait le cas de David Strosberg: sa nomination, en 2009, à la direction du Théâtre des Tanneurs alors que le conseil d’administration avait été averti que le contrat du metteur en scène avec l’Insas n’avait pas été renouvelé à la suite d’une affaire de harcèlement ; la reconduction de son mandat peu de temps après une altercation violente avec deux collaboratrices des Tanneurs. En décembre, alors que les Tanneurs étaient en pleine renégociation de leur contrat-programme avec la ministre de la Culture Alda Greoli, sous la pression, le conseil écartait David Strosberg.

Depuis, rien, ou presque. Pas d’autres dénonciations. Cela signifie-t-il que les comportements abusifs ne concernaient que ces deux cas isolés au sein des arts du spectacle? « S’il n’y a pas eu de réactions, c’est parce que c’est tellement répandu, tellement de gens sont concernés », affirme un témoin. Les comportements abusifs sont permis par un système bien établi où règnent les déséquilibres. La justice s’avère inopérante pour les sanctionner et la parole est muselée.

Violence d’un système

Pour comprendre ce silence, il faut analyser le contexte. Le secteur culturel, à part de rares exceptions, place les artistes, mais aussi une partie des autres travailleurs, dans une grande précarité. Dans le cas des comédiens, en dehors de la difficulté de décrocher le fameux statut d’artiste, il s’agit d’enchaîner des contrats à court terme, où l’on dépend – sauf si on fonctionne en collectif ou si on est soi-même créateur – du désir d’un metteur en scène ou d’un porteur de projet. Rien n’est jamais acquis.

A cette fragilité générale s’ajoute une disparité entre hommes et femmes, au détriment de celles-ci. Le 8 mars étaient dévoilés les résultats d’une étude paneuropéenne menée par l’UCLouvain pour la European Theatre Convention. Parmi les chiffres dégagés: « six hommes pour quatre femmes » dans les programmations des théâtres. Une étude menée par l’ULiège présentait en mai 2020 des chiffres sur la composition des conseils d’administration des institutions, des directions, des instances d’avis: à nouveau des majorités masculines. L’étude liégeoise soulignait dans les écoles supérieures d’art une majorité d’étudiantes diplômées (de 55 à 61%) pour une minorité de personnel enseignant féminin (de 30 à 34%). De la sortie de l’école à son nom dans un programme ou à un poste de pédagogue, il y a donc un entonnoir écrasant, avec, pour conséquence, une concurrence extrême. « Quand je regarde qui dans ma promo et dans les années avant et après moi s’en est réellement sorti et a acquis une certaine stabilité, je ne vois que des hommes », constate un de nos témoins.

La domination est aussi à l’oeuvre dans les rapports hommes-femmes. Ainsi, le cycle de réflexion « Pouvoir et dérives » , organisé à la Bellone dans le sillage de l’affaire Strosberg, a mis en avant l’impact durable du cliché du génie et de sa muse: « L’histoire de l’art et les représentations associées à la figure de l’artiste nous permettent d’éclairer la réalité historique et actuelle de la répartition des rôles en fonction du genre, et notamment de la répartition du talent. Ainsi, l’homme est toujours le créateur, celui qui, dans toute sa subjectivité, se fait regardeur, si pas voyeur. La femme, quant à elle, offre son corps au regard du créateur« , précisait une des notes de synthèse du cycle. Dans ces métiers où le corps constitue l’outil de travail traîne aussi, au fond des inconscients, l’amalgame historique entre théâtre et prostitution. « Il y a toujours eu entre la prostitution et l’art un passage incertain, du fait qu’on associe de manière équivoque beauté et volupté », écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. Une assimilation véhiculée à travers les siècles par certaines interdictions, par certains personnages réels (Sarah Bernhardt, dame galante et actrice, Constance Quéniaux, courtisane et danseuse de l’Opéra de Paris) ou fictifs ( Nana, chez Zola), et qui fit écrire à Bossuet: « Quelle mère, je ne dis pas chrétienne mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre. »

« On se perd facilement dans ce système de séduction, de compétition, d’objectivation du corps « , affirme Petra Van Brabandt.© ALICE PIEMME

#BalanceTonProf

Pire encore, au sein des écoles, la domination à l’oeuvre dans le secteur se superpose aux rapports hiérarchiques entre maître et élèves, en sachant que, pour des raisons évidentes de crédibilité et de prestige, la plupart des enseignants sont aussi actifs professionnellement hors de l’établissement. Dans le cas du secteur théâtral, les pédagogues sont aussi metteurs en scène ou directeurs d’institution, donc puissants dans l’école et hors de l’école, pendant et après.

Lors de ses interventions en avril 2019 dans « Pouvoir et dérives », la philosophe Petra Van Brabandt, professeure d’art à Sint-Lucas, à Anvers, soulignait le mélange « d’échanges formels et informels dans un cadre artistique », « la dynamique entre vie privée et vie professionnelle ». « La place de l’Eros dans nos écoles est un tabou. Il faut ouvrir la parole sur ce sujet parce que ça joue, ça a toujours joué », affirmait-elle, ajoutant plus loin « c’est un système, une structure cruciale dans notre culture occidentale dans les transferts de connaissance et de désir. […] On se perd facilement dans ce système de séduction, de compétition, d’objectivation du corps comme stratégies de survie, de succès. »

A la suite des témoignages qui nous ont été confiés, nous dénonçons ici des abus de natures différentes et de degrés divers, commis aussi bien par des hommes que par des femmes, ayant cours dans des écoles supérieures d’art subventionnées. Des abus que permet l’absence de limites claires dans des processus de travail où le recours à l’intime est généralisé, où les expérimentations ont lieu à huis clos. Jusqu’où peut-on aller dans l’exposition de la nudité ou d’un acte dégradant, dans le degré de réalisme lors de la mise en scène d’une relation sexuelle ou de tout autre acte intime? « Ce sont presque des enfants, on peut leur faire faire n’importe quoi », soutient un de nos témoins membre d’une équipe pédagogique. « Au conservatoire, on apprend à dire oui à tout, tout le temps, et concrètement à accepter de s’en prendre plein la gueule. […] Il n’est pas normal que lorsque des étudiantes courageuses prennent la parole, il n’y ait pas de conséquences, sinon néfastes pour elles », déclare une autre.

L’aide des réseaux sociaux

Nous ont été rapportés des comportements tyranniques incluant, dans le cadre de la classe, crises de colère, humiliations, remarques et distributions racistes ou sexistes, interdiction de sortir du cours, même pour se rendre aux toilettes ; des professeurs se glissant dans les loges pour « faire leurs retours » alors que les comédiennes sont en train de se changer ; prise collective d’alcool ou de drogue ou encore épuisement volontaire pour atteindre « des états limites ». Par ailleurs, dans quel autre contexte pédagogique tolère-t-on aussi ouvertement des relations intimes entre membres du corps professoral, voire de la direction, et étudiants, attisant ainsi la compétition déjà à l’oeuvre? « Ça a foutu en l’air une partie de ma vie », confesse une témoin qui s’est retrouvée dans cette situation et a mis des années à sortir de l’emprise de son ancien professeur, qui la menaçait de ruiner sa carrière. « Je n’ai jamais vu un homme arrêter cette dynamique d’emprise. Jamais. Je l’ai vu l’inciter, en profiter et, surtout, la récompenser », constate une autre.

Depuis les affaires Strosberg et Fabre, certaines choses ont changé. Des réflexions ont permis d’identifier les problèmes, de proposer des pistes de solution. Des voix se sont élevées, des solidarités sont nées, les réseaux sociaux aidant les échanges constructifs. Les processus de recrutement des directions sont appelés à devenir de plus en plus transparents. Un groupe militant, F(s), a été créé, qui rassemble aujourd’hui 350 membres, et 2 600 adhérents sur sa page Facebook. Prônant un fonctionnement horizontal et des actions collectives, F(s) joue un rôle de veille et facilite les échanges d’informations concernant dysfonctionnement et abus. « On n’est plus toutes seules dans notre coin », résume une témoin.

Mais cela ne suffit manifestement pas pour briser le cercle. Le silence et la peur sont encore de mise. Il est temps que chacun, à chaque niveau, fasse son examen de conscience. Dans les écoles, dans les compagnies, dans les théâtres, existe-t-il suffisamment de garde-fous pour pouvoir dénoncer, identifier et sanctionner les dérives? S’il y a pouvoir, il doit y avoir contre-pouvoir. Le chantier est ouvert.

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