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Vincent de Coorebyter : « Face à la crise, des solutions autoritaires vont peut-être s’imposer »

Directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp), philosophe, spécialiste de Sartre, Vincent de Coorebyter compte parmi les grands formats intellectuels de la Belgique francophone. Son métier ? Ausculter la société. Et le diagnostic qu’il pose a de quoi inquiéter : notre démocratie se porte très mal. Le monde politique subit crise sur crise, sans trouver la parade. A tel point qu’un doute jaillit : nos problèmes pourront-ils être résolus autrement que par des voies autoritaires ? « En tant que citoyen, je suis mal à l’aise à l’égard de ce que j’avance comme analyste », avoue Vincent de Coorebyter. Tout en assurant : « Je ne suis pas en train de plaider pour la dictature. » En filigrane, il nous pose à tous, citoyens du XXIe siècle, cette question dérangeante : sommes-nous habitués à trop de liberté ?

Le Vif/L’Express : Vous observez le monde politique belge depuis plusieurs années. Avez-vous le sentiment que notre démocratie se porte bien ?

Vincent de Coorebyter : Mon hypothèse, de plus en plus, est qu’elle se porte très mal. On se trouve peut-être face à une nouvelle donne. Depuis pas mal d’années, des chercheurs parlent d’une crise de la représentation. Une première forme de malaise a été observée au début des années 1990, avec la montée de l’extrême droite, le fameux dimanche noir en Belgique. On a aussi assisté à un vote protestataire, pas nécessairement d’extrême droite, et à une hausse de l’abstention. Certains analystes ont alors évoqué un décalage entre des partis souvent nés de clivages datant du XIXe siècle et une nouvelle donne dans la société. Le citoyen ne se retrouverait plus dans les vieilles idéologies un peu ossifiées.
On sent que cette théorie ne vous convainc pas totalement.
Ce diagnostic, une crise de la représentation, reste sans doute exact, mais il ne paraît plus suffisant. Le problème n’est pas que les gouvernements agissent au mépris de ce que veut le peuple. Le malaise, aujourd’hui, c’est que l’Etat ne parvient plus à agir. La démocratie peine à faire ce pour quoi elle existe : décider, régler les problèmes, fixer un cap, maîtriser le destin collectif des peuples.

A quoi le voyez-vous ?

Un élément frappant, c’est la multiplication des interventions de crise, qui contournent les règles ordinaires de l’exercice du pouvoir. Rappelons-nous la crise financière de 2008 : en trois week-ends, le gouvernement prend des décisions engageant l’Etat pour des sommes considérables, sans avoir le temps d’un débat préalable au Parlement. Le Premier ministre et le ministre des Finances mènent une partie des opérations de sauvetage pratiquement à eux deux. Au sein même du gouvernement, certains partis, comme le PS, estiment qu’ils sont court-circuités. Autre exemple : on est intervenu en Libye sur la base d’une résolution des Nations unies, elle-même arrachée par le volontarisme de la France et du Royaume-Uni. Formellement, il s’agissait de prendre les mesures nécessaires pour protéger les populations civiles. On a bien compris qu’en réalité on menait une guerre pour destituer un dictateur. En termes de droits de l’homme, c’est légitime. N’empêche, on va bien au-delà de ce que prévoyait la résolution.

Le sauvetage de Fortis, l’intervention en Libye : deux symptômes d’une même maladie ?

De plus en plus, on voit des hauts responsables politiques et des super-technocrates décider dans des cercles très restreints, sans débat démocratique. Cela évite des effondrements du système. Mais ça laisse aux citoyens un sentiment de malaise. Les politiques n’ont rien vu venir. Ils subissent les événements. Alors qu’on apprend très vite, dès qu’une crise a lieu, qu’elle était prévisible et que certains l’avaient annoncée, que ce soit les dangers du nucléaire en bord de mer au Japon ou la folie des subprimes aux Etats-Unis. Le malaise est d’autant plus grand que, une fois l’incendie éteint, on ne règle pas le problème de fond. On ne voit pas où est la nouvelle organisation du système financier international. On cascade de menace en menace, la Grèce, puis l’Irlande, l’Italie, les Etats-Unis…

Pourquoi les politiques peinent-ils à saisir les problèmes à bras-le-corps et à poser de vrais choix ?

Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir que détiennent certains grands acteurs économiques. Fukushima, ça s’avère être une sorte de mensonge d’Etat bâti main dans la main avec la filière nucléaire japonaise. La gigantesque marée noire qui s’est produite au large de la Louisiane, en avril 2010, a mis en évidence la collusion entre la multinationale BP et certains maillons de la chaîne de décision aux Etats-Unis. C’est une partie de la réponse.

Mais cela n’explique pas tout.

Les Etats subissent une autre forme d’impuissance, volontaire celle-là. En participant à la construction européenne, ils ont renoncé à certaines de leurs prérogatives historiques. Les gouvernements, les Parlements nationaux rendent des comptes de manière directe à leur population. Avec la Commission et le Conseil européen, on voit se développer une dynamique politique dont les citoyens ont l’impression qu’elle leur échappe. Or, à travers elle, des choix aux conséquences lourdes sont posés. Décider que le principe de base sera la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux, cela dynamise l’économie, mais cela exacerbe aussi la compétition. Certains citoyens sont sur une voie ascendante grâce à la construction européenne, mais, pour d’autres, celle-ci est au contraire très angoissante, voire synonyme de chômage et d’exclusion.

Les pressions des grandes multinationales et l’opacité du pouvoir européen suffisent-elles à expliquer l’impuissance de la démocratie ?

Un autre phénomène joue : notre soif de liberté, tout simplement. Pour reprendre le titre d’un beau livre du philosophe autrichien Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, nous vivons dans des sociétés ouvertes, des sociétés libérales, des droits de l’homme, de la libre entreprise, du libre marché.

Karl Popper est d’ailleurs le penseur fétiche de Guy Verhofstadt, chef du groupe libéral au Parlement européen. C’est en référence à lui, notamment, que le VLD s’est rebaptisé Open VLD.

Tout à fait. Mais qui dit sociétés ouvertes dit sociétés dépendantes de l’exercice qu’une myriade d’individus font de leur liberté. Et quand toute une série de personnes posent le même choix au même moment, cela peut aboutir à des défis très difficilement maîtrisables. Prenons les migrations. A titre individuel, la migration ne pose pas question. Le problème surgit quand elle devient massive, quand des dizaines de milliers de personnes quittent les mêmes pays pour aller chercher un avenir meilleur dans des zones plus prospères. Ces personnes ont d’excellentes raisons de le faire… Fondamentalement, elles exercent une liberté individuelle, celle de circuler, même si elles le font parfois au mépris des règles de séjour sur le territoire. Mais l’effet de masse, lui, s’il assouplit le marché du travail, peut être très déstabilisant pour les salaires, l’aide sociale, l’organisation d’un accueil de qualité. Voire pour le système politique, quand ça génère des tensions avec la population locale.

Vous pensez que le simple exercice d’une liberté individuelle peut aggraver la crise de la démocratie ?

Oui, parce que les libres choix se démultiplient. Pourquoi certaines écoles concentrent-elles les meilleurs élèves, alors que d’autres accumulent énormément de problèmes ? Parce qu’il y a libre choix de l’école, consacré par la Constitution en 1831 et renforcé lors du pacte scolaire de 1958. En tant que tel, c’est un système de liberté, très positif. Mais l’exercice individuel de cette liberté fait que ceux qui le peuvent placent leurs enfants dans une école où se retrouvent les meilleurs élèves. Autre exemple : la tendance à la périurbanisation, ces gens qui choisissent de vivre à proximité de la ville, mais dans un cadre vert. Ils ne font rien d’autre qu’exercer un droit fondamental, consacré par des conventions internationales, celui de choisir librement son lieu de résidence.

C’est positif. Mais ça coûte très cher aux pouvoirs publics. Au fur et à mesure que les nouveaux habitants s’installent en périphérie des villes, il faut creuser des égouts, amener l’eau et l’électricité, organiser des services publics de transport. Voilà un acte simple, choisir son lieu d’habitation, qui peut conduire à de grandes difficultés lorsqu’il est pratiqué dans des directions convergentes par un nombre croissant de personnes. C’est un phénomène tout autre que des Etats confrontés à des méga-acteurs économiques ou des Etats qui renoncent eux-mêmes à certaines de leurs prérogatives. Ici, on a des Etats qui sont face à des citoyens qui exercent leurs droits fondamentaux. Et donc, vous répondez comment ? Est-ce que vous optez pour un refus, pour des interdictions, pour des barrières ?

Pour que notre société reste gérable, elle sera forcée d’évoluer vers moins d’ouverture ?

Dans plusieurs domaines, c’est déjà l’option choisie, avec plus ou moins de fierté. Certains dénoncent l’Europe forteresse – cette Europe qui, aux frontières de l’espace Schengen, mène une politique assez dure de contrôle des flux migratoires. Mais dans la plupart des autres domaines, nous ne sommes manifestement pas prêts pour des mesures autoritaires. Pourtant, dans certains cas, on peut imaginer que ça s’impose. Dans les années 1930, les Etats-Unis comme la Belgique avaient obligé les banques à scinder leurs activités de crédit et d’investissement. De cette façon, si une banque tombait en faillite en raison d’investissements hasardeux, cela ne menaçait pas ses activités de crédit au service des entreprises et des citoyens. Après le krach financier de 2008, cette idée a à peine été discutée. Comme si interdire était choquant par principe. Même dans un contexte de crise, très peu de citoyens demandent des mesures d’interdiction ou d’imposition, des mesures qui utiliseraient l’outil de la loi pour définir clairement ce qui est permis, et pour interdire tout aussi vigoureusement ce qui est défendu. Tout au plus prône-t-on la régulation, qui est juste une manière de canaliser les excès. Dans une période pas si lointaine, pourtant, le pouvoir recourait à des mesures autoritaires : blocage des prix, contrôle forcé du cours des devises, conditions limitées d’entrée sur le territoire, politique douanière stricte…

Pourquoi le citoyen du XXIe siècle est-il devenu allergique aux solutions autoritaires ?

Mon hypothèse, c’est que nous sommes tous devenus des libéraux. Nous sommes tous attachés à cette liberté d’aller et de venir, de consommer, de choisir l’école que nous préférons pour nos enfants. La pensée libérale-libertaire est devenue notre idéologie à tous, le cadre mental implicite de nos existences. Jamais notre liberté n’a été aussi grande. Nous en profitons au quotidien, jusque dans notre alimentation : on peut consommer une grande variété de fruits et de légumes, indépendamment des saisons, ce qui était impossible auparavant.

Malgré les dangers que cela fait peser sur l’avenir de la planète, personne, pas même les écologistes les plus pointus, ne suggère d’interdire la consommation de tomates en hiver…

L’idée de recréer des normes pour changer la logique du système n’est pas du tout dans l’air du temps. Cela ajoute à l’impuissance des gouvernements. Même s’ils sont tentés de suivre une voie plus autoritaire, ils ne la « sentent » pas. Prenez-le manque de logement, criant à Bruxelles. Pour y remédier, qu’a-t-on sur la table ? Des projets d’inspiration libérale, pour faciliter l’accès à la propriété privée. Et une réponse d’inspiration progressiste, qui entend multiplier les logements sociaux. Mais le blocage des loyers, défendu par la ministre socialiste Laurette Onkelinx, reste impopulaire. Au-delà des propriétaires, qui dénoncent évidemment cette mesure, l’idée même de blocage paraît à contre-courant.

Après des siècles de luttes pour les droits de l’homme et l’autonomie des individus, le retour vers un Etat autoritaire ne serait-il pas un grave recul ?

L’esprit du temps est un esprit de liberté, qui disqualifie les mesures autoritaires. Fondamentalement, tant mieux. Sauf qu’on n’a peut-être pas la capacité à régler certains problèmes par des voies douces. En particulier dans un contexte de crises multiples, comme celui que nous vivons.

La surpopulation mondiale fait-elle partie de ces problèmes où des solutions autoritaires pourraient s’imposer ? Voici quelques mois, l’ex-sénateur MR Alain Destexhe écrivait sur son blog : « Les projections optimistes prévoient un « stabilisation » autour de 9 milliards en 2050. Les pessimistes sont terrifiantes (d’ailleurs les optimistes aussi). »

Dans un livre récent, Génétique du péché originel, Christian de Duve, Prix Nobel de médecine, écrit lui aussi que le défi démographique risque de faire exploser l’humanité. Il plaide pour une limitation des naissances. Bien sûr, la proposition est choquante. Des Occidentaux blancs, dans des pays prospères, qui disent à d’anciens colonisés : vous devez faire moins d’enfants, sinon on sera trop nombreux. Au regard de l’histoire, on peut considérer ça comme une nouvelle preuve de l’arrogance occidentale. Mais est-ce pour autant hors de propos ? Sans contrôle strict des naissances, la Chine compterait aujourd’hui trois milliards d’habitants. On imagine la situation… On a bien pris conscience que la Terre, c’est un monde fermé, limité. Mais, pourtant, le débat ne prend pas. L’idée est autoritaire et, en tant que telle, elle choque. Attention : je ne suis pas en train de faire un plaidoyer pour la dictature ou le despotisme éclairé. En tant que citoyen, je suis mal à l’aise à l’égard de ce que j’avance comme analyste. Simplement, j’essaie de comprendre dans quel n£ud nous nous trouvons.

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS BRABANT

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