Carte blanche

Une journée et quelques pensées inactuelles d’un assistant social

Chaque jour c’est la stupéfaction de vivre dans un monde fondamentalement sourd et aveugle aux souffrances humaines.

Un Cri perdu dans la nuit : Roberto.

Il est 08h45′. Comme quasi chaque matin, au café du coin, il y a Mimi et son maître. Mimi est un chien qui ressemble étrangement à un renard. Il est tout joyeux à mon arrivée. C’est qu’il sait que je vais lui tendre le biscuit au chocolat qui accompagne mon café. Tout en caressant le front de Mimi, je salue son maître, Roberto. Roberto, âgé de 70 ans, est atteint d’un cancer. Les séances journalières de chimiothérapie l’épuisent. Son visage pâlit et s’amaigrit au fil des jours. Ses regards sont vides et tristes. Il me parle et sourit à peine. Perdu dans ses pensées, Roberto est, assurément, ailleurs. Il ne me semble plus là. Les bruits intempestifs de la télévision, perchée au-dessus du comptoir, parasitent nos longs silences. Des animateurs d’une radio bruxelloise s’amusent à en effet pouffer de rire avec des bêtises, des inepties. Leurs voix et rires m’apparaissent, en la circonstance, comme réellement outrageants, obscènes, abjectes. Ces voix et rires, me dis-je ainsi, tout en regardant, au-delà de la grande vitrine, les branches du marronnier en voie d’être décharnées, n’arrivent assurément pas à distraire Roberto de la tragique épreuve qu’il endure. Ils amusent ou distraient, peut-être, les êtres coincés dans les bouchons ou les travailleurs qui veulent se réveiller et regagner, dans la joie et la bonne humeur, leur lieu de travail, mais pas Roberto. Ces voix et rires ne sont donc absolument pas destinés à Roberto. Ils doivent même, me dis-je encore, apparaître à Roberto comme émanant d’une planète dont il était, hier, certes familier, mais, aujourd’hui, quasi étranger. Roberto, me dis-je encore, est peut-être un Cri perdu dans la nuit qui voit que l’envoûtement de la société, avec ses valeurs et agitations frénétiques, ne fait plus le poids face à l’être-pour-la-mort auquel son cancer, désormais, le confronte. Notre société, me dis-je, du coup, aborde abondamment les maladies mortelles, mais toujours dans l’espoir, en tant que mortelles, de lutter contre elles. Jamais donc pour rencontrer ou d’ouvrir les yeux sur ce qu’elles contiennent: notre être-pour-la-mort. Mais quoi qu’elle fasse pour le fuir, le distraire, l’oublier ou l’anesthésier, c’est finalement cet être qui l’emporte à tous les coups. Depuis sa maladie, Roberto a perdu beaucoup d’amis. Ils m’évitent, m’a-t-il dit un jour, comme la peste !… Ma maladie les effraie !… Ils se pensent, les imbéciles, préservés de ce qui m’arrive !… A tort !… Face au cancer de Roberto, je ne me permets jamais des paroles de « consolation » ou des paroles susceptibles de le « rassurer » (« ça va aller ! », « ne te décourage pas ! »…) Je sais que ces paroles seront en effet impuissantes, vaines, voire offensantes, face à la détresse de Roberto. Du coup, je me contente de suivre, d’accompagner les silences de Roberto et, lorsque je le quitte, je ne lui lance qu’un seul et unique mot : Courage !. Que lui dire de plus ?… Aujourd’hui, avant de quitter le café, Roberto m’a néanmoins livré un de ses plus ardents désirs : Si ça va mieux, m’a-t-il dit, j’ai envie de prendre quelques semaines de vacances en Italie. -Que Dieu – Roberto est catholique – puisse exaucer ton voeu !, lui ai-je répondu. – Merci !, m’a-t-il dit, tout en fixant le sol du regard et caressant, machinalement, Mimi.

Le scandale de la Crise du Logement…

Vers 09h30′, au bureau. Mes rendez-vous avec les personnes, mères ou pères de familles confrontées à l’actuelle et sinistre Crise du logement en Région Bruxelloise sont de plus en plus nombreux. Là, vers 10h00′, je vais recevoir Madame Y. accompagnée de ses deux et adorables petites filles âgées de 2 et 4 ans. Depuis son renon, Madame Y. ne cesse pas, seule ou avec moi, de rechercher un logement de deux chambres à coucher. Le loyer, m’a-t-elle dit, se doit de ne pas dépasser les 750€, soit 50% de son revenu mensuel (1500€). Hier, sur l’écran de mon ordinateur, l’image d’un beau, lumineux, moderne et splendide appartement avait attiré le regard d’une des filles. Il est trop beau celui-là !, avait-elle dit à sa maman. – Oui, mais il est trop cher !, lui avait répondu cette dernière. Le loyer était en effet de 1020€ !… La déception et tristesse de la fille étaient grandes !… Lorsqu’une annonce est adaptée aux conditions de Madame Y., l’annonceur la prie toujours d’envoyer ses coordonnées. C’est que la liste des demandes ou des candidats-locataires est en effet longue !… Très longue !… Du coup, les propriétaires sont devenus de plus en plus exigeants et sans scrupules: fiches de salaire, preuves du payement des loyers, « couleur du faciès »… Vu sa situation économique (chômage) et sociale (2 enfants), les chances dont disposent Madame Y. de trouver, rapidement, un logement sont donc très minces. Un autre de mes rendez-vous d’aujourd’hui est Monsieur Z. . Lui attend un logement social depuis 9 ans. Seul, il ne sollicite pourtant qu’un studio. Malgré l’ancienneté conséquente de son dossier, Monsieur Z. n’arrive pas à croire que 546 personnes le précèdent encore sur le « registre des priorités » de la Société de Logements Sociaux ! À cette allure, m’a-t-il dit en riant, en guise de gerbe, on me déposera un logement social sur ma tombe ! Madame B., elle, souffre des agissements odieux de son propriétaire. Ce dernier estime n’avoir en effet qu’un seul droit et devoir : celui d’encaisser les loyers ! Du coup, que son logement comporte des « troubles de jouissance » (infiltrations d’eau, humidité…) n’est pas son affaire ! Il lui a même récemment dit, en réel despote : Si ça te plaît pas, tu dégages !. Madame B. craint aussi le dépôt d’une requête auprès de la Justice de Paix : Mon propriétaire est violent et j’ai peur, au cas où il recevrait une convocation judiciaire, qu’il ne me tue !. Etc. Etc. Etc.

face au Mur de silence.

De mon côté, c’est chaque jour la stupéfaction de vivre dans un monde fondamentalement sourd et aveugle aux souffrances humaines. Mesdames Y. et B. et Monsieur Z. sont, assurément, tous trois confrontés à un ignominieux Mur de silence. La sauvagerie des loyers, politiquement programmée et soutenue, quoi qu’on dise, et le despotisme de certains propriétaires épris, corps et âme, que par la seule et unique loi carnassière du profit ne semblent pas exister réellement auprès de nos responsables politiques. Cette sauvagerie et ce despotisme glissent sur eux comme l’eau sur les plumes d’un canard ! C’est un fait ! L’humanité de milliers de personnes (hommes, femmes et enfants) est donc, aujourd’hui, dans l’indifférence politique la plus générale, honteusement, outrageusement oubliée, bafouée, écrasée !… Et écrire et réécrire ce fait ne semble servir à rien !… RIEN !… Du coup, en tant qu’assistant social, je me heurte au même Mur de silence que celui rencontré par Mesdames Y. et B. et Monsieur Z….

Les Lois iniques de l’Évaluation !

Stop !… Là, en me mouillant, en pensant, même timidement, la tragédie locative et en compatissant au sort de Mesdames Y. et B. et de Monsieur Z., je transgresse en effet une des Lois de l’Évaluation !… Mon Évaluateur – avec, bien entendu, l’appui du Politique qui, lui-même, est soumis à l’Évaluation – m’a en effet sommé de « ne point m’identifier à la souffrance des clients [sic] ». Mon Évaluateur n’a donc que faire de mon éthique personnelle : En outrageant, humiliant ou méprisant l’humanité de l’autre, c’est ma propre humanité qu’on outrage, humilie et méprise. L’essentiel, pour Lui, c’est non seulement à ce que je me limite, en bon fonctionnaire, donc machinalement, à réaliser mon pur devoir (rechercher un logement pour X, Y ou Z ou répondre aux questions), mais aussi, voire surtout à « faire du chiffre » : plus les « clients » seront nombreux, plus mes subventions seront, m’a-t-Il dit, justifiées, assurées, garanties, voire bonifiées. Pour être bien évalué – time is money oblige ! -, il me faudrait donc traiter le « client » comme une simple et vulgaire « pièce » qui défilerait sur une « chaîne industrielle » ! Mais pour les traiter ainsi, ne dois-je pas consentir à ma propre réification ou déshumanisation, c’est-à-dire accepter de transformer mon propre « être » en un pur « instrument » de l’obscure volonté de puissance de l’Évaluateur ? Incontestablement. Mon Évaluateur a donc besoin d’une sévère Évaluation ! Plus grave, mon Évaluateur a besoin de quelques leçons d’histoire. Toutes proportions gardées, Il semble, en effet, avoir oublié que fut un temps où, précisément, des fonctionnaires, à la hauteur de leur ignoble tâche, se devaient aussi de ne point s’identifier aux souffrances des humains qu’ils conduisaient vers les camps de la mort comme de vulgaires « pièces industrielles » !… Bref, l’Évaluation est une ignominie, une honte !… Et une honte qui ne semble, malheureusement, faire honte ni aux évaluateurs ni au Politique ! Bien au contraire: Son souffle nauséabond et mortel se répand partout !… Mortel ?… Combien de dépressions et de suicides à l’actif en effet de l’Évaluation ?… On ne le saura jamais !… La cadence infernale et impitoyable à laquelle elle en appelle n’est assurément pas sans écraser les employés qui la subissent. Ainsi, l’autre jour, à la poste, il m’avait fallu timbrer moi-même 18 courriers recommandés du fait que l’employé se devait, m’avait-il dit, de n’accorder que « 3 minutes maximum à chaque client » !… Je n’étais donc plus, à ses yeux, qu’un « client » ou plutôt qu’une « pièce » qu’il se devait de traiter en 3 minutes chrono !… Tel est le Progrès ou plutôt le Regrès immonde porté par l’ignoble Évaluation !…

Ben Merieme Mohamed – Assistant social

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