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Un indigné communicatif: qui est Jean Hermesse, le patron de la Mutualité chrétienne ?

A l’heure où la santé revient au-devant de la politique, le patron de la Mutualité chrétienne, Jean Hermesse, s’apprête à quitter la scène avec une image au zénith. Gros plan sur un amoureux du vent, magicien des chiffres et pionnier de l’habitat groupé.

 » Il vit dans une communauté religieuse « , hasarde un mécréant. Le vrai : il y a bien longtemps, Jean Hermesse, vice-président de la Mutualité chrétienne (MC), était responsable de l’animation des jeunes de la Communauté Saint-Pierre d’Uccle, d’origine paroissiale. Le faux : son habitat groupé de onze familles, connu sous le nom de La Placette, à Wezembeek-Oppem, n’a pas de socle religieux, même s’il est basé sur des solidarités  » chaudes  » et que ses membres sont d’origine chrétienne.  » Nous étions deux groupes d’amis de longue date, des Bruxellois et des Gantois réunis par l’architecte du projet et partageant le même genre de rêve.  »

L’intéressé évoque pêle-mêle l’influence de frère Roger, fondateur de la communauté de Taizé ( Dynamique du provisoire, Les Presses de Taizé, 2014) et la simplicité volontaire ( Moins de biens, plus de liens d’Emeline de Bouver, Couleur Livres, 2008). Il raconte qu’il était présent, le 9 février, à la salle De Roma de Borgerhout (Anvers) en l’honneur du très respecté docteur Dirk Van Duppen. En fin de vie car atteint d’un cancer du pancréas, Dirk Van Duppen est membre de Médecine pour le peuple (PVDA-PTB), promoteur du modèle Kiwi (réduction du coût des médicaments), adversaire du pont enjambant un quartier populaire d’Anvers ou des coupures d’eau aux démunis.  » Il a réussi des combats très importants « , salue Jean Hermesse.  » Il y avait 1 400 personnes dans la salle. On sentait la chaleur du réseau et des liens qu’il avait réussi à tisser. C’est la solitude qui rend les gens malades.  »

Cette diversité, quelle richesse ! On n’est jamais aussi différents qu’on le croit.

La Placette sera peut-être une manière de combattre la solitude, mais lorsqu’elle a été fondée en 1985, ses promoteurs voulaient surtout éviter de se retrouver en panne d’utopie. Les onze familles sont toujours là, malgré deux séparations, elles se partagent un îlot de verdure que leur a vendu la commune de Wezembeek-Oppem. La Placette est devenue un modèle d’habitat groupé dont l’acte de base circule sur Internet : distribution égalitaire des habitations, décisions à l’unanimité, potager partagé, travaux collectifs, maison commune pour les fêtes et les réunions, logements réservés à des personnes en difficulté (handicapés, réfugiés…), terrains d’aventure soustraits volontairement à la vue des parents, participation à des projets citoyens et implication dans la vie locale. Jean Hermesse y est conseiller CPAS depuis 2018. Il se profile comme le futur président, quand, en juillet prochain, il prendra sa retraite de la Mutualité chrétienne, remplacé par Elisabeth Degryse, actuelle vice- présidente. Avec le regret de ne pas avoir été ministre ?  » J’ai fait de la politique autrement… « , sourit-il. A 64 ans, Jean Hermesse est, en effet, un pilier du système médico-mutuelliste, l’un de ceux qui connaît le mieux l’organisation des soins de santé en Belgique.

Aujourd'hui, il se déplace à vélo autant que possible.
Aujourd’hui, il se déplace à vélo autant que possible.© COLL. PART.

Il est né à Gand. La famille de sa mère y possédait une distillerie en bord de Lys, Nerva, dont le produit-phare était le sherry de Nancy. Il a aussi vécu à Deurne, près d’Anvers. Considéré comme un fransquillon en Flandre, il est regardé comme un jeune Flamand à Bruxelles où la petite famille s’est installée pour les besoins de la carrière paternelle – Pierre Hermesse a été le directeur commercial de la marque Remington pour l’Europe. Son grand-père paternel, instituteur à Houtain-Saint-Siméon (Oupeye), le drille au français. De ses identités incomplètes, parfois inconfortables, il fait un avantage. Sans surprise, il se dépeint comme un  » zinneke « , à l’aise dans toutes ses langues d’élection et  » jeteur de ponts « .  » Cette diversité, quelle richesse ! On n’est jamais aussi différents qu’on le croit, professe-t-il. Les politiques donnent cette impression de ne plus être ouverts à l’autre, de se replier sur leur territoire sans se soucier du voisin, alors que c’est tout le contraire qu’il faudrait faire.  »

Un dédain de l’argent

Difficile de ne pas évoquer Jean-Luc Dehaene, lui aussi un francophone de Flandre, expert redouté et faiseur de compromis, dont il a été le chef de cabinet adjoint aux Affaires sociales (1981-1988). Le jeune cabinettard a ensuite intégré le redoutable service d’études de l’Alliance nationale des mutualités chrétiennes (1988-1994), avant d’en devenir le secrétaire général, puis le vice-président (2007-2020). Licencié en sciences économiques de Louvain et de Louvain-la-Neuve, Jean Hermesse a décroché ensuite un master en Public Policy Studies à l’université de Michigan, à Ann Arbor, grâce à ses deux bourses d’étude. A 17 ans, très bon en latin-math, il avait échoué deux fois à l’examen d’entrée d’ingénieur, la voie tracée par son père :  » Quelle chance, cet échec !  »

Une quarantaine d'enfants ont grandi en habitat groupé à La Placette, à Wezembeek-Oppem.
Une quarantaine d’enfants ont grandi en habitat groupé à La Placette, à Wezembeek-Oppem.© COLL. PART.

Durant sa carrière, sa pugnacité est devenue aussi fameuse que sa facilité à enquiller les statistiques. Il s’est fait honnir d’une partie de la corporation médicale (les spécialistes et les gynécologues en particulier) pour la campagne anti-suppléments d’honoraires qu’il mène depuis dix ans, à sa manière : chiffrée, implacable, avec un zeste très démocrate-chrétien de dédain de l’argent et de ceux qui en possèdent (trop). Un trait de caractère qui n’a pas échappé à Jacques de Toeuf, ancien président de l’Absym (Association belge des syndicats médicaux).  » Pour Jean Hermesse, le bon médecin, c’est le médecin aux pieds nus qui n’a pas d’aspirations matérielles, lache-t-il en boutade. Il n’y a pas plus MOC (NDLR : Mouvement ouvrier chrétien) que les mutualistes chrétiens ! Il est comme il est, cela n’enlève rien à ses qualités, mais sa vision du médecin, ce n’est pas la mienne, ce n’est pas la nôtre, qui sommes des individualistes.  »

Qui aurait prédit que ce technocrate sans éclat mais non dénué d’ambition, anti-bling-bling militant – on revient à son habitat groupé – serait devenu l’une des voix les plus écoutées du secteur ? Capable, à la fois, d’une communication percutante et d’une langue de bois qualifiée par certains de  » jésuite « , de beaucoup d’entêtement et d’un inexplicable rayonnement quand il s’empare de ses sujets fétiches : la santé au sens large, les inégalités sociales, la pérennité de la sécurité sociale, les deniers publics.  » Il a des valeurs « , revient le plus souvent à son sujet. Dans la bouche de ceux qui l’ont approché de près, comme Benoît Lutgen, ancien président du CDH, le prénom  » Jean  » se charge de douceur pour évoquer le drame qui a touché sa famille en 2007 : la perte de l’aîné de ses six enfants, 27 ans.  » Il était au boulot dès le lundi, par respect pour son fils et les valeurs solidaires qu’il défendait, témoigne la députée wallonne Alda Greoli (CDH), sa collègue à la MC de 2001 à 2014. Il assume ses fragilités, ce que je trouve très bien.  »

 » Dirk Van Duppen (photo) a réussi des combats très importants « , déclare Jean Hermesse .© PATRICK DE ROO/ID PHOTO AGENCY

Antoine de Borman, ex-directeur du Cepess, le centre d’études du CDH, senior advisor chez Whyte Corporate Affairs, était l’ami de ce fils disparu. Il a aussi travaillé avec le père, quand celui-ci a accepté la présidence du Cepess, à la demande de Benoît Lutgen.  » Jean Hermesse a de l’enthousiasme, une vraie sincérité, une ligne claire, beaucoup d’idées, l’envie de convaincre et d’expliquer, détaille Antoine de Borman. Au travail, c’est un stakhanoviste, mais les détails opérationnels, c’est moins sa tasse de thé.  » Un homme inspirant plutôt qu’un meneur d’hommes.  » Il était le berger, j’étais le chien de troupeau « , confirme Alda Greoli.

Pour vivre heureux, vivons groupés

Au Cepess, Jean Hermesse a soutenu l’idée des villes nouvelles. Ensevelie sous les critiques, ce fut l’une des rares utopies de ces années-là en Wallonie (2013). Car, pour Jean Hermesse, la santé physique et mentale forme un tout. Il s’enthousiasme pour l’escalier imaginé par les bureaux Atelier d’Architecture et Atelier 4D qui distribue à foison des espaces de rencontre au milieu de Créagora, le bâtiment avant-gardiste de la Mutualité chrétienne, sur les hauteurs de Namur.  » Plutôt qu’une cage d’escalier qu’on essaie de cacher et qui emprisonne, voici une rue verticale qui invite à la partager, un peu à la manière d’une oeuvre d’art, s’emballe-t-il. On dit aux gens de bouger, encore faudrait-il que l’aménagement rende cet exercice naturel et amusant.  »

Les onze fondateurs de La Placette voulaient vivre et perpétuer leurs rêves de jeunesse.
Les onze fondateurs de La Placette voulaient vivre et perpétuer leurs rêves de jeunesse.© COLL. PART.

Charité bien ordonnée commence par soi-même, il a fait en sorte que son phalanstère wezembeekois soit pourvu d’un terrain de foot (il est supporter d’Anderlecht) et qu’on puisse y organiser des barbecues dans un méli-mélo de grands et de plus jeunes (il a dix petits-enfants).

Sa dernière utopie – en réalité, un bon placement pour la Mutualité chrétienne, à laquelle la FSMA, le gendarme des marchés financiers, réclame toujours plus de réserves pour assurer ses arrières – est un projet de 60 logements neufs aux dernières normes environnementales et sociales. Il devrait s’édifier sur les 2,5 hectares que le carmel du Sacré-Coeur de Walhain (Brabant wallon) a cédés à la Mutualité chrétienne, à condition que celle-ci y prolonge son objet social, qui prendra la forme d’un community land trust. Une formule qui permet à des familles à bas revenus d’acquérir leur logement sans devenir propriétaires du sol. Des discussions sont en cours pour y impliquer la commune et d’autres opérateurs.

L'escalier spectaculaire de Créagora (Mutualité chrétienne), à Namur.
L’escalier spectaculaire de Créagora (Mutualité chrétienne), à Namur.© COLL. PART.

Si la richesse d’une idée se mesure à sa postérité, alors La Placette a fait école jusqu’au sein de la famille Hermesse : trois filles sont en habitat groupé urbain, la quatrième se tâte. Elles ont grandi au milieu d’une quarantaine d’enfants de tout âge.  » Nous avions beaucoup d’espace, un grand jardin, et nous pouvions passer pieds nus d’une maison à l’autre, se souvient Julie Hermesse, chercheuse en anthropologie à l’UCLouvain. C’était libre, c’était léger ! Cette proximité a permis de partager des moments de grand bonheur et de grande difficulté.  » Que l’animation de La Placette ait exigé beaucoup d’énergie de leur père, en plus de son travail, cela ne fait guère de doute, mais  » à la maison ou pendant les vacances sous tente, il était vraiment là pour nous, en tandem avec notre mère (NDLR : Cécile, conteuse et animatrice à temps partiel dans une bibliothèque). Il n’a jamais perdu son âme d’enfant. C’était des jeux de société, des marionnettes, du char à voile dans le Pas-de-Calais, des cerfs-volants colorés ou à traction ! Il aime tout ce qui a un rapport avec le vent, y compris la voile « .

Un Dehaene boy au visage de Janus

Des chiffres et du souffle, donc.  » On est entre la liberté et des dynamismes de kolkhoze, ramasse avec humour l’ancienne ministre wallonne de la Santé, Alda Greoli. Jean est un rêveur incarné et un économiste désincarné. Il ne triche jamais.  » Le dirigisme, c’est ce que flaire et qui éloigne Jacques de Toeuf.  » C’est un homme qui n’aime pas le libre choix du médecin, il faut travailler dans les règles, suivre ce que disent les bouquins. Il est beaucoup plus intégriste que son prédécesseur, Marc Justaert, lui aussi un Dehaene boy, comme Frank Robben, administrateur général de la Banque carrefour de la sécurité sociale. Dans son projet de trajet de soins, il fallait accepter que toutes les données de l’hôpital soient envoyées aux mutuelles pour leur permettre de comprendre l’entreprise de l’intérieur. Elles veulent tout maîtriser, tout savoir, ce que l’Absym a refusé, mais on a quand même fait des accords…  » Sur les sujets éthiques qui ont une implication budgétaire (par exemple, le remboursement majoré de l’acte d’euthanasie),  » il n’y a jamais eu de problème du côté de la Mutualité chrétienne « , reconnaît l’ancien dirigeant de l’Absym, un libéral farouche.

Il aime tout ce qui a un rapport avec le vent.
Il aime tout ce qui a un rapport avec le vent.© COLL. PART.

Comment définir la philosophie qui sous-tend l’engagement du patron de la MC, entre liberté individuelle et ce qui ressemble quand même un peu à du collectivisme ?  » Cela fait vingt ans que je le connais, commence Piet Calcoen, ancien collaborateur de la Mutualité chrétienne et, depuis 2006, directeur médical chez DKV, le plus important groupe privé d’assurances en soins de santé. Au cours de ces années, nous avons souvent eu l’occasion d’échanger nos idées. Deux choses le caractérisent. Il défend avec ferveur une sécurité sociale et a fortiori une assurance maladie obligatoire fortes. Cette ferveur trouve son origine dans un choix idéologique conscient : le mutualisme. En biologie, le mutualisme est l’interaction entre deux ou plusieurs organismes. Au cours de cette interaction, il y a un bénéfice réciproque. Si l’interaction est obligatoire, on parle de mutualisme symbiotique ou de symbiose. Dans la vision de Jean Hermesse, la coexistence pacifique entre les individus est primordiale, mais également une vraie solidarité entre tous.  »

 » Il a le contact agréable et recherche le consensus, j’ai une vision très positive de Jean « , déclare Pierre Cools, secrétaire-général adjoint de Solidaris, la mutualité socialiste, première en Wallonie. En réalité, l’autorité de Jean Hermesse n’est contestée par personne, même si ses certitudes, voire son conservatisme ou ses contradictions peuvent susciter de l’agacement.  » Il s’est allié à l’Absym pour défendre le numerus clausus, alors qu’il y a pénurie de médecins « , déplore un membre de son parti.  » Il se profile parfois comme un assureur tout en défendant l’orthodoxie budgétaire, alors que nous plaidons pour une sécurité sociale avec un maximum de moyens « , relève Pierre Cools.

A Détroit, une résidence universitaire d'inspiration Quakers, basée sur la rencontre entre étudiants américains et étrangers.
A Détroit, une résidence universitaire d’inspiration Quakers, basée sur la rencontre entre étudiants américains et étrangers.© COLL. PART.

Le Dr Gilbert Bejjani, président de la section bruxelloises de l’Absym, ne cache pas son admiration pour l’Hospi solidaire de la Mutualité chrétienne, qui couvre tous les frais en chambre commune ou double.  » Jean a fait du bon boulot, juge-t-il, mais la mutualité socialiste est un peu plus fidèle au corps médical, avec moins d’agressivité.  » On est toutefois très loin de la guerre que se livraient jadis les médecins et les mutuelles.  » Jean Hermesse se préoccupe beaucoup de la prévention et de la qualité de vie, alors que, nous, on soigne, nuance Gilbert Bejjani. La population vieillit, vit plus longtemps et avec plus de problèmes. Il y a moins de ressources. Des croissances de 4 % du budget Inami comme dans les années 2000, ça n’existera plus ! Comment fait-on ? Il faut accepter ce nouveau challenge : les mutuelles doivent être les partenaires des médecins dans l’extra-hospitalier mais aussi des hôpitaux.  »

La conclusion de Piet Calcoen :  » Jean connaît toujours ses dossiers, non seulement les siens, mais aussi ceux des autres. S’il fallait les chronométrer, ses interventions auprès du Conseil général de l’Inami dépasseraient de loin toutes les autres, et cela dans les deux langues. Son énergie et son enthousiasme vont manquer à tout le secteur. « 

Jean Hermesse, entre son épouse, Cécile, et Miss Lily Nutt à Ann Arbor (Michigan), pour les études.
Jean Hermesse, entre son épouse, Cécile, et Miss Lily Nutt à Ann Arbor (Michigan), pour les études.© COLL. PART.

Deux jeunes Belges chez Miss Lily Nutt

Jean Hermesse ne connaîtra pas l’aboutissement de la réforme de la Mutualité chrétienne qui doit donner naissance à deux ailes, (flamande et francophone/germanophone), d’ici 2022. Entre peur du vide et attrait du lâcher-prise, entre la figure d’Hermès, messager des dieux mettant son ingéniosité au service des humains, et l’ancien animateur des messes auxquelles il ne va plus guère, resurgit soudain l’image de Miss Lily Nutt, cette vieille dame bienveillante rencontrée dans l’avion qui le menait à Détroit (Etats-Unis) pour parachever ses études. Elle lui proposa une place dans sa maison et le laissa conduire sa Buick bleu ciel au bout d’un mois de participation aux tâches domestiques. Plus tard, retourné aux Etats-Unis avec sa femme, ils furent bombardés house counselor (intendants) de la pension Friends International Coop d’origine Quakers. Autrement dit, les Mommy and Daddy de doctorants plus âgés, invités à participer tous les mois à un travail utile à la communauté. Comme un modèle de ce qui allait suivre.

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