L' "ubérisation" du travail permet à certains de cumuler les petits jobs pour arrondir les fins de mois ou satisfaire un besoin de liberté. © Mélanie Wenger/Isopix

Ubérisation du travail: sera-t-on bientôt tous payés à la carte ?

Philippe Berkenbaum
Philippe Berkenbaum Journaliste

L’économie collaborative bouleverse l’organisation traditionnelle du travail. En connectant l’offre à la demande de produits et services, les plates-formes en ligne procurent travail et revenus complémentaires à des salariés, des chômeurs, des pensionnés et des particuliers, qui arrondissent leurs fins de mois dans une belle anarchie. Mais la régulation s’organise. Et si c’était ça, l’emploi de demain ?

Avant, pour trouver un prof particulier, on sollicitait l’entourage proche ou les enseignants de l’école des enfants qui ne crachaient pas sur les heures sup. Aujourd’hui, ça passe par le Web : une plate- forme Internet comme Superprof.be diffuse  » 80 000 profils vérifiés et recommandés  » – dont 1 746  » plus pertinents  » – de personnes capables de donner des cours dans la matière et à l’endroit de votre choix. Il suffit d’entrer vos critères pour obtenir les fiches des candidats qui y répondent le mieux, background, coordonnées et tarif compris. Puis, un mail et le rendez-vous est fixé.

Etudiants, enseignants, scientifiques, professionnels ou particuliers, chômeurs ou pensionnés, fonctionnaires ou salariés, beaucoup mettent ainsi leurs compétences à l’encan, au service du plus grand nombre de clients possibles, histoire d’arrondir leurs fins de mois. L’inscription est gratuite mais les gestionnaires du site perçoivent une commission sur chaque heure de cours dispensée par leur intermédiaire. Elle tourne ici autour des 25 %. Et ce modèle se reproduit à l’infini, dans tous les domaines et secteurs : transport de biens et de personnes, hébergement, restauration, plomberie, bricolage, conseil fiscal ou juridique, garde d’enfants, graphisme, sexe aussi…

En France, 80 % des demandeurs d'emploi pourraient retrouver une activité grâce au modèle de l'économie de plates-formes.
En France, 80 % des demandeurs d’emploi pourraient retrouver une activité grâce au modèle de l’économie de plates-formes.© John Van Hasselt/Getty Images

L’arrivée quasi quotidienne de nouvelles plates-formes en ligne qui connectent l’offre et la demande de produits et services à une échelle nationale ou planétaire bouleverse les circuits de distribution et court-circuite les acteurs traditionnels du commerce et de l’économie. Amazon et eBay furent des précurseurs. Uber, qui transforme tout un chacun en chauffeur de taxi occasionnel, l’un des avatars les plus retentissants. Jusqu’à inspirer le néologisme qui désigne cette nouvelle (r)évolution de nos modes de consommation, puisqu’on parle désormais d’ubérisation de l’économie. En Belgique, les platesformes les plus connues s’appellent AirBnB, Menu Next Door, ListMinut, FrizBiz ou Take Eat Easy – désormais supplantée par Deliveroo, après sa mise en redressement judiciaire fin juillet, comme on le lira par ailleurs -, parmi des centaines d’autres. Et si beaucoup les accusent de  » casser le marché  » par une politique de prix agressive basée sur l’utilisation d’indépendants sous contrat précaire ou sans contrat du tout, force est de constater que cela n’entrave pas leur développement, sauf accident. On se les arrache.

Améliorer l’ordinaire

 » Au carrefour de l’économie du partage, de l’innovation numérique, de la recherche de compétitivité et de la volonté d’indépendance des citoyens, ce phénomène est une lame de fond qui va petit à petit impacter tous les secteurs de l’économie traditionnelle « , prévient Grégoire Leclercq, fondateur à Paris de l’Observatoire de l’ubérisation, un think tank qui s’est fixé pour objectif d’analyser cette tendance pour nourrir la réflexion des politiques.  » Nous n’avons pas encore beaucoup de données chiffrées mais on estime qu’en France, plusieurs centaines de nouvelles start-up ont développé une activité de commercialisation de services sur ce modèle ces derniers mois. En s’appuyant sur un réseau de collaborateurs indépendants. En 2015, l’économie collaborative aurait généré un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros dans l’Hexagone « , nous précise son nouvel apôtre. Et le nombre d’actifs cumulant plusieurs activités serait passé de 1 à 2,3 millions en dix ans.

Grégoire Leclercq (Observatoire de l'ubérisation) :
Grégoire Leclercq (Observatoire de l’ubérisation) : « Ce phénomène est une lame de fond qui va impacter tous les secteurs de l’économie. »© Christophe Petit Tesson/Belgaimage

Aucune donnée en Belgique ne permet de mesurer l’ampleur précise du phénomène. Mais selon les chiffres de l’Union des classes moyennes (UCM), on assiste depuis quinze ans à une forte croissance du nombre d’indépendants, surtout complémentaires : 692 000 indépendants complets en 2014 contre 586 000 en 2000 (+ 18 %), 234 000 indépendants complémentaires contre 145 000 (+ 61 %) et, même, 89 000 pensionnés actifs contre 62 000 quinze ans plus tôt, soit 45 % de plus. Et l’on ne parle ici que de ceux qui déclarent leurs activités… Certes, tous ces nouveaux indépendants ne succombent pas aux sirènes de l’ubérisation.  » Et l’on ne perçoit pas encore l’impact de cette évolution sur leur revenu moyen « , souligne Thierry Evens à l’UCM. Mais la tendance est claire.

Pour bon nombre d’entre eux, il s’agit bien d’améliorer l’ordinaire. Soit par nécessité, car ils n’ont pas d’emploi suffisamment rémunérateur ou pas de boulot du tout, soit par volonté d’arrondir leurs fins de mois, soit encore, et de plus en plus, par goût de la liberté :  » Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir différents métiers « , témoigne Willy Heisel, coursier pour une plate-forme de livraison de repas (lire page 30).

Le hic, c’est que, faute de cadre légal clair, c’est toute notre organisation du travail qui se voit chamboulée de façon anarchique. Avec des particuliers qui professionnalisent certaines activités, des  » uber-jobs  » pas forcément déclarés, généralement sous-payés, qui procurent peu ou pas de couverture sociale (maladie, pension, chômage, etc.) et favorisent les statuts précaires. Certains évoquent  » la fin du salariat  » ; ce que conteste Grégoire Leclercq :  » En France, les actifs indépendants ne sont que 7 % aujourd’hui. D’ici à 2020, on ne devrait pas dépasser 12 %.  » Presque le double, tout de même.

Nouveau statut fiscal

Cette évolution, SMart l’observe attentivement depuis des années. Spécialiste du traitement des situations d’emploi atypiques, cette société a été la première à offrir aux travailleurs indépendants intermittents, notamment dans le domaine du spectacle, une sorte de statut intermédiaire leur permettant de bénéficier des mêmes droits que les salariés.  » Qu’on le veuille ou non, ce que j’appelle l’économie des plates-formes est appelé à se développer rapidement et dans tous les secteurs, souligne son administrateur délégué Sandrino Graceffa. Et à créer de nouveaux emplois, fussent-ils de mauvaise qualité. Notamment pour des travailleurs peu qualifiés.  » En France, Grégoire Leclercq estime que  » 80 % des demandeurs d’emplois pourraient retrouver une activité économique grâce à ce modèle  » qui n’en est encore qu’à ses débuts.

Sandrino Graceffa (SMart) :
Sandrino Graceffa (SMart) : « Il vaut mieux établir des partenariats avec ces plates-formes plutôt que vouloir les détruire. »© Joëlle Lè

« Nous pensons qu’il vaut mieux établir des partenariats avec ces plates-formes plutôt que vouloir les détruire, abonde le patron de SMart. Si l’on améliore progressivement la qualité de ces emplois, cette nouvelle économie trouvera sa place et générera de moins en moins de concurrence déloyale par rapport aux secteurs traditionnels, comme ce fut le cas avec Uber pour les taxis ou AirBnB pour l’Horeca. Chacun y trouvera son compte. »

Joignant le geste à la parole, SMart a signé, au printemps, un accord avec plusieurs plates-formes faisant appel à des coursiers pour leur procurer un statut digne de ce nom. Dont Take Eat Easy. Après la défaillance de cette dernière, SMart s’est donc engagée à rémunérer tous les coursiers affiliés auprès d’elle, ce qui lui coûtera la bagatelle de 340 000 euros. Et créera un précédent, en montrant que tous les emplois engendrés par l’économie collaborative ne sont pas forcément condamnés à la précarité…

Mais si ce type d’acteur peut aider le secteur à bâtir sa légitimité et ses travailleurs à améliorer leurs conditions de travail et de rémunération, c’est au politique à assumer son rôle d’encadrement. Et de régulateur. Outre-Quiévrain, Grégoire Leclercq évoque  » la nécessité d’adapter nos modèles économique, social et fiscal à ce phénomène « . En Belgique, le gouvernement a posé les premiers jalons d’une nouvelle réglementation. A la manoeuvre, non pas le ministre de l’Emploi mais celui qui possède l’agenda numérique dans ses attributions, le libéral flamand Alexander De Croo.  » Cette nouvelle économie est dans une zone grise, déclarait-il récemment lors d’un débat organisé par Le Soir. La clé tient dans le côté occasionnel de la plupart des prestations effectuées via ces plates-formes en ligne.  »

L’idée est de mettre en place un nouveau régime fiscal favorable à leur développement tout en décourageant le travail au noir et la concurrence déloyale. Le texte est prêt et devrait entrer en vigueur avant la fin de l’année, après avis du Conseil d’Etat. Toute personne qui offre ses services via l’une de ces plates-formes ne sera considérée comme professionnelle qu’au-delà d’un revenu de 5 000 euros par an. Tant qu’il reste inférieur, il devra bien entendu être déclaré mais ne sera taxé qu’à hauteur de 10 % (contre 33 % actuellement) via un prélèvement à la source, pour éviter la fraude. Si le prestataire dépasse ce plafond annuel, il deviendra un indépendant comme les autres, soumis aux mêmes droits et devoirs. De quoi permettre à beaucoup de gens de (re)mettre progressivement le pied à l’étrier. Et, qui sait, de devenir les Uber de demain ?

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