© Frédéric Pauwels

Tour de François – Acte 3 : Brabant plie mais ne rompt pas

Pour l’honneur d’un maillot. Mis à mal dès les premiers hectomètres d’une étape Visé-Tournai, plate comme la paume de la main, mais non exempte de pièges, François Brabant a fait le choix du courage, le choix de la souffrance – seule option possible pour qui appartient à la race des champions.

C’est auréolé de son succès de la veille, sur les pentes industrieuses de Seraing, que François Brabant s’est présenté jeudi matin place Reine Astrid, à Visé, où se tenait le contrôle des signatures. Dans la tranquille cité mosane, à un jet de pierre des Pays-Bas, le cyclo-journaliste s’est employé à donner le change, calmant son anxiété dans une multitude d’opérations de routine : consommation d’un thé et d’un jus d’oranges à la terrasse de la taverne Jean, arrêt dans une boulangerie (le coureur y a commandé une tartelette aux abricots et une miche aux figues, rapportera plus tard l’agence Belga), achat d’un gros marqueur bleu pour surligner l’itinéraire du jour sur la carte, recollage artisanal de la guidoline, gonflage des pneus…

Le jeune espoir du cyclisme wallon, en progression lente mais constante depuis quatre ans, se savait attendu au tournant. Deux solides rouleurs s’étaient proposés pour l’épauler durant les deux premiers tiers de l’étape : Matteo Di Garda, terreur des pelotons transalpins à la fin des années 1990, et Olivier Geer, ex-nageur de haut niveau reconverti en triathlète flamboyant. Un renfort bienvenu, mais un surcroît de pression sur les épaules du cyclo-journaliste, sommé de se montrer compétitif dans la roue des deux licenciés du Brussels Triathlon Team.

Dès la sortie de Visé, l’étape s’emballa. Perdu dans la pampa par la faute d’un GPS facétieux, François Brabant dut organiser la poursuite avec l’aide de ses deux compagnons, avec l’ambition effrénée et dérisoire de limiter les écarts. « J’ai mis grand plateau, j’ai passé le 13 dents, sans me poser de questions, commentera plus tard le coureur. L’étape allait être longue et il aurait sans doute été plus sage d’économiser ses forces. Mais le cyclisme façon calculs d’apothicaires, ça ne m’a jamais rien dit. »

Peu avant Juprelle, les trois lascars croisèrent leurs adversaires de l’équipe Liquigas, venus rouloter sur le parcours de cette étape Visé-Tournai qu’ils emprunteront le lundi 2 juillet. Vincenzo Nibali et Ivan Basso entendaient-ils, par leur décontraction toute italienne, narguer le cyclo-journaliste ? Piqué au vif, celui-ci riposta par un « coup de vis » brutal, meurtrier, dès l’approche de la Hesbaye, sa terre natale. Entre Hognoul et Faimes, son compteur afficha longtemps 35, 40, voire 45 km/h, jamais moins. Dans ces interminables lignes droites bordées de champs d’une terre limoneuse et fertile, François Brabant aperçut alors en ligne de mire, quelques hectomètres devant lui, à portée de fusil pour ainsi dire, deux coureurs de l’équipe Orica-Greenedge. Ni une, ni deux, il se mit en tête de les rejoindre. Ce fut une terrible partie de manivelles. Bien relayé par ses deux compagnons du jour, le régional de l’étape (il a longtemps vécu dans un village proche de Waremme) entretint sept kilomètres durant l’espoir fou de rattraper les deux pros, avant d’abdiquer, vaincu par ce vent qui balaye le plateau hesbignon à flux continu. « Quand François m’a annoncé via l’oreillette qu’il avait demandé à Olivier et Matteo de rouler pour rattraper les deux Greenedge, j’ai d’abord cru à une blague, raconte Frédéric Pauwels, qui a suivi l’opération depuis la voiture suiveuse du Vif Cycling Team. Et puis, quand ils sont revenus jusqu’à cinquante mètres des deux coureurs, j’ai pensé : là, ils vont réaliser un truc énorme. Au final, ça n’a pas marché. Je vais vous dire pourquoi : les jeunes gars de chez Greenedge s’entraînaient sur leur vélo de contre-la-montre, avec roues à bâtons et tout. Impossible de rivaliser. »

Il n’était pas encore midi, mais la sueur coulait déjà à flots – elle allait se mesurer en litres au cours de cette journée caniculaire. Au fil des kilomètres, une certitude prenait corps : les efforts consentis au cours des deux premières heures de l’épreuve, l’énergie dépensée sans compter, avec une bravoure confinant à l’inconscience, tout cela allait bientôt se payer.

Et pourtant. Dans la plongée ultra-rapide vers Namur, puis dans l’ascension de la citadelle, grimpée en danseuse et au tempo, François Brabant faisait encore illusion. Mieux : sous ses roues (des Ksyrium Equipe, depuis mai 2011), les petits pavés pernicieux de l’unique difficulté du jour semblaient s’être transformés en un tapis volant, le propulsant à toute vitesse vers le sommet, faisant de lui un grimpeur aussi irrésistible que Lucho Herrera jadis.

La suite ? Des arrêts répétés, à Temploux, à Sombreffe, à Nivelles, à Ronquières. Pour des motifs parfois indignes d’un coureur de sa classe – se badigeonner de crème solaire, acheter une tartelette aux framboises. A ce compte-là, l’affaire parut bientôt pliée : jamais François Brabant n’atteindrait Tournai avant 18 heures, son objectif initial. A Braine-le-Comte, un coup dur vint définitivement plomber les espoirs d’une arrivée en fin d’après-midi : Olivier Geer et Matteo Di Garda arrêtaient les frais, mettaient le cap sur Bruxelles, abandonnant François Brabant à ses démons intérieurs et aux aléas climatiques, le laissant parcourir seul le dernier tiers de la course (plus de septante bornes tout de même).

Dans ces conditions, une dégringolade au classement général semblait inéluctable. Cuit à l’étuvée, les bras rougis par un soleil de plomb, la bouche pâteuse à force d’absorber du sucré, les yeux asséchés, envahis par la poussière, malgré l’inutile rempart des lunettes des soleils, le leader du Vif Cycling Team conservait néanmoins assez de lucidité pour prévenir les risques de déshydratation, multipliant les apports énergétiques et les sources de magnésium et autre sels minéraux : eaux (Hépar, Spa, Badoit), sirop de menthe, Isostar, Coca-Cola, etc.

L’objectif, revu à la baisse, était désormais de rallier Tournai pour 19 heures. Puis, quelques kilomètres plus loin, cela devint : avant 20 heures. Au lieu de céder au découragement, François Brabant se battait, guerrier en perdition, mais guerrier magnifique. Depuis la voiture suiveuse, son directeur sportif le haranguait. « Plus que 32 kilomètres », lui criait-il, peu avant l’entrée dans Ath. Coup de massue ? Au contraire, puissant stimulant. Aiguillonné, le coureur namurois trouvait en lui, dans ces territoires intimes où sommeillent des trésors insoupçonnés de force et de volonté, les ultimes ressources pour « en remettre un coup ».

En attendant, l’horloge tournait dangereusement, et dans le staff du coureur, la pression montait, l’ambiance se faisait électrique, et pas seulement parce que l’orage menaçait à tout moment d’essorer le ciel de la Wallonie picarde. François Brabant allait-il parvenir à limiter la casse et, surtout, à terminer l’étape dans les délais, c’est-à-dire avant 20 heures ?

A 19h43, il passait mains en bain du guidon devant le café « Le coquin », juché à six kilomètres de l’arrivée, sans y jeter un regard. Le suspense était à son comble. Mais, en son for intérieur, François Brabant en connaissait le dénouement : il avait parcouru plus de 30 kilomètres au cours de la dernière heure. Si la fringale, les ennuis mécaniques et autres coups du sort daignaient l’épargner quelques minutes encore, rien ne pouvait plus l’empêcher d’arriver à Tournai dans les délais.

Ainsi fut fait. A 19h57, au terme de 220 kilomètres d’une course éperdue, le coureur namurois franchissait la ligne d’arrivée, après s’être payé le luxe de lancer un dernier sprint dans les grands boulevards de la cité aux cinq clochers. « Et demain, pensa-t-il alors, il va falloir se creuser la tête pour raconter tout cela d’un ton badin et faussement léger. Fichu métier! »

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