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Tihange : la fabrique de nuages

Le Vif

Voilà 40 ans que Huy est la ville nucléaire par excellence. Depuis toujours, et encore plus récemment, Tihange inquiète. Et pourtant, Tihange ne s’inquiète pas. Immersion dans la localité la plus nucléaire de Wallonie.

C’est une fin de semaine comme les autres dans le petit bourg de Tihange. Sur la N 90 longeant les dizaines de commerces à l’entrée de Huy, rien à signaler. Les automobilistes, habitués à longer ce long quai pour reprendre l’autoroute à Villers-le-Bouillet, ne regardent même plus les grandes tours qui se détachent finalement très rarement du ciel gris quotidien. Ils sont d’ailleurs le plus souvent imperméables aux inquiétudes des médias sur le sujet malgré le septième incident de l’été. Le jeudi 13 août, une défaillance technique a entraîné Tihange 3, comme ses compagnes d’infortune, au chômage technique. Un nouveau couac pour le site qui venait d’être réprimandé par l’Agence fédérale du contrôle nucléaire quant au respect des normes de sûreté.

Et pourtant, au Tihange IV, la brasserie en face de la centrale, c’est un vendredi habituel pour les employés de la centrale qui viennent se délasser après leur dernière journée de travail. Le sourire aux lèvres et une bière à la main, une dizaine d’employés évoquent leur quotidien, sans une once d’inquiétude. Non, l’incident ne les perturbe guère, ni même la probabilité d’un accident plus grave à l’avenir. Oui, ils aiment leur boulot. « Ma fille de 5 ans pense que je fabrique des nuages », sourit un jeune papa. « C’est valorisant de se dire qu’on est un peu comme un commandant de bord qui doit respecter les procédures de sécurité pour mener à bien son navire », enchaîne un deuxième. Si des incidents techniques peuvent se produire dans chaque industrie, ils sont d’autant plus contrôlés lorsqu’ils se produisent sur un site nucléaire. « Mais la sécurité est la priorité de chacun « , assurent-ils tous.

Loin des polémiques qui secouent médias et opposants au nucléaire, les Hutois sont dans leur monde. « Ah, plus aucune des tours ne fonctionne ? « , s’étonne Camille Ancion, une Hutoise pure souche, âgée de 83 ans, installée sur les hauteurs de la cité. En 1975, la construction de la première centrale ne l’avait pas inquiétée outre mesure, « ils savent ce qu’ils font, et c’est de l’emploi pour notre petite ville. » Même refrain pour la génération suivante. Bernadette Thibault est gardienne d’enfants. Elle vit à quelques centaines de mètres de la centrale. Et jamais elle ne s’est inquiétée des potentiels effets néfastes de ces trois géants. « Si en fermant les centrales, je paie mon électricité plus cher, je préfère qu’on reste à l’ère du nucléaire !  »

Cela fait 40 ans que Huy est une ville nucléaire et elle s’en satisfait. Qui pourrait s’en plaindre dès lors qu’une telle entreprise engendre près de 15 millions d’euros de recettes annuelles pour la ville sur un budget de 50 millions ? Pour Huy, une sortie du nucléaire paraît pour le moins irréelle. « Qui peut nous dire ce qu’il se passera au niveau économique et au niveau politique d’ici dix ans ? », questionne Alexis Housiaux, le bourgmestre de la cité hutoise. La sortie du nucléaire, le collège communal ne l’a sérieusement envisagée que l’année passée, lorsque l’opposition Ecolo l’a poussé à créer un fonds pour amortir le choc d’une telle perte de rentrées. « Pour l’instant, nous y avons versé 1,5 million, avoue Rodrigue Demeuse, conseiller communal Ecolo. A cette vitesse-là, dans 10 ans, nous ne pourrons subvenir à nos besoins que pendant un an. » Le paradoxe de cette ville aux trois tours, c’est que le parti écologiste est le troisième de la ville avec 17 % des voix aux élections communales de 2012. Mais Rodrigue Demeuse de préciser rapidement : « Etre Ecolo à Huy, c’est particulier. Nous devons vivre avec le fait que notre ville tourne grâce au nucléaire. La centrale doit être le deuxième plus gros employeur de Huy après l’hôpital. Maintenant, il est clair qu’il faut se mettre à penser à l’après-nucléaire et c’est ce que ce fonds prévoit. Il arrive cependant un peu tard. Une aide du fédéral sera indispensable, comme cela a été fait pour la fermeture d’Arcelor. »

Quant à la position du collège sur les derniers incidents bouleversant la centrale, elle est unanime. « Il n’y a pas lieu de s’inquiéter  » déclare à plusieurs reprises Alexis Housiaux. Le bourgmestre se veut rassurant : « les incidents survenus cet été sont d’ordre mineur et n’ont pas remis en cause la sûreté nucléaire ni la sécurité citoyenne. Tout ceci est géré par un organisme indépendant, l’AFCN (Agence fédérale de contrôle nucléaire, NDLR), qui le fait avec transparence. » Et Serge Dauby, le porte-parole de la centrale n’a de cesse de le répéter : « Les centrales belges figurent parmi les plus robustes au monde. Pour la prolongation de Tihange 1, ce sont 600 millions d’euros qui ont été investis localement dans l’amélioration de nos installations. » Elle est tellement au coeur des préoccupations, cette sûreté nucléaire, que la centrale est en train d’investir des dizaines de millions d’euros pour construire un mur d’enceinte pouvant parer une crue exceptionnelle qui ferait monter le niveau de l’eau à 73,2 mètres. Comme si la Meuse pouvait s’élever à une hauteur qui suffirait à mettre entièrement sous eau neuf des douze provinces des Pays-Bas.

Des déchets pour 800 000 ans

Très peu d’antinucléaires, donc, à Huy. Un véritable contraste face aux farouches opposants belges, hollandais et surtout allemands que le site de Tihange mobilise en nombre à l’occasion de manifestations contre la prolongation de ces centrales jusque 2025. Léo Tubbax, sociologue et économiste originaire de Blegny, à l’est de la province de Liège, est l’un des fondateurs du mouvement « Stop Tihange » qui s’est formé après la catastrophe de Fukushima, en mars 2011. Pour lui, il est clairement hallucinant que le gouvernement décide de prolonger un réacteur qui a déjà 40 ans. « Tihange 1 n’a pas été prévue, comme le sont Tihange 2 et 3, pour supporter des accidents comme la collision d’un avion. Or, Bierset est à 35 km. Pas plus tard qu’en avril 2012, un hélicoptère s’est d’ailleurs crashé dans le centre de Huy ! »

Pour ces détracteurs, la liste des inquiétudes est longue et le dialogue inconcevable. Rodrigue Demeuse énumère : « Ils sont incapables de nous dire depuis quand existent les fissures retrouvées dans la cuve de Tihange 2 ni comment elles évoluent. Impossible aussi de savoir ce que nous allons faire de ces déchets radioactifs qui sont partis pour être enterrés pour 800 000 ans. Quant à la situation actuelle, elle devient tellement critique – avec 7 incidents cet été – que l’AFCN a fini par suspendre quatre travailleurs et a porté plainte au parquet, ce qui n’était, jusqu’alors, jamais arrivé. Oui, il y a lieu de se poser des questions ».

Autre constat : à Huy et dans ses alentours, les projets d’énergie alternative peinent à voir le jour. En mars dernier, un projet pilote de biométhanisation en voie sèche à Strée (commune de Modave, à quelques kilomètres de Huy) s’est vu refusé par le fonctionnaire délégué de la Région wallonne à la suite de l’avis défavorable de la commune et à la pétition des citoyens qui craignaient les charrois, les mauvaises odeurs et la prolifération d’insectes. En juillet, c’est un projet de cinq éoliennes entre Modave et Huy qui a été rejeté.

Malgré ses angoissés et ses sceptiques, Huy reste donc bien dans sa bulle, une jolie bulle qui fabrique des nuages et qui ne craint ni les intempéries, ni les incidents techniques, ni le black-out.

Sarah Janssens

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