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Tellement d’impuissance (humeur)

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

C’est douloureux. De ne pas reconnaître sa ville. Coulée, paniquée, impuissante. Mais surtout de se dire que dans chaque maison engloutie par l’eau boueuse déchaînée, il y a des gens.

C’était devenu une blague de famille, qui ne faisait rire personne d’autre que nous. A chaque fois qu’il passait devant ce petit coiffeur en voiture, peu importe qui se trouvait sur le siège passager, Papa lançait « il y a toujours du monde, là ». D’abord sans se rendre compte qu’il radotait, puis en le faisant exprès, pour faire sourire peu importe qui se trouvait sur le siège passager.

Et hier, parmi les innombrables vidéos circulant sur les réseaux sociaux, il y en avait une, filmée par une dame depuis la fenêtre du premier étage de sa récente maison. Elle descendait d’abord l’objectif vers ce qui aurait dû être sa porte d’entrée, puis balayait le paysage. A gauche, il y avait ce-petit-coiffeur-où-il-y-a-toujours-du-monde-là. De l’eau jusqu’à un bon tiers de façade. La Vesdre, brunâtre dégueulasse, s’écoulait furieuse sur la route, sur le trottoir, comme si elle y avait toujours été chez elle.

Après avoir regardé la vidéo une fois, deux fois, trois fois, on la voit, là, juste à côté de ce-petit-coiffeur-où-il-y-a-toujours-du-monde, immobile, les pattes plantées dans la flotte au milieu de ce qui habituellement est une rue: une vache. Quatrième visionnage, pour s’assurer de ne pas avoir rêvé, mais elle se tient bien là, alors que dans ce coin urbain de Chênée il n’y a pas de pré, pas de ferme à plusieurs kilomètres à la ronde. Une vache à moitié immergée, comme le symbole de cette journée détraquée.

Plus tard, sur Facebook, quelqu’un a posté une photo d’elle, sous un autre angle, avec une légende du style « elle a été sauvée ». Mais combien n’aura pas été perdu, ce jeudi 15 juillet 2021.

C’est peut-être d’être passée tant de fois sur cette route pour aller dire bonjour aux parents. De s’être arrêtée il n’y a pas longtemps chez cette fleuriste pour acheter un bouquet. De s’être assise sur le quai, un dimanche de Batte, pour manger un hamburger. De s’être fait tant de fois flashée dans le tunnel de Cointe. D’avoir dégusté tant de pots chocolat-citron-fraise chez ce glacier. Mais c’est douloureux.

De ne pas reconnaître sa ville. Coulée, paniquée, impuissante. Mais surtout de se dire que dans chaque maison engloutie par l’eau boueuse déchaînée, il y a des gens. Qui se sont réfugiés aux étages, qui ont eu peur, qui ont tenté de sauver ce qu’ils pouvaient, qui ont dû fuir en bateaux, qui ont passé la nuit dans un hall omnisport, qui se sont inquiétés pour leurs proches. Qui ont tant perdu.

Quand le fleuve et les rivières se seront retirés, indifférents aux dégâts qu’ils ont causés, ces habitants devront rentrer chez eux. Et ce sera sans doute le plus douloureux. Aux quelques endroits où la décrue a commencé, ça se voit déjà: l’eau a laissé derrière elle un espace public sale, brouillé, désoeuvré. Jonché de débris, jalonné de voitures défoncées parfois empilées comme de simples Lego.

Alors qu’en sera-t-il derrière les portes des maisons?

Probablement des larmes, de la colère, du désarroi. Peut-être des morts.

Aussi de la solidarité, comme celle qui a commencé à s’organiser.

Mais tellement d’impuissance.

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