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Tabou, l’islam ? Qu’en pensent les musulmans ?

Le « burqa bla-bla » de l’ULB a soulevé de nombreuses questions, dont celle de la liberté d’expression. Tabou, l’islam ? Mais qu’en pensent donc les musulmans ?

Image saisissante à Bruxelles, le 5 février 2006 : une foule compacte de plus de 3 000 personnes défile sur le boulevard Reyers pour protester contre l’utilisation de l’image du Prophète dans des caricatures danoises. Pas de violence mais une colère sourde. Elle effraya bien des observateurs. Dans le lot des dessins du journal Jyllands-Posten diffusé expressément dans les pays arabes par des Frères musulmans danois, ces derniers avaient glissé frauduleusement une tête de cochon. Histoire d’attiser les braises qui allaient enflammer la planète.

« Burqa bla-bla ! Burqa bla-bla ! » Le 7 février dernier, à l’ULB, à Bruxelles, des manifestants ont empêché par ce slogan l’essayiste française Caroline Fourest de s’exprimer face à l’historien Hervé Hasquin, lors d’un débat sur l’extrême droite. L’incident n’opposait pas directement l’islam à la liberté d’expression. Parmi les activistes se trouvaient aussi bien le chercheur Souhail Chichah, spécialisé dans l’économie de la discrimination, que Nordine Saïdi, du parti Egalité, né du rassemblement d’islamistes radicaux bruxellois et d’ex-membres du PTB (Parti du travail de Belgique). Pour ce courant islamo-gauchiste, les musulmans sont les nouveaux opprimés d’une société foncièrement colonialiste et partageraient le sort peu enviable de toutes les victimes de la crise économique ( lire l’encadré page 46).

Souhail Chichah a censuré l’essayiste française Caroline Fourest avec un cri de ralliement qui associe le religieux au politique, même s’il s’en défend. Il attribue la paternité de l’expression à Serge Halimi, journaliste français du Monde diplomatique qui voulait ainsi se moquer de l’importance, excessive selon lui, accordée à la burqa en France. Chichah refuse obstinément de se définir comme musulman ou non-musulman. Un flou qui est politiquement revendiqué.

En 2004, Souhail Chichah était encore un jeune homme lisse et courtois, travaillant à l’ULB. Dans une interview au Vif/L’Express, il avait évoqué la mobilisation religieuse des jeunes d’origine marocaine. « Dans toutes les sociétés du Sud, la contestation sociale est aux mains des mouvements politiques qui se réclament de l’islam, avait-il expliqué. En Belgique, on se trouve plutôt face à des gens privés d’identité, qui ont une perception négative de leur personne, qui se sentent rejetés et, donc, cherchent une définition de soi dans l’islam. Malheureusement, ces frustrations n’expriment pas de point de vue politique. L’islamisme du Sud et l’islamisme identitaire peuvent aussi faire leur jonction sur le terrain. » Prémonitoire ?

De fait, en 2010, aux dernières élections législatives, le petit parti Egalité s’est présenté devant les électeurs bruxellois et a récolté 1,1 % des voix, soit 5 041 voix. A titre de comparaison, le CD&V en a recueilli à peine un peu plus (7 362 voix). La personnalité de Nordine Saïdi, qui a lui aussi entonné le « burqa bla-bla » à l’ULB, n’est pas neutre dans le contexte bruxellois. Il a été expulsé du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Mrax) pour cause d’antisémitisme.

« C’est une erreur de ne pas considérer les islamistes comme des acteurs politiques, relevait Chichah lors de son interview au Vif/L’Express. Ce serait une façon de reconnaître la population qui est derrière eux sur pied d’égalité et sans paternalisme. Tariq Ramadan [NDLR : prédicateur de la mouvance des Frères musulmans, très populaire auprès de la jeunesse bruxelloise maghrébine] n’est pas un terroriste. » Or c’est justement l’atteinte à l’icône des muslims qui a provoqué le mécontentement des activistes de l’ULB en février, signe qu’il n’est pas nécessairement bien vu de ce milieu de contester Ramadan. Les manifestants n’ont pas entendu le plaidoyer de Caroline Fourest contre l’extrême droite. Ils n’ont retenu que sa critique de « frère Tariq ».

L’exigence impérieuse du respect

Le Vif/L’Express est allé à la rencontre de plusieurs musulmans pour obtenir leur avis après le chahut de l’ULB. Plus de la moitié n’ont pas donné suite. D’autres ont répondu favorablement à la sollicitation, comme l’islamologue Michaël Privot. Lors de la crise des caricatures danoises de Mahomet, ce membre de la confrérie des Frères musulmans avait été l’un des rares musulmans à ne pas condamner la profanation de l’image du Prophète. Aujourd’hui, il dirige le secrétariat du Réseau européen contre le racisme (Enar), un lobby qui veut faire avancer la lutte contre les discriminations et le racisme, lutte qui inclut l’islamophobie, selon l’association.

A la lumière des événements de l’ULB, Privot maintient une position détachée sur le principe de la liberté d’expression. « Il va de soi, déclare-t-il, que, dans une démocratie libérale, il n’y a aucune raison d’interdire une quelconque critique de l’islam. Vu de l’extérieur, l’islam est un objet susceptible d’être critiqué par tout un chacun. En outre, la critique de l’islam par des non-musulmans fait partie du projet divin tel qu’il est exprimé dans le Coran. La divergence d’opinions, la critique y sont considérées comme un puissant incitant à la recherche de vérité. »

En pratique, pourtant, les opinions négatives exprimées à propos de l’islam ou des dérives islamistes, bien réelles, sont mal perçues par de nombreux musulmans qui la qualifient d’ « islamophobes ». « La société majoritaire, relève Privot, utilise l’argument de la liberté d’expression pour soi-disant critiquer l’islam, en mobilisant abusivement l’histoire de la bataille des laïques en Europe contre la mainmise de l’Eglise catholique sur les libertés de pensée, de conscience et d’expression. La liberté d’expression fut un droit puissant qui a permis aux libres-penseurs, mais aussi à d’autres minorités religieuses en Europe, d’exister dans une société majoritairement catholique. Aujourd’hui, c’est la société majoritaire qui revendique le droit à la liberté d’expression pour dire tout et n’importe quoi à propos d’un groupe, d’une conviction minoritaire qui ne détient aucun des éléments du pouvoir politique, économique, judiciaire et médiatique. »

Selon Privot, les critiques à l’égard de l’islam sont excessives et mal documentées. « Il s’agit le plus souvent de jugements infondés, de grossières approximations, de dénonciations de pratiques culturelles soudain attribuées à l’islam, voire d’insultes purement et simplement à l’encontre d’une religion, voire de ses pratiquants. C’est pourquoi il est important de bien différencier les registres, car une critique solidement charpentée de l’islam ou de certains de ces aspects ne sera jamais un problème en soi, car elle implique toujours la possibilité d’un dialogue, d’un échange, d’une construction. »

Ce n’est donc pas la critique ou l’insulte qui poseraient problème, mais le matraquage médiatique et politique. « Si, en Europe, les musulmans avaient un accès équivalent à la parole publique, conclut l’intellectuel, ils ne se sentiraient plus victimes d’un système qui les oppresse et qui nourrit le processus de victimisation et les attitudes de rejet à l’égard de tout ce qui peut être perçu comme critique à l’encontre de leur religion. »
Ne pas rejeter l’islam au nom du comportement de certains musulmans

Malgré un contexte difficile, certains ont fait leur chemin, comme Mohamed Boulif, ancien président de l’Exécutif des musulmans de Belgique. Etiqueté FM (Frère musulman), il était entré en conflit avec la ministre des Cultes, Laurette Onkelinx (PS), en 2005, sur la question de la représentation de l’islam. Après un passage à vide, il est devenu enseignant et consultant-expert en finance islamique. « Il faut faire la distinction entre l’islam et ce que font les musulmans eux-mêmes, déclare-t-il d’emblée. Tout est affaire d’interprétation humaine, sauf quand cela implique la relation entre Dieu et l’homme et le respect des cinq piliers de l’islam. Pour ce qui concerne les relations entre les êtres humains, musulmans et non-musulmans, tout, sauf ce qui est interdit expressément, doit pouvoir être soumis à la raison humaine, à la discussion, à la relecture. » Autrement dit, tout, sauf l’essentiel, est susceptible d’évoluer. La critique de l’islam n’est donc pas négative en soi.
« Youssel al-Qaradawi, le président du Conseil européen pour la recherche et la fatwa, a permis aux musulmans d’enfreindre l’interdit du prêt à intérêt pour l’achat de leur première maison via le système bancaire conventionnel, rappelle Mohamed Boulif. C’était un moindre mal face au risque de ne pas disposer de suffisamment d’espace pour que les enfants puissent étudier ou que les garçons et les filles, en grandissant, n’aient pas des chambres séparées. » La finance islamique a donc évolué sous l’influence de critiques extérieures et des leçons tirées de certains dérapages. « Les musulmans ont été interpellés par leur présence en Occident, insiste Boulif. Je découvre aujourd’hui, dans le domaine de la finance islamique, que nos textes ne sont pas toujours clairs et qu’il y a une marge pour l’interprétation humaine. Aucun texte n’interdit le bon sens. »

Mohamed Boulif a suivi « de loin » la polémique relative au livre de Caroline Fourest sur Tariq Ramadan. « J’ai simplement noté que Tariq Ramadan et d’autres personnes avaient remis en cause l’analyse ou contesté les points de vue de Mme Fourest. La critique est toujours une contribution au débat et peut faire réfléchir. Encore faut-il éviter le sensationnalisme. Ce qui n’est quasi jamais le cas lorsqu’il s’agit de l’islam. Je n’ai pas et les musulmans ne devraient pas non plus avoir de problème à ce que des non-musulmans remettent en question notre religion. C’est leur droit comme j’ai le droit de critiquer ou de remettre en cause les autres religions ou convictions, ou tout autre sujet de société. Cela se fait depuis des siècles et c’est une bonne chose. Mais il y a une condition importante : le respect de l’autre. Cela doit se faire dans le dialogue et le partage sans blesser, insulter ou injurier, car cela mène à la confrontation et à la surenchère. C’est une exigence minimale du vivre ensemble. Sinon, nous aurions une société où n’importe qui pourrait faire n’importe quoi ! Où irions-nous ? »
Le Liégeois Radouane Attiya, professeur de religion islamique et prédicateur formé à la casuistique en Arabie saoudite, en langue et littérature orientales à l’UCL, n’a pas assisté au « burqa bla-bla » bruxellois. Qu’il déplore : « Je sais que Hervé Hasquin [NDLR : historien, ancien recteur de l’ULB et secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique] avait proposé à Souhail Chichah de prendre la parole, ce qu’il a refusé. C’est scandaleux. Il s’est discrédité aux yeux de beaucoup de représentants du leadership musulman. »

Pour Radouane Attiya, la question de la liberté d’expression est essentielle. « Elle taraude toutes les idéologies, toutes les religions. On a tendance à oublier qu’elle a été autrefois très présente dans le monde arabo-irano-islamique et dans le monde chrétien. Il suffit de se replonger dans certains débats classiques ou médiévaux, rappelle-t-il. Mais, dans le monde sunnite, une tendance théologique a imposé une forme d’orthopraxie [NDLR : conduite conforme aux rites prescrits]. Aujourd’hui, même s’il n’y a pas de clergé dans l’islam sunnite, il existe une orthopraxie de masse qui limite la liberté d’expression. Or des voix s’élèvent à l’intérieur de l’islam pour produire quelque chose sur le plan philosophique à partir des fondamentaux. Mais la communauté reste insensible à ce discours. Les nouveaux penseurs sont vite taxés de parti pris, de manque d’objectivité, voire d’opportunisme et d’affairisme. »

Et si la liberté d’expression était à risque pour les musulmans eux-mêmes ? « Face à la pression du groupe, il n’y a pas beaucoup le choix, confie un converti. Il faut bien connaître sa religion pour être capable de clouer le bec à des musulmans ignorants et se tenir à l’écart. »

MARIE-CÉCILE ROYEN

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