Pascal Delwit

Suppression de l’effet dévolutif de la case de tête : un certain modèle de démocratie

Pascal Delwit Professeur de science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB)

Dans la déclaration de politique régionale wallonne de la nouvelle majorité, MR et CDH annoncent dans le volet « Renouveau démocratique » une réforme relative à l’effet dévolutif de la case de tête : sa suppression pure et simple, associée d’ailleurs à la suppression des suppléants aux élections régionales.

Ainsi donc, après la pondération de moitié intervenue en 2002, l’idée est d’organiser l’immunisation totale des suffrages qui se portent sur le choix de la liste tel qu’il se présente aux électeurs, les « voix case de tête ». Cette proposition et la suppression voulue des suppléants mériteraient d’amples développements. Qu’il nous soit permis ici de soulever trois points pour alimenter la réflexion et le débat.

Introduisons d’abord quelques réflexions sur le sens même de la proposition. L’idée est que seules les voix de préférence soient prises en compte dans la distribution des sièges à l’intérieur de chaque liste. Ce faisant, la proposition distingue deux catégories de citoyens : ceux qui optent pour un ou plusieurs candidats et ceux qui choisissent la case de tête. Ces-derniers, en connaissance de cause, votent pour la liste telle qu’elle s’offre à eux et sur la base d’un programme rendu public. Pourtant, ce choix serait désormais ignoré pour l’affectation des sièges de la liste.

Mais attardons-nous sur l’impact de la mesure. Quelle qualité du mandataire souhaitent promouvoir les partisans de la mesure ? Il existe de nombreuses facettes dans le travail du parlementaire. L’homme ou la femme politique pleinement engagé dans le travail législatif accomplit différentes missions. Parmi celles-ci, il existe un travail – très – peu visible mais pour autant ô combien ! important d’appréhension des dossiers, de production d’amendements étayés ou de propositions de loi (ou décrets) de qualité, tant au fond qu’à la forme. Ce n’est sans doute pas ce qui peut « rapporter » le plus de voix de préférence mais c’est une dimension cruciale de la valeur du parlementarisme et de la démocratie. Mettre la focale sur la seule voix de préférence ne sera certainement pas un encouragement à cet engagement ou encore à un contrôle aiguisé de l’exécutif. L’essence et la qualité de la démarche ne sont pas les mêmes pour un travail de maîtrise des dossiers et d’interpellations dans les commissions parlementaires que lors d’une approche convenue d’interpellation plus politique en session plénière, relayée par la suite sur les réseaux sociaux voire, avec un peu de chance, par des organes de presse. Pourtant, la visibilité – donc des formes de médiatisation – seront plus que jamais des vertus premières pour capter ce sésame que sont les voix de préférence. Doit-on vraiment prôner cette évolution et s’en réjouir ?

Plus largement, quel profil de candidat escompte-t-on promouvoir par cette importance absolue à la voix de préférence ? L’observation est assez claire. Tendanciellement, cela favorisera les élus sortants, jouissant de réseaux et de soutiens bien plus établis que des novices dans une compétition électorale. Cela favorisera aussi les candidats qui ont une notoriété médiatique déjà installée. Il est d’ailleurs frappant de noter combien ce profil domine déjà dans la constitution des listes électorales et dans les entrées dans la vie parlementaire contemporaine : Siegfried Bracke, Jean-Claude Defossé, Anne Delvaux, Josy Dubié, Olivier Maroy, Jean-Paul Procureur, Marc Wilmots, Florence Reuter, Frédérique Ries,… Tendanciellement, enfin, cela favorisera un dernier profil, les héritiers qui bénéficieront, eux aussi, de réseaux très bien établis et d’un… nom. Ce n’est pas leur faire injure que de suggérer que pour des personnalités comme Chantal Bertouille, Frédéric Daerden, Christine Defraigne, Denis Ducarme, Gilles Foret, Fabian Maingain, Alain Mathot, Charles Michel, Catherine Moureaux, Sophie Pécriaux,… les voix de préférence engrangées lors de leur premier scrutin doivent beaucoup à leurs parents. Bien évidemment, cela n’enlève rien à leur intelligence et à leurs capacités propres mais dans la compétition pour l’élection, il s’agit d’un avantage souvent décisif que renforcerait plus avant la possible suppression de « mécanismes de correction ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit pour l’effet dévolutif et pour la suppléance. Il s’agit d’occasions dont les partis peuvent s’emparer pour aider certains profils à entrer ou rester dans la vie politique alors même que la notoriété est insuffisamment établie. Cela concerne au premier chef des novices en politique, notamment les femmes et les jeunes. Elle est, il faut le souligner, insuffisamment saisie par les partis actuellement mais elle existe et est parfois utilisée.

A ce premier axe de considérations, interrogeons-nous ensuite sur le sens de la volonté tel qu’exprimée dans la Déclaration de politique régionale. Il s’agirait de supprimer cet effet dévolutif pour « diminuer l’influence des partis politiques sur la détermination des élus ». Epinglons d’abord que par rapport aux scrutins de liste fermée pratiqués en Europe, la Belgique est un Etat où le poids des partis sur la détermination des élus, une fois les listes constituées, est plus faible. C’est d’ailleurs un des éléments importants pour comprendre les modalités de la composition desdites listes et cette recherche déjà extrêmement forte de candidates « bankables » pour reprendre une métaphore sportive courue en ce moment. Les sortants, les candidats médiatisés et les héritiers trustent d’ailleurs les meilleures places d’effectif et de suppléant. Ensuite, ne l’oublions pas, l’action politique en démocratie est une démarche qui s’inscrit dans un cadre collectif, quand bien même il n’est pas parfait. On a d’ailleurs pu mesurer que le retournement des alliances tenait plus au choix d’un homme que d’un parti. Mais dans un moment d’érosion de la démocratie et d’appel plus fréquent à des sauveurs suprêmes, il n’est peut-être pas inutile de le rappeler. Il n’est pas sûr en effet que même dans la configuration démocratique, l’hyperpersonnalisation ou la présidentialisation soient nécessairement des bienfaits. L’exemple américain a de quoi nous faire réfléchir.

Enfin, on s’étonnera de cette annonce d’une nouvelle majorité, qui a vu le jour dans la douleur et dans un certain chaos, née de la volonté de Benoit Lutgen de modifier les majorités dans les entités fédérées. En effet, pour concrétiser la suppression de l’effet dévolutif de la case de tête et mettre fin aux suppléants, le parlement doit adopter un décret dit spécial, c’est-à-dire nécessitant une majorité des deux tiers des parlementaires. En d’autres termes, avec une seule voix de majorité au Parlement wallon, MR et CDH ne sont pas en mesure de faire advenir seuls cette modification. Seront-ils suivis ? A ce stade, il y a loin de la coupe aux lèvres car on peut s’interroger sur la volonté du PTB, d’Ecolo et, surtout, du PS à se joindre à la nouvelle majorité dans sa démarche même si, pointons-le, la déclaration politique régionale de 2014 (PS-CDH) envisageait déjà ces mesures – dans une perspective harmonisée avec le Fédéral et Bruxelles – et programmait même son extension aux élections communales et provinciales.

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