Ministre de la Culture depuis la démission de Joëlle Milquet en 2016, Alda Greoli a hérité du vaste projet de réforme de la politique culturelle. © hatim kaghat/id photo agency

Subsides des arts de la scène : plusieurs questions cruciales de démocratie sont posées

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Dans un souci de transparence, le secteur des arts de la scène connaît une métamorphose des processus décisionnels de répartition de l’argent public, très décriés depuis des années. A l’avenir, les conflits d’intérêts et le copinage peuvent-ils être évités ? Qui sera amené à trancher ? Sachant que le budget est insuffisant pour satisfaire tout le monde. Des questions cruciales de démocratie sont posées.

Lundi 1er octobre 2018. Le Théâtre 140 à Schaerbeek accueille la cérémonie des prix de la Critique théâtre-danse-cirque. Dans la catégorie scénographie, le duo Thibaut de Coster et Charly Kleinermann est récompensé pour Un tailleur pour dame. Mais les deux concepteurs sont absents, alors c’est le metteur en scène du spectacle, Georges Lini, qui réceptionne le prix. Au passage, il lance :  » Je m’appelle Georges Lini, pour les membres du CAD qui ne sauraient pas qui je suis.  » Une remarque – incompréhensible pour les non-initiés – qu’il réitère en montant sur scène une seconde fois en remplacement du Meilleur espoir masculin, Félix Vannoorenberghe, que Lini a dirigé la saison dernière dans December Man et La Profondeur des forêts. Georges Lini est un metteur en scène prolifique – aux trois spectacles déjà cités, il faut ajouter Caligula à l’abbaye de Villers-la-Ville cet été, L’homme qui mangea le monde au Poche à la rentrée et un Macbeth au Parc en janvier prochain – mais aujourd’hui, alors qu’il fête les 20 ans de sa compagnie, Belle de nuit, Georges Lini, par ailleurs aussi comédien, est un artiste en colère. Un artiste déçu par les résultats le concernant de la grande opération de remise à plat des subsides de la culture, pilotée par la ministre Alda Greoli (CDH). Et il n’est pas le seul.

Un rappel des faits s’impose. Retour en avril 2016 : inculpée pour prise illégale d’intérêts, Joëlle Milquet démissionne. Concernant sa fonction de ministre de la Culture et de l’Enfance, l’ancienne présidente du CDH passe le relais à Alda Greoli, qui se retrouve alors avec, sur les bras, un des grands chantiers ouverts par sa prédécesseure :  » Bouger les lignes « , projet de réforme de la politique culturelle, à base de concertation prospective et visant notamment une meilleure gouvernance. Un des objectifs manifestes est une plus grande transparence au niveau de l’attribution des subsides, en particulier les subsides structurels quinquennaux appelés  » contrats-programmes « . Le 12 octobre 2016, le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles vote un projet de décret modifiant un décret-cadre de 2003 : là où auparavant chaque opérateur culturel renégociait son contrat-programme de façon individuelle lorsque l’échéance des subsides était arrivée, tous doivent rentrer un dossier de demande concomitamment, et au plus tard le 16 janvier 2017, pour de nouveaux contrats-programmes démarrant le 1er janvier 2018. Une révolution. Finis les secrets d’alcôve, les manipulations politiques et le copinage, pensaient les plus naïfs : étalé au grand jour sur la table, tout serait désormais limpide.

Dans un tableau

Ce fut un vaste chantier, un chantier colossal mais nécessaire. Alors que beaucoup pensaient que la ministre ne pourrait pas tenir les délais, elle rendit publique, le 23 novembre 2017, la liste des heureux contrats-programmés, soit 236 opérateurs des arts de la scène. Le tableau publié comprenait deux colonnes de chiffres pour chaque opérateur : à gauche les subsides de 2016, à droite le nouveau montant alloué, pour la période 2018-2022. Pas mal partaient de zéro pour se retrouver dotés d’une somme appréciable : le festival Les Unes fois d’un soir à Huy, la Maison du conte de Bruxelles, la compagnie de danse jeune public Nyash, l’Atelier 210, la Chapelle musicale reine Elisabeth, la Compagnie de la bête noire, le Raoul Collectif, la compagnie jeune public 3637…

Ce que ce tableau ne montrait pas, c’était ceux qui avaient été recalés. On n’y voyait que  » les gagnants « . On n’y retrouvait pas non plus les sommes demandées. Car tel était le fonctionnement dans la remise des dossiers : c’était aux candidats d’estimer le montant nécessaire à la réalisation du projet présenté. Autre élément absent du tableau : les sommes recommandées par les  » instances d’avis « , sur lesquelles s’appuyaient les décisions de la ministre et qui avaient décortiqué les dossiers en premier lieu. Les instances d’avis sont des commissions et des conseils consultatifs – 26 au total en culture – formés d' » experts  » et émettant  » des propositions à l’attention du ministre compétent qui peut choisir de les suivre ou non « .

Pour comprendre le mécanisme à l’oeuvre, prenons un cas concret, celui de Georges Lini et de sa compagnie Belle de nuit. Jusqu’ici, l’équipe bénéficiait d’un soutien de 24 000 euros. Une somme dérisoire impliquant nécessairement du bénévolat. Désireuse de se professionnaliser, la très active Belle de nuit, au regard du travail accompli, demande 200 000 euros. Le dossier est examiné par le CAD, le Conseil de l’art dramatique – épinglé par Lini dans son intervention aux prix de la Critique. Le CAD émet des réserves quant au dossier – les instances d’avis sont censées juger les dossiers remis et non la qualité en soi de la démarche des opérateurs – mais recommande tout de même un contrat-programme à hauteur de 125 000 euros. Ça, Lini ne le saura que plus tard, puisque l’avis est resté secret dans un premier temps. La ministre, sur la base de l’avis mitigé, décline la demande de contrat-programme mais octroie une aide au projet pluriannuelle de trois ans à raison de 40 000 euros annuels. Sur papier, il s’agit donc pour Belle de nuit d’une augmentation de 16 000 euros par rapport à la situation précédente, mais dans les faits, la compagnie n’a pas eu la somme escomptée et les recommandations du CAD quant au financement n’ont pas été suivies par la ministre (qui, pour rappel,  » peut choisir de les suivre ou non « ). Ce cas est loin d’être unique. Pourquoi ? Question d’argent.  » Une fois les avis des commissions rentrés, la demande globale s’élevait à 120 millions, explique Alda Greoli, alors qu’il y avait au départ une enveloppe de 83 millions, que j’ai pu augmenter de 10 millions, soit 12 % en plus. Dans les faits, nous avons demandé aux acteurs de terrain d’adapter les dossiers aux moyens que nous pouvions leur accorder.  »

Georges Lini, lors de la cérémonie des prix de la Critique.
Georges Lini, lors de la cérémonie des prix de la Critique.© alice piemme

Qui décide ?

Clamant une volonté de transparence mais restant opaque sur plusieurs points, tout ce processus de distribution de l’argent public, dans un secteur qui ne peut survivre en autarcie, pose bien des questions. L’une d’elles est la composition des fameuses instances d’avis qui, si elles ne détiennent pas le pouvoir de décision finale, servent de base et de rempart à la ministre. Dans le cas du CAD, on constate que sur les douze membres, six sont directeurs ou proches de la direction d’institutions théâtrales. Sur les 54 opérateurs  » contrats-programmés  » en 2018-2022, les six lieux que ces membres représentent totalisent plus de la moitié de la somme impartie au théâtre adulte (1). Il ne s’agit pas ici de remettre en question la qualité de la démarche des institutions concernées ni même leur poids financier en regard de leur personnel salarié, mais bien d’interroger un mécanisme où ce sont – indirectement, certes – les plus gros opérateurs qui décident entre eux de la répartition des subsides de tout un secteur. Même si on nous garantit que les personnes concernées  » sortent  » des débats quand leur dossier est examiné, peut-on ici parler d’un processus démocratique ?

Bien consciente de ces problèmes de conflits d’intérêts, Alda Greoli a mis en branle une refonte des instances d’avis. Un avant-projet de décret est actuellement en deuxième lecture. Il repose sur trois piliers : la création d’un Conseil supérieur de la culture où les fédérations professionnelles reconnues seront représentées, et qui aura pour mission de donner des avis sur l’ensemble des textes, de type décrets et arrêtés mais pourra également rendre des avis spontanés sur la politique culturelle ; un décloisonnement, dans un souci de transversalité, des commissions d’avis, qui fonctionneront par pools d’experts et non plus par instances sectorielles fermées (la ministre espère lancer l’appel à candidature début 2019, une fois le projet de décret voté) ; et la création d’une chambre de recours pour les contrats-programmes et les aides pluriannuelles. Ajoutons que, dans le Conseil et les commissions, la parité hommes-femmes sera exigée (à titre d’exemple, le CAD se compose actuellement de onze hommes et une femme).

Ce nouveau décret changera-t-il les choses ? Les risques de dérives sont-ils cadenassés ? On sent chez la ministre un réel effort de concertation avec le terrain, mais ce qui frappe finalement à l’examen du système mis en place, c’est la disparition d’une réelle vision politique. Est-ce au secteur de s’autoréguler ? Quelle est la place du public (et en particulier du public scolaire) dans ce processus ? Est-ce que la tâche d’un ministre de la Culture ne dépasse pas l’avalisation des avis des représentants du terrain (dans le cas du CAD, la ministre a suivi les avis – positifs, négatifs, mitigés – à 96 %, mais en adaptant ensuite le financement) ?  » La question qui n’est plus vraiment posée est : doit-il y avoir des commissions d’avis ? avance Nancy Delhalle, spécialiste de l’histoire et de l’analyse du théâtre à l’université de Liège. Historiquement, on pourrait très bien avoir un monde politique qui, en vertu de son orientation et du contrat politique pour lequel il a été élu, prend des décisions et des mesures quant au financement de la culture. Je pense que le système mis en place est censé répondre au mieux aux désirs d’un secteur. Mais comment sont émis ces désirs ? Par qui ? Et comment sont-ils entendus ? Il y a là, me semble-t-il, une question de décision démocratique qui n’est pas pensée, en tout cas dont les effets potentiellement pervers ne sont pas pensés.  »

Comment  » remettre l’artiste au centre  » (un des grands slogans de  » Bouger les lignes « ) tout en assurant des décisions démocratiques ? L’exercice est ardu, périlleux, mais il est fondamental.

(1) Catherine Ansay est assistante à la direction et production de l’atelier théâtre Jean Vilar (deux millions d’euros), Michel Boermans est coordinateur du théâtre Océan nord (500 000 euros), Patrick Colpé est directeur général du théâtre royal de Namur (un million d’euros), Daniel Cordova est responsable artistique des activités théâtrales au Manège à Mons (5,4 millions d’euros), Nicolas Dubois est directeur financier du Théâtre national (sept millions d’euros), Michel Kacenelenbogen est codirecteur du théâtre Le Public (deux millions d’euros). Soit un total de 17,9 millions sur les 31 millions de contrats-programmes attribués au théâtre adulte.

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