© A. Desforges/Pasco

Stromae est mort, vive Stromae !

Le Vif

Défilé, clip, concert, promesses d’album… Stromae est de retour après avoir pris le temps de retrouver le chemin du bonheur grâce à ceux qui sont tout pour lui : sa femme, ses amis, sa famille et Bruxelles. Presque trois ans pour surmonter la très grave crise personnelle qui a surgi lors d’une horrible nuit à Brazzaville. Trois années pour devenir ce père qu’il a tant cherché.

Episode 1 Où Stromae s’effondre après avoir dansé avec Zao, le roi de la rumba congolaise

11 juin 2015. Stromae, en sanglots, quitte de toute urgence Brazzaville, capitale de la République du Congo. Quelques heures plus tôt, il chantait Papaoutai devant son public. Maintenant, à bord du jet privé qui s’envole vers Bruxelles, le chanteur belge semble prostré. Dans ses rares instants de lucidité, il craint d’avoir basculé dans la folie. Stromae, de son vrai nom Paul Van Haver, Paulo pour ses proches, vit l’un des moments les plus difficiles de son existence.  » J’aurais pu faire une connerie, je n’étais plus moi-même « , confiera-t-il plus tard.

Cette sombre nuit signe le coup d’arrêt brutal donné à une carrière jusqu’ici triomphante, et révèle les fêlures béantes dans l’âme du jeune artiste bruxellois.

Brazzaville est l’une des étapes du Stromae Africa Tour. Sa virée en Afrique s’annonce comme le temps fort d’une tournée mondiale entamée deux ans plus tôt. Sénégal, Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Gabon, les deux Congo… les récitals africains se succèdent en un émouvant périple initiatique, qui doit se terminer à Kigali, la capitale rwandaise. Là où Paul doit chanter en hommage à la mémoire de Pierre, son papa tutsi, massacré vingt ans plus tôt lors de l’effroyable génocide mené par les extrémistes hutu.

Les producteurs de la tournée, Karim Merabet et Farid Benlagha, amoureux du continent noir, ont tout mis en oeuvre pour que la venue de la star belge connaisse un immense succès populaire. Ecran vidéo géant, effets spéciaux, éclairages, sonorisation… le spectacle proposé est le même que celui donné à Bruxelles, Rome ou Vancouver. Seule différence : des places à 8 euros, adaptées au pouvoir d’achat des plus pauvres. Du jamais-vu.

 » Je ne veux pas tomber dans le cliché du retour aux racines, du I love Africa « , a pourtant prévenu Stromae (Jeune Afrique), répétant à qui veut l’entendre qu’il se considère plus européen qu’africain. Forcément marqué, lui aussi, par le génocide rwandais, pour autant il juge indécent d’écrire une chanson sur ce thème.  » Corneille, lui, peut le faire, parce qu’il a vraiment vécu ce drame, précise-t-il. Ce serait mentir de dire que moi j’ai souffert avec mes frères africains.  »

Le destin se fâche dès le premier concert, à Dakar.  » Le pire de ma vie « , avouera Stromae. A peine entré sur scène, il lance  » Bonjour l’Afrique « . En retour, il est accueilli par une panne de courant géante. Et le voilà seul, sans son et sans lumière, face au public sénégalais goguenard. Une fois le courant revenu, il ne parvient plus à établir un lien avec les spectateurs, surtout ceux qui ont payé les places les moins chères, parce qu’ils ont été placés trop loin de la scène.

La tournée se poursuit. Stromae et ses musiciens arrivent à Abidjan, la capitale de la Côte d’Ivoire. Sur le plateau de la télévision nationale, le chanteur fond en larmes lorsque l’animatrice évoque le conflit persistant entre Hutu et Tutsi.  » C’est horrible, dit-il, ça m’a touché et ça me touche encore qu’on n’arrive pas tout à fait à vivre ensemble.  » Il n’y a pas que la tragédie du Rwanda qui remue Stromae.  » Nous parlions de la déportation des esclaves, et d’un coup il s’est étouffé sous les sanglots. Il ne pouvait plus parler « , renchérit un autre journaliste, qui l’a interviewé après un concert au Cap-Vert. Le même se souvient que l’artiste l’a serré dans ses bras, sans raison apparente, après une conférence de presse. Dans l’entourage du chanteur, personne ne s’inquiète encore de ces étranges sautes d’humeur. The show must go on.  » Stromae est toujours ému après ses concerts « , se rassure même un membre de la production.

Secoué de larmes, Stromae s’est réfugié dans sa loge

Le 9 juin, le Stromae Africa Tour arrive à Brazzaville. Là aussi, l’accueil est mitigé. Témoin sur place, Bénédicte Bourgneuf, accompagnée d’un de ses amis congolais, voit le chanteur descendre d’un 4 4 aux vitres teintées de noir.  » Il n’est pas le bienvenu ici. Grand et maigre, c’est bien un physique de Tutsi, lâche d’une voix sifflante son ami. Ici, on est des Hutu. On n’aime pas les Tutsi, parce qu’ils sont responsables des guerres qui ont ruiné le Congo.  »

Sous l’oeil des caméras de l’équipe, Stromae part dans la ville à la rencontre des habitants des quartiers populaires. A sa vue, vieux, jeunes, hommes et femmes hurlent de joie.  » Ici, les vedettes étrangères sont rares et ne viennent jamais nous voir « , commente un jeune garçon qui s’ennuie ferme dans les bidonvilles du quartier de Bacongo. Et c’est poursuivi par une bande de joyeux gamins hurlant  » Papaoutai, Papaoutai  » que Stromae quitte les lieux après sa rencontre avec les dandys congolais. Ceux qu’on surnomme les  » sapeurs  » se moquent gentiment du chanteur,  » qui s’habille comme un enfant « .  » Nous, on est des hommes ! « , paradent-ils.

Le concert commence quelques heures plus tard.  » Bonsoir Brazza « , annonce Stromae d’une voix forte aux milliers de spectateurs qui se massent dans la moiteur congolaise. La mécanique du show est bien huilée. Mais le chanteur n’emballe guère le public.  » C’est sûr qu’à ce concert, Paul était ailleurs. Non, il n’était pas vraiment là « , reconnaît aujourd’hui son musicien Yoshi Masuda. Le speaker annonce :  » Ce soir, nous avons invité un des habitants les plus célèbres de Brazzaville à venir te rejoindre.  » Un instant et puis :  » Brazzavillois, Brazzavilloises, voici Zao !  »

Le créateur d’ Ancien Combattant, ce chef-d’oeuvre de la rumba congolaise, fait son entrée sous les cris d’une foule soudain subjuguée. Stromae, qui vénère Zao depuis son enfance, semble tétanisé.  » Nous, nous étions au courant, mais pas lui, nous raconte Zao aujourd’hui, nous voulions lui faire la surprise.  »  » Il n’aime pas beaucoup l’imprévu, ajoute Yoshi. Il m’a regardé, un peu perdu : mais qu’est-ce qui se passe ?  »

Il n’y a plus d’éclairage. Plus d’effets spéciaux. Il n’y a plus que Zao qui soulève la foule en une houle puissante. Le spectacle prend feu. Le Congolais invite Stromae à venir chanter avec lui, mais ce dernier reste sans voix et ne parvient qu’à sautiller sur la scène, comme égaré, dépassé par la situation. Et d’un coup, le concert bascule dans l’abîme.  » C’est lui, c’est lui, se met soudain à hurler Stromae en montrant Zao. C’est lui qui m’a tout donné, tout donné. Il a écrit Formidable vingt ans avant moi. Sans lui, mes chansons n’auraient jamais existé.  » Le chanteur s’agenouille à terre en hurlant :  » C’est mon papa ! Mon papa ! Mon papa !  » Zao quitte la scène, et maintenant c’est un Stromae libéré, transfiguré, éclatant, un lion qui reprend Papaoutai avec une démesure sauvage. Puis, sans prévenir, les lumières s’éteignent. Le concert est fini.

Secoué de larmes, Stromae s’est réfugié dans sa loge. Impossible même de le ramener à l’hôtel.  » J’étais stressé, épuisé. Tout me prédisposait à péter les plombs. Pendant le concert, je ne m’en rendais pas compte. Mon frère, lui, a eu le déclic, il a compris qu’il y avait un truc qui n’allait pas. S’il n’avait pas été là, je me serais sans doute suicidé cette nuit-là. Je pèse mes mots : s’il n’avait pas été là, je ne pense pas que je pourrais vous parler « , racontera-t-il plus tard sur France Ô.

On réveille le médecin de l’ambassade de France en pleine nuit. Ce dernier diagnostique une décompensation psychique due à l’absorption d’un médicament antipaludique, le Lariam, qui peut avoir des conséquences graves sur le psychisme des patients en provoquant notamment des bouffées délirantes. Il agit plus particulièrement sur des sujets très sensibles, ou qui viennent de vivre de très fortes émotions.

L’effet du Lariam ? D’une tournée épuisante menée au rythme effréné d’un concert tous les trois soirs ? De la rencontre inattendue avec Zao, son père musical ? Des trois à la fois. La nuit de Brazzaville gardera longtemps son mystère.

La tournée est suspendue. Paul ira plus tard à Kigali, à la rencontre de ce père qui ne l’attend plus depuis tant d’années.

On cherche Stromae, son père et l'Afrique, on trouve Paulo, sa mère et Bruxelles.
On cherche Stromae, son père et l’Afrique, on trouve Paulo, sa mère et Bruxelles.© V. capman/dalle

Episode 2 Où l’on apprend que Paul tient son talent de sa mère belge plus que de son père rwandais

Le père de Stromae, Pierre Rutare, né en 1959 à Kigali, est le rejeton d’une des dynasties les plus anciennes du Rwanda, les Abatsobe, qui descendraient du premier roi du pays, Gihanga. Pierre, élève des pères jésuites à Namur, commence des études d’architecture. Les photos nous montrent un homme d’une rare élégance dans son costume bleu nuit, qui a une sérieuse réputation d’amuseur et de séducteur. En tout cas, il plaît à Miranda Van Haver, et aussi à beaucoup d’autres jeunes femmes belges. Issu de leur union, Paul naît le 12 mars 1985 à Bruxelles. A 6 ans, en 1991, donc, ce  » père fêtard  » l’emmène au Rwanda. Il n’en garde aucun souvenir, si ce n’est une photo le montrant dans les bras d’une vieille femme, qui regarde avec tout l’amour et toute l’admiration du monde cet enfant déjà si beau, aux cheveux bouclés et à la peau presque blanche. Pas de chance : pendant ce séjour, Paul attrape un mauvais paludisme. La même année, Pierre renonce à la Belgique et décide de s’installer comme architecte à Kigali, où il fondera vite une autre famille. Paul a peu de souvenirs de ce père fantasque.  » Il n’était pas hyperprésent, se contente-t-il de dire. Ce n’est pas un reproche, mais la réalité.  »

A Bruxelles, la vie n’est pas facile pour Miranda. La jeune mère doit souvent tirer le diable par la queue pour élever seule sa fille et ses quatre garçons, qu’elle a eus de trois hommes différents. Tous africains. Pour faire bouillir la marmite, cette Flamande, originaire de Termonde, travaille le jour dans des administrations et la nuit comme serveuse dans des boîtes de nuit. Sans misérabilisme. Elle adore toutes les musiques rythmées, de la samba à la rumba et, même fauchée, peut emmener sa progéniture dans des voyages hauts en couleur en Amérique latine. Le chanteur se souvient de trois jours passés sur les routes de Colombie, dans un bus aux fenêtres brisées. Cette chrétienne intransigeante fréquente aussi les communautés charismatiques, ces églises où l’on prie en chantant et, bien plus tard, lors des tournées, elle ne manquera pas de tracer avec son pouce le signe de croix sur le front de son fils et de ses musiciens avant qu’ils n’entrent en scène.

A partir d’avril 1994, Paul, déjà surnommé  » Paulo « , qui vient de fêter ses 9 ans, se rend compte qu’un vent mauvais souffle sur la famille. Pourquoi ces adultes aux yeux mouillés ? Pourquoi ces sanglots au téléphone ? Et ces conversations qui s’arrêtent dès qu’il entre dans une pièce ? Le déni va durer trois ans. Jusqu’au jour où il pose la question à sa mère :  » Il est mort ?  »  » Oui !  » Comme 800 000 autres Tutsi, Pierre a été victime du génocide du printemps 1994. On sait seulement qu’il a été emmené par les hommes de la garde présidentielle. Puis plus rien.  » Je l’avais un peu deviné, expliquera Paul plus tard. Alors, je n’ai pas pleuré. Peut-être que je m’étais préparé, barricadé. Il n’empêche : ce papa qu’on n’a pas vu petit, on ne pourra pas, plus tard, rattraper le temps perdu avec lui. C’est cela, le deuil.  » Mais Paul reconnaîtra aussi avoir été plus touché par la douleur de sa chère tatie, qui a perdu son mari dans le génocide, que par la disparition de son père. C’est sa tante, très présente dans sa vie, qui fera le lien avec le Rwanda.

Je ne suis pas né dans la rue, et j’ai eu une bonne éducation « , insiste-t-il

 » Je n’ai jamais voulu que cette souffrance soit une fierté « , affirme Paul, qui refuse de jouer avec l’image du jeune-métis-pauvre-et-orphelin- révolté-par-les-injustices-du-monde. On ne triche pas. Paul, en hommage à sa mère, qui a travaillé dur pour lui payer de bonnes études, aime au contraire mettre en avant son côté  » jeune homme poli « .  » Je ne suis pas né dans la rue, tiendra-t-il à nous dire, et j’ai eu une bonne éducation.  » Après le collège, il entre comme interne chez les jésuites, dont il accepte la discipline.  » J’ai eu une petite période rebelle, avouera- t-il. On m’a dit : « Soit tu t’affirmes en tant que vrai rebelle, soit tu te tais. » Je me suis tu.  » Qu’importe, il a le plus efficace des antidotes : le rêve.  » Dès qu’une mouche vole dans la classe, racontent ses professeurs, nous le perdons.  »

L’internat fini, il réintègre vite la maison maternelle et sa petite chambre, sorte de cabine de sous-marin qu’il ne quittera qu’à 27 ans, tant il a besoin de ce cocon familial avec cette mère terriblement aimante. Comme il retournera toujours à Bruxelles, cette ville-continent ouverte à tous les vents, qui assume et revendique sa bâtardise avec truculence. On n’entend rien au  » phénomène Stromae  » si l’on ne comprend pas qu’il reviendra toujours à ces deux cercles fondamentaux : sa famille et sa ville. On cherche Stromae, son père et l’Afrique, on trouve Paulo, sa mère et Bruxelles.

Episode 3 Où Paul écrit une musique inégalable, porte des vêtements inimitables et livre ses vérités sans fard

Les premières productions musicales de Paul ne sont guère convaincantes. Avec un ami, il fonde le groupe Suspicion et, en 2003, enregistre un premier clip, Faut qu’t’arrêtes le rap, où on le voit, le crâne rasé, flottant dans un jogging trois fois trop grand pour lui. Après avoir trouvé son pseudonyme, Stromae, Paul va encore se chercher pendant plusieurs années. Jusqu’au 21 septembre 2009, jour où sort Alors on danse. Et là, tout change. Le titre cartonne.

Après Cheese, en 2010, l’album Racine carrée se vendra à 3 millions d’exemplaires, dont deux en France, un record pour la décennie. 600 millions de vues sur YouTube, des dizaines de récompenses, dont trois victoires de la musique, 180 000 spectateurs au festival Mawazine, à Rabat, où il bat le record établi par Rihanna et David Guetta. Madonna veut travailler avec lui, Barack Obama reçoit Racine carrée des mains du Premier ministre, Elio Di Rupo.

Stromae livre à un public enthousiaste une musique aussi inclassable que lui. Batteur dans le groupe du chanteur, Simon Le Saint nous donne une explication simple, et surprenante :  » Paulo n’a pas une grande culture musicale. Il n’est pratiquement jamais allé à un concert. Je ne sais même pas s’il reconnaîtrait Mick Jagger en train de chanter Satisfaction ! Il en fait une force. Il ne s’encombre pas de références et a ainsi une grande liberté dans la création et la faculté de mêler des musiques différentes.  »

Dans ses textes, le jeune homme, que l’on dit  » lisse « , n’hésite pas à franchir des limites comme peu ont osé le faire avant lui.  » Tous les tabous que j’ai dans la vraie vie, expliquera-t-il, c’est dans la musique que je peux m’en libérer.  » Dans Dodo, il évoque  » papa qui bat maman et viole son enfant « . Dans Qui après, il ne prend pas de gants pour évoquer le cancer :  » T’as même voulu te faire ma mère, hein ?/T’as commencé par ses seins/Et puis du poumon à mon père, tu t’en souviens ?  » Dans l’univers de Stromae, on a ses  » ragnagnas  » et on fait  » pipi au lit « . Raymond Queneau et Bobby Lapointe ne sont pas loin :  » Paulo aime les moules frites, sans frites et sans mayo yo yo yo, yo yo yooo !  »

Et puis, quel énorme coup de pied au cul de la World Company : ce phénomène belge qui vend des millions de disques chante en français ! Pourtant, combien de fois ne lui a-t-on pas répété que, hors de l’anglais, il n’y avait point de salut pour qui voulait conquérir le monde !  » Je déteste cette affirmation, s’insurge-t-il, cela ne veut rien dire. La seule langue musicale, en fait, c’est la langue maternelle. Cette espèce de suprématie anglo-saxonne, il n’y a rien de plus nocif pour la culture.  »

Le monde entier s’amourache de cet androgyne longiligne, à la bouche charnue et la voix de crooner, qui s’habille comme un préadolescent proustien.

Je ne lâchais jamais prise, je voulais tout contrôler

Loin d’être un idéaliste éthéré, Paul se révèle un homme d’affaires avisé. Lorsque son premier tube, Alors on danse, casse la baraque, les responsables de toutes les grandes firmes musicales sont là, chéquier à la main, pour s’emparer du phénomène avant tout le monde. Un artiste, ça ne sait pas compter ? Lui, si. Et très bien. Pascal Nègre, patron d’Universal, l’emporte. Il déchante en constatant que, dès 2009, Paul a créé sa propre société, Mosaert, autre anagramme de  » maestro « , qui détient la haute main sur la production, la création artistique et l’image de ses oeuvres. Certes, Universal touchera de solides droits de promotion et de distribution. Mais, selon la presse spécialisée, Stromae aurait engrangé 10 millions d’euros pour la seule année 2014.

Depuis ses débuts, Paul s’entoure d’une petite équipe qui s’active dans une chaleureuse ambiance familiale. Ils sont quatre : Paul, son manager, Dimitri Borrey, son ami de toujours, et deux musiciens : Simon Le Saint et Yoshi. Ces deux-là ont encore des étoiles plein les yeux quand ils se souviennent du Stromae Tour, la première tournée du chanteur en France. Ils évoquent les paris idiots qu’ils ne cessaient de se lancer. Un jour, mis au défi de sauter par-dessus une barrière, Paul se retrouve par terre, avec quelques beaux points de suture à la clé. Il doit annuler un concert. La presse s’emballe. On le dit victime d’un accident de voiture. Certains annoncent même sa mort. Simon se souvient d’amis chahuteurs qui voyagent en bus,  » ne partageant que des rires et jamais une dispute « . Yoshi s’enthousiasme :  » Formidable. On jouait comme des enfants. J’ai appris avec Paulo qu’il ne faut jamais se faire passer pour ce qu’on n’est pas. Il ne dramatise jamais, n’est jamais négatif. Mais attention : en apparence, il est serein, mais ça bouillonne quand même pas mal dans sa tête.  »

Au Paléo Festival Nyon, (Suisse), le 23 juillet 2014.
Au Paléo Festival Nyon, (Suisse), le 23 juillet 2014.© D. Balibouse/REUTERS

Episode 4 Où l’incroyable succès de Stromae détruit peu à peu « Paulo », malgré ses amis protecteurs

A l’automne 2013, l’équipe, légèrement renforcée, part pour le Racine Carrée Tour, une tournée mondiale géante de 203 récitals donnés en Europe, outre-Atlantique, en Asie et en Afrique. L’ambiance est moins décontractée que lors du premier tour. Mais les amis continuent à jouer, à rire, à faire des paris idiots : pas de sex, drugs and rock’n’roll, mais des canulars de collégiens ultradoués, facétieux et perfectionnistes qui  » cartonnent  » partout où ils passent.

Malgré la chaleur de son entourage, Paulo étouffe et vacille. S’il répète que le mot  » star  » est celui qu’il déteste le plus, s’il a un besoin viscéral de  » normalité « , n’est-ce pas pour se vacciner contre cette fatalité qui pourrait le conduire, même à son corps défendant, à devenir justement l’une de ces stars enfermées dans leur célébrité comme dans la plus dure des prisons ? Il pense à toutes ces vedettes, d’Elvis Presley à Michael Jackson, sans parler de Jim Morrison ou de Janis Joplin, qui n’ont pas pu vivre la gloire sans s’y brûler. Déjà, il se demande s’il ne devrait pas arrêter cette ascension vers les sommets, revenir chez lui, à Bruxelles. En septembre 2014, il confie qu’il n’a qu’une envie : disparaître un petit moment de la scène en mettant Stromae entre parenthèses.  » Sous mes airs de fiérot, avoue-t-il, je ne sais pas trop où je vais.  » Il est traumatisé quand, lors d’une séance de dédicaces, à Lille, des fans encerclent sa voiture.  » Ils étaient déchaînés, ils tapaient dessus, j’avais l’impression que je sortais de mon corps.  »

La charge de travail qu’il s’impose est écrasante.  » Il compose tout seul, il écrit ses textes tout seul, il conceptualise ses clips tout seul. Nous avons bien nos petites idées, mais c’est lui qui donne la trame, le concept « , nous explique Dimitri Borrey, son manager, qui oublie de dire que Paul s’occupe aussi de ses costumes, des vidéos, des chorégraphies, du marketing.  » Il était prisonnier d’une machine qu’il avait créée et que lui seul pouvait arrêter « , analyse Simon Le Saint.  » Il était le coeur et nous, les organes, poursuit-il. C’est lui qui envoyait le sang à tout le monde. Quand on arrive à de telles responsabilités, soit on délègue, soit on arrête. Mais ce n’est pas facile de déléguer.  »  » Je ne lâchais jamais prise, je voulais tout contrôler « , reconnaîtra le chanteur.

Déjà, il craint les  » grosses dépressions d’après tournée « . Sur le plateau d’ On n’est pas couché, il n’hésite pas à se décrire comme un  » maniaque psychopathe « , et Natacha Polony évoque à son sujet la  » pathologie de la maîtrise « . Un vrai control freak, en somme – à l’instar de Michael Jackson, diront certains. Mais sans les caprices de la star américaine. En juin 2014, alors qu’ils sont aux Etats-Unis, Paul, déprimé, confie qu’il envisage de faire une pause de quelques années pour  » mener une vie normale, être avec (sa) famille « . Et puis, le 9 juin 2015, c’est la crise de Brazzaville. Il disparaît pendant trois mois pour se soigner. Seul, et avec l’aide d’une institution spécialisée. Dès que sa santé s’améliore, Paul, en bon élève, tient à honorer ses engagements.

En septembre 2015, la petite troupe s’envole vers l’Amérique, puis en Afrique.  » Nous savions que nous allions repartir, commente Yoshi. Les Etats-Unis, New York, surtout, c’était trop important pour nous. Mais nous pressentions aussi que c’était la dernière tournée.  » Le succès est au rendez-vous. Le 4 octobre, Johnny Hallyday en personne assiste au concert de Los Angeles.  » Fabuleux spectacle. Respect « , tweete la vieille idole. Quelques jours plus tard, Stromae et ses musiciens remplissent les 20 000 places du mythique Madison Square Garden, à New York.

La boucle sera bouclée le 10 octobre 2015. Ce jour-là, Paul entre sur l’ULK Stadium, à Kigali, pour le dernier concert. Tout près de là où son père et une partie de sa famille ont été massacrés. Devant un public transporté et sa mère, Miranda, qui le couve des yeux, il donne l’une de ses plus belles représentations.  » C’était magique « , se souvient un spectateur.  » Amakuru ?  » ( » ça va ? « , en swahili), demande d’entrée le chanteur avant d’esquisser quelques pas d’une danse traditionnelle.  » Danse, Kigali, danse, pour faire honneur à notre pays.  » Il lance Papaoutai et, au milieu de la chanson, s’adresse de nouveau aux spectateurs :  » Je ne l’ai jamais fait, mais je crois que c’est l’heure, l’endroit. Pour la première fois, j’aimerais faire une grosse dédicace à mon papa. Merci Papa.  » Et c’est en retenant ses larmes, puis en les lâchant, qu’il répétera, tout en dansant,  » Merci papa, merci papa.  » Comme s’il fallait un clin d’oeil surréaliste, plus belge qu’africain, dans ces adieux déchirants, il quittera la scène en répétant  » Paulo aimait les moules et les frites, yo yo yo !  » C’est en promettant à Madeleine d’aller  » manger des frites chez Eugène  » que cinquante ans plus tôt Jacques Brel avait achevé son dernier tour de chant. L’histoire retiendra peut-être aussi que les deux Belges passeront à la postérité pour avoir rendu leur tablier en pleine gloire.  » Presque  » au même âge : 37 ans pour le premier, 31 pour le second.

Revenu de Kigali sans tambours ni trompettes, Paul décide de mettre Stromae en congé indéterminé. Il est grand temps pour Paulo de vivre.

A Kigali, la capitale du Rwanda, le 17 octobre 2015.
A Kigali, la capitale du Rwanda, le 17 octobre 2015.© T. KARUMBA/afp

Episode 5 Libéré de Stromae, Paul se marie, crée des vêtements et s’apprête à devenir le père qu’il n’a jamais eu

Pauvres avatars ! Si Gainsbourg a fumé trop de Gitanes avec Gainsbarre, si le Dr Renaud s’est pochtronné plus souvent qu’à son tour avec M. Renard, si Matthieu Chedid a souvent dit, mais sans pouvoir encore s’y résoudre, qu’il tuerait un jour M, ce diable cornu qui le dévore, Paul Van Haver, lui, s’est débarrassé de Stromae comme on arrache une seconde peau qui vous empêcherait de respirer.

Au départ, Paul semble se couler avec bonheur dans sa nouvelle vie. Moins de trois mois après le concert de Kigali, 170 de ses amis sont invités au Martin’s Patershof, une ancienne église de Malines rénovée en hôtel 4-étoiles. Aucun d’entre eux ne connaît les raisons de cette étrange convocation. Et c’est en promettant ensuite de ne pas laisser s’ébruiter l’info qu’ils pourront assister au mariage de Paul Van Haver avec Coralie Barbier, célébré par Guy Gilbert, le  » curé des loubards « . La vie sentimentale de l’ex-chanteur a rarement fait la Une des magazines.  » Approcher la galaxie Stromae, c’est comme assiéger le Kremlin « , ironise Stéphane Koechlin dans Formidable Stromae (Editions du moment), la biographie qu’il a consacrée au chanteur. On lui a connu une seule liaison  » officielle  » : Tatiana Silva, une Belge d’origine cap-verdienne, qui fut miss Belgique et présente aujourd’hui la météo sur TF1. Originaire de Namur, la styliste Coralie Barbier a quitté sa marque de prêt-à-porter pour travailler au sein de Mosaert. Elle a élaboré le scénario du clip de Papaoutai et inventé le costume de son futur mari.  » Cette union est fondamentale pour lui, tellement attaché à la famille « , confie l’un des amis du couple. Simon Le Saint, aussi, nous a prévenus :  » Sa vie, sa force, c’est son premier cercle : celui de sa famille proche.  » C’est tout naturellement avec Coralie et Luc Junior, son frère, que Paul décide de s’occuper à la fois de lignes de vêtements et de production de musique en relançant Mosaert, leur société de production. Pendant des mois, on n’entend plus parler de la petite bande.

Début 2017, quand nous les rencontrons dans leur bureau proche de la gare du Midi, à Bruxelles, nous croyons voir trois étudiants en train de lancer leur start-up. Discrètement élégant dans son pantalon anthracite et son pull crème, Paul tient à ne pas voler la vedette à Coralie, délicate et souriante, et à Luc Junior, puissant et ramassé. Il faut se pincer pour comprendre qu’hier encore, le gentil  » Paulo  » illuminait les scènes du monde entier sous le nom de Stromae.

Paulo ne pense plus qu’au bonheur : « Le but, c’est d’être heureux »

Paulo n’a plus qu’un seul mot en bouche : le bonheur.  » Le but, c’est quand même d’être heureux « , répète-t-il.  » Il m’a dit qu’il n’avait jamais été aussi bien, qu’il découvrait de nouvelles choses, faisait de nouvelles expériences « , confirme Yoshi. Celui-ci ajoute :  » Cela m’a même semblé un peu bizarre qu’il officialise, même très discrètement, son retrait de la scène. Mais attention : cela ne ressemble en rien à une sorte de suicide. Non, il a toujours besoin de faire de la musique, mais aussi de créer autre chose.  »  » Il y a bien un avant et un après, nous confirmera Paul. Stromae était devenu un trop gros bateau, trop difficile à bouger. Pour la musique, aussi, j’étais arrivé à trop d’automatismes.  » Son frère est catégorique :  » Si c’est pour refaire ce qu’on faisait avant, c’est raté.  » Une question nous brûle les lèvres : ressuscitera-t-il un jour, Stromae ?  » Dans cinq, dix ou vingt ans, répond-il sans gêne, cela m’amusera peut-être de le reprendre. Si cela me manque. Mais, pour l’instant, je n’ai plus envie de chanter. De performer. J’ai trop donné. Le but, c’est quand même d’être heureux « , insiste-t-il.

Loin de Stromae, la vie s’écoule tranquillement. Mosaert commence à se faire connaître dans le monde de la mode avec ses  » capsules « , dont une collaboration avec Repetto. En septembre 2017, on apprend que Paul a fait une nouvelle réaction  » super super grave  » au Lariam :  » Tu perds complètement la boule, cela tourne dans la tête, il y a de grosses crises d’angoisse « , explique-t-il à Karl Lagerfeld, lors d’une interview croisée pour Libération. Au passage, ce dialogue savoureux entre les deux hommes :

– Lagerfeld : Vous aussi, vous avez du mal à sortir de vous-même.

– Stromae : Oui, parfois je sors en jogging.

– Lagerfeld : Oui, mais votre gueule et votre silhouette restent les mêmes, mon vieux !

– Stromae : J’aimerais bien les retirer de temps en temps, ça commence à être pesant.

Les proches s’affolent. Les médecins, eux, confirment que les effets du Lariam pourraient durer des dizaines d’années encore. De nouveau, le silence. De nouveau, les interrogations. Certains Bruxellois affirment qu’ils ont vu Paul jouer au tennis et qu’il semblait en pleine forme. D’autres qu’il ne parvient pas à sortir de sa maladie. Personne ne parle plus de Stromae.

Epilogue Où, à la surprise générale, Stromae revient. On le croyait perdu, il n’était qu’effacé

Avec son épouse, Coralie Barbier, derrière une collection capsule du collectif Mosaert.
Avec son épouse, Coralie Barbier, derrière une collection capsule du collectif Mosaert.© A. Desforges/Pasco

Et voilà que le 26 mars dernier, tout bascule de nouveau. Ce soir-là, Forest National, la mythique salle de concerts bruxelloise, est comble. Devant un public enthousiaste, le rappeur français Orelsan, encore auréolé de sa Victoire de la musique, commence à entonner La Pluie, un des titres phares de son dernier album, quand le public éberlué voit apparaître sur scène un grand garçon dégingandé, habillé tout de noir, qui, dans une ambiance lumineuse, commence à esquisser trois pas de danse, bat l’air avec ses grands bras, sourit de toutes ses dents, comme un enfant ravi de la farce qu’il vient de faire, et entonne le refrain.

 » C’était Stromae ! Avec mes amies, nous n’arrivions pas à y croire, raconte une spectatrice. Il se donnait à fond. On le sentait si heureux d’être là. Autour de nous, beaucoup de personnes se sont mises à pleurer. Vous vous rendez compte, c’était Stromae !  » Eh oui, c’était bien lui qui, un peu moins de trois ans après la soirée dramatique de Brazzaville, acceptait de remonter sur scène. Surpris, le grand public apprend alors que Paul, loin des projecteurs, n’avait pas quitté l’univers de la musique. En 2016, c’est une nomination aux Victoires de la musique pour le clip de Coward, la chanson de la vedette franco-israélienne Yael Naim.

Puis, il a composé des musiques pour Bigflo et Oli, Vitaa, Disiz la Peste et réalisé des clips pour Major Lazer et Dua Lipa. C’est avec Orelsan, l’ovni du rap français, que la collaboration se révèle la plus fructueuse.  » La chanson Tout va bien, expliquera le rappeur à l’animateur Mouloud Achour, je l’avais enregistrée à l’arrache. J’avais pris une boucle mégatriste, un truc complètement dépressif, un petit xylophone de la mort. Je n’y arrivais pas. Je l’ai envoyé a cappella à Stromae. Il m’a répondu à 4 heures du matin en m’expliquant qu’il avait bossé toute la nuit. Il avait fait une instru à moitié joyeuse, un peu rythmée, qui n’avait rien à voir avec celle que j’avais faite, mais ça défonçait. A la deuxième écoute, je me suis dit que c’était un génie.  » Autre bonne nouvelle des étoiles : on comprend que son épouse Coralie est enceinte. Un immense bonheur que de devenir père, lui qui a tant cherché le sien.

Depuis, tout s’accélère. Le 6 avril, c’est à Paris, au Bon Marché, que Paul et ses complices de Mosaert font leur vrai retour en présentant devant un public conquis leur nouvelle collection : vêtements, mais aussi vaisselle et papier peint, toujours inspirés de l’Art déco et du wax, le tissu africain aux motifs colorés. Le tout couronné par la première chanson composée et chantée par Paul depuis sa mise entre parenthèses de Stromae, Défiler.

La veille, il a confié à Antoine de Caunes qu’il avait pris beaucoup de plaisir à remonter sur scène et que, oui, il recommencerait.  » Pas pour le kif mégalo « , tient-il à préciser. Le 8 avril, interrogé par Laurent Delahousse, il avoue s’être un peu trop avancé quand il déclarait avoir enterré Stromae. Mais il précise que s’il veut rechanter, il n’est pas question de reprendre le rythme fou des années folles.

Fin avril, près de dix millions d’internautes avaient déjà regardé le clip réalisé par Paul et son équipe pour illustrer La Pluie, d’Orelsan. Une création inspirée où l’on voit Aurélien/Orelsan et Paul/Stromae danser sur un tapis de parapluies en reprenant le refrain :

 » Toujours autant de pluie chez moi/ Mais il fait quand même beau/Chez moi, il fait beau/Chez moi, il fait beau. « 

Et tous les amis de Paulo, dont l’auteur de cet article, de croiser les doigts…

Par José-Alain Fralon.

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