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Stéphane Hessel : « La gauche manque de courage : les indignés pourraient lui en donner »

En 2011 et du haut de ses 93 printemps, Stéphane Hessel, l’auteur mondialement connu du petit livre « Indignez-vous ! », savourait comme un gosse, non pas son succès, mais les réactions en chaîne qu’il avait provoquées dans le monde. Lauréat du prix de la Citoyenneté de la fondation P&V 2011, Stéphane Hessel croyait qu’un autre avenir était possible : plus juste et plus vert. Il est décédé ce mercredi à l’âge de 95 ans. Il nous avait reçus pour un entretien en 2011.

Le Vif/L’Express : Votre ouvrage s’est déjà vendu à près de deux millions d’exemplaires… En prenant votre plume pour rédiger Indignez-vous !, aviez-vous imaginé un tel succès éditorial et l’émergence de mouvements d’indignés un peu partout dans le monde ?

Stéphane Hessel : Quand nous avons décidé d’écrire ce petit livre, je pensais qu’il susciterait l’intérêt des Français, souvent indignés par leurs dirigeants, mais je n’imaginais pas qu’il aurait un tel succès, ni qu’il serait traduit dans plus de quarante langues, dont le coréen du sud ! Je n’avais pas anticipé non plus qu’il tomberait en même temps que la généralisation d’un certain mouvement d’indignation. Cela dit, je ne suis pas naïf : je sais que ce n’est pas mon petit livre qui a déclenché tout cela. Mais il y a eu une coïncidence entre la publication de ce petit livre d’une trentaine de pages, et l’angoisse d’une société qui a le sentiment que les autorités la laissent sans direction.

Selon vous, les responsables politiques doivent-ils prendre ce mouvement en compte ? Si oui, que leur suggéreriez-vous ?

A vrai dire, ce mouvement me fait un peu peur parce que s’indigner ne sert que s’il y a quelque chose derrière. Mon livre donne certes de petites indications sur les actions à entreprendre mais le mouvement pose un vrai problème aux dirigeants : que faire avec ces groupes qui manifestent à Londres, à Zürich, ou à New York ? Les responsables politiques peuvent-ils se servir de ce mouvement pour en faire la base d’une nouvelle démocratie, plus participative, ou faut-il qu’ils attendent son essoufflement pour reprendre leurs vieilles habitudes, c’est-à-dire laisser une oligarchie reprendre la direction des affaires, en faisant des concessions minimes aux populations ? Moi qui suis plutôt proche des mouvements de gauche, je dirais aux responsables politiques : écoutez ces manifestants. Montrez-leur que vous êtes conscients de leurs demandes, qui portent sur la satisfaction des besoins élémentaires des classes non privilégiées, et que vous prenez cette revendication au sérieux. Cette seule écoute ferait déjà du bien. Certes, cette revendication est encore en mouvement et se cherche. Mais le monde doit changer, ça ne peut durer comme cela. Il faut, pour cela, un accord entre les mouvements d’indignés et les dirigeants politiques.

Le mouvement des indignés se construit sans leader et ne s’appuie guère sur des revendications concrètes. Ne porte-t-il dès lors pas en lui le germe de son essoufflement ?

Le risque d’essoufflement est grand. Le plus vraisemblable, c’est que ce mouvement s’apaisera et n’aura qu’une durée de vie limitée. Mais il se répercute dans d’autres formes d’action politique, qui peuvent servir d’indicateurs sur le sens à donner à la société à construire. En matière d’environnement, par exemple : tout ce qui se passe autour de l’écologie et des énergies renouvelables est devenu très important.

Bien que vous n’ayez pas à proprement parler lancé ce mouvement des indignés, qu’est-ce qui en fait, selon vous, la particularité ?

C’est la première fois depuis quelques décennies que les peuples se sentent une parenté et insérés dans une société globale. Ils sont plus internationalement connectés et ne militent plus pour défendre la cause d’un seul pays. Leur point commun, c’est de considérer que l’idéologie du marché a atteint ses limites et que ce système n’est pas acceptable. On assiste à une contagion d’indignation qui dit : « Il nous faut autre chose ». Mais on ne sait pas encore quoi. On n’a pas un Gandhi derrière lequel travailler. Le mouvement des indignés ne se cherche d’ailleurs pas de guide, mais aspire à ce que l’on comprenne les besoins que la société ne peut satisfaire : par exemple, le besoin d’une justice globale. La société actuelle est plus injuste que jamais, avec un écart qui ne cesse de se creuser entre les plus riches et les plus pauvres. Ce que réclament les indignés, c’est un meilleur équilibrage de l’économie. D’où l’intérêt, à leurs yeux, des nouvelles formes d’économie sociale. A côté du besoin de justice sociale, l’autre problème que les indignés mettent en exergue, c’est la menace qui pèse sur l’environnement. La gestion de l’eau, la déforestation, le réchauffement climatique constituent de graves risques. Si on n’agit pas vite, ça va être dur de laisser neuf milliards d’humains se débrouiller sur une terre ravagée. Ces deux défis intéressent prioritairement les nouvelles générations. Celles-ci sont déçues par l’absence de vision à long terme de leurs dirigeants. L’Organisation des Nations unies, seule à même de s’occuper des problèmes du monde, devrait jouer un rôle plus important à cet égard. Mais l’ONU n’est pas assez prise au sérieux par les peuples. Ceux-ci ne croient plus à l’Europe et pas encore à une direction mondiale des affaires. Or c’est précisément d’une vision mondiale de l’avenir que nous avons besoin. L’Europe n’a plus la dimension suffisante pour fédérer toutes les énergies…

Considérez-vous l’émergence du mouvement des indignés comme le signe d’un échec de la démocratie ?

Je suis un partisan inconditionnel de la démocratie. Ce système aide les non-privilégiés en mettant un terme aux oligarchies de privilégiés. La démocratie est le seul objectif à atteindre. Mais on vit actuellement un désenchantement démocratique : le sentiment qui domine, c’est que les démocraties ne sont pas vécues comme assez démocratiques. Elles sont mises en question. Les juge-t-on trop peu participatives ? On ne sait pas ce que ça veut dire, au juste. Evoque-t-on le recours accru au référendum ? Même la Suisse, qui le pratique, donne des signes de vieillissement et, surtout, d’emprise, sur le pays, des forces financières. S’il y a un adversaire à combattre, c’est bien l’oligarchie financière, c’est-à-dire le 1 % de la population qui détient le pouvoir réel. Le drame actuel des démocraties, c’est qu’elles se sont laissé transformer en oligarchies sous le poids de l’argent et de la conviction que les forces économiques et financières sont celles qui décident. Certains économistes, dont le libéral Milton Friedman, ont longtemps assuré qu’il fallait le moins d’Etat possible et que tout irait pour le mieux. On voit ce que cela donne avec la crise de système que l’on connaît depuis quatre ans.

Combattre l’oligarchie financière, mais comment ?

Pour répondre à la mainmise de l’oligarchie financière, il n’y a pas encore de fil conducteur. Mais il faut en tous cas qu’intervienne une rénovation de la pensée de gauche. Il faut aussi des syndicats forts et une réflexion renouvelée sur la croissance internationale. J’en suis convaincu, la société mondiale peut changer de voie, et doit le faire avec une plus grande conscience du fait que l’on vit dans la nature et qu’on ne peut laisser les écarts de consommation et de dignité s’accroître.

Est-ce à dire que vous êtes partisan de la décroissance ?

Disons que je soutiens l’idée d’une autre croissance. L’opposition entre la croissance et la décroissance est un peu fausse. En revanche, il y a, par exemple, un potentiel de croissance énorme dans les nouvelles énergies. Il faut donc opérer de nouveaux investissements, mais il faut mieux les sélectionner et choisir les plus porteurs.

Comment interprétez-vous le fait que les indignés donnent de la voix aussi contre des gouvernements de gauche, censés défendre les mêmes valeurs qu’eux ?

Ils critiquent des gouvernements qui n’ont pas atteint leurs objectifs, ni rencontré les besoins fondamentaux de la population.

Voulez-vous dire que dans un monde dominé par l’oligarchie financière, il n’y a plus guère de différence entre un pouvoir de gauche et un pouvoir de droite, chacun étant soumis aux règles de marchés financiers tout puissants ?

Pour prendre l’exemple de la France, s’il s’agit de remplacer le président Nicolas Sarkozy par un candidat de gauche qui imposerait une rigueur infernale aux étudiants et aux travailleurs, je ne le soutiendrai pas.

Supposons que François Hollande, le candidat socialiste, l’emporte lors de la présidentielle française de 2012. Que peut-il faire s’il veut contrer l’oligarchie financière dont vous parlez ?

S’allier au SPD allemand, aux progressistes scandinaves, aux travaillistes anglais. On a besoin de la gauche. On a cru que le président américain Barack Obama pouvait être le fer de lance de ce mouvement mais il se laisse enfermer dans une volonté de consensus avec les républicains et cela ne marche pas. Il faut plus de courage à la gauche et les indignés pourraient lui en insuffler.

Comment maintenir l’indignation vivante et ne pas céder au découragement ? Ce ne sont pas les motifs d’indignation qui manquent mais les uns et les autres pourraient se lasser devant un monde qui change trop peu à leurs yeux…

On maintient l’indignation vivante en prêtant attention à ce qui change effectivement. Il y a dans le monde, partout, des efforts extraordinaires qui sont faits pour que les choses changent, même au niveau local. Aux médias de valoriser ces initiatives.

S’indigner suffit-il ?

Non. Il faut s’engager. Il faut aussi lire des livres plus substantiels que le mien et y trouver les réformes fondamentales à concrétiser, dans l’économie, la société, l’éducation et dans le « vivre », pour s’orienter vers un système dans lequel l’homme n’est pas seulement obsédé par l’argent mais est aussi capable de jouer et d’être poète.

Les poètes sont les premiers révolutionnaires, affirmez-vous. Qui sont les poètes d’aujourd’hui ?

Pour ma part, j’en suis resté aux classiques : Rimbaud, Baudelaire, Ceylan. Mais la poésie est forte, même dans les banlieues parisiennes, à travers la musique.

Quel est votre moteur ?

Je n’en ai pas. J’ai la chance d’être très vieux et de pouvoir me souvenir de ce qui allait mal avant et qui va mieux maintenant. Cela me suffit.

Comment imaginez-vous l’avenir ? Comment l’espérez-vous ? Comment le redoutez-vous ?

En discutant récemment avec le philosophe Edgar Morin, il me disait qu’il était improbable que le monde aille vers un mieux. Mais dans l’histoire, on a vu l’improbable surgir tout le temps, de sorte que le monde tourne toujours. On va au devant de défis très graves et on peut leur faire face. Ce que je redoute, c’est que l’on n’aille pas assez vite. Nous n’avons plus le temps. C’est maintenant ou plus.

J’attends la mort avec gourmandise, dites-vous…

Je suis très heureux de vivre. Mais à un moment, on a envie d’en finir avec la vieillesse. Je n’ai pas envie de ne plus être capable de bouger ou de réfléchir. Partir, c’est inscrire le mot « fin » dans sa vie. J’aime bien que la vie ait une fin. Vient un temps où il est juste de s’endormir. Le repos éternel, ça existe et cela a un sens. Les individus qui s’en vont gardent la trace qu’ils laissent derrière eux.

PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE VAN RUYMBEKE

Stéphane Hessel EN 11 DATES

1917 Naissance à Berlin. 1925 Arrivée en France. 1937 Naturalisation française. 1939 Reçu à l’Ecole normale supérieure. 1941-1944 Rejoint de Gaulle à Londres. 1944 En mission en France, arrêté et envoyé au camp de Buchenwald. 1946 Directeur à l’ONU. 1948 Co-rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme. 1955 Attaché au cabinet de Pierre Mendès-France, puis diplomate. 1996 Médiateur dans l’affaire des sans-papiers de l’église Saint-Bernard à Paris. 2010 Publication de Indignez-vous !


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