Rolf Falter © Debby Termonia

« Soyez contents qu’en Flandre on ait des populistes aussi bons que la N-VA »

L’historien Rolf Falter a appris à connaître l’Union européenne comme journaliste et cabinettard. Actuellement fonctionnaire européen, et il a écrit un livre sur la naissance de l’Europe : « C’est incontestable, l’UE a perdu de sa crédibilité. »

Falter était journaliste politique aux quotidiens De Standaard et De Tijd, et conseiller d’hommes politiques libéraux tels que Johan Van Hecke, Guy Verhofstadt et Annemie Turtelboom. Depuis 2002, il travaille pour l’Europe. Il a écrit un livre important sur la genèse de l’Europe, « De geboorte van Europa – Een geschiedenis zonder einde » (La naissance de l’Europe – une histoire sans fin). Le livre est proche du travail qu’il fait à présent : diriger le Bureau d’information, en Belgique, du Parlement européen qui va tenter au cours des mois prochains de nous faire accroire que les élections européennes de 2019 « sont au moins aussi importantes que le scrutin local et national », raconte-t-il. « Nous insisterons sur le fait que plus de 70% des lois qui déterminent notre vie sont approuvées ici. Car c’est comme ça : l’Europe fait les lois, les états nationaux ont un peu de marge pour y créer leur terrain de jeu. »

Si l’UE a tant de pouvoir, pourquoi semble-t-elle si souvent impuissante?

Rolf Falter: C’est là le paradoxe de l’Union européenne: aujourd’hui, elle est notre principal législateur à tous, mais comme pouvoir exécutif elle ne représente rien. Pourquoi pensez-vous que ce sont les Américains qui ont découvert que Volkswagen falsifiait les valeurs d’émission ? La législation était en ordre, parfois même trop stricte. Cependant, le contrôle de voitures allemandes était dévolu aux autorités allemandes, dont nous présumons généralement qu’elles contrôlent sévèrement. Il n’y a que pour les compétences que l’UE a attirées à elle dès le début, comme le commerce et la concurrence, qu’elle peut dégager une aura de pouvoir. C’est pourquoi les commissaires européens à la Concurrence comme Karel Van Miert à l’époque et Margrethe Vestager ont pu et peuvent agir aussi sévèrement.

Cette distorsion souligne le fait que l’UE est toujours un projet économique. En revanche, sur les thèmes purement politiques, elle n’est pas à la hauteur.

Sur ce plan, l’Europe possède peu de compétences, et elle manque en généralement de légitimation démocratique. Le plus bel exemple est le commissaire Frans Timmermans, qui doit notamment veiller au respect de la Charte des droits fondamentaux. Il fait de l’excellent travail en Pologne par exemple, où les pouvoirs en place foulent des ordonnances de nos traités aux pieds et négligent l’appareil justicier. Il les rappelle à l’ordre comme il peut, mais en Pologne ils disent : « Vous n’êtes qu’un fonctionnaire de Bruxelles. Nous sommes élus, pas vous. » C’est là le problème. L’Europe est conçue comme une technocratie, et c’est intenable à long terme. Elle a fonctionné, et il y a eu de bonnes commissions – celles de Walter Hallstein au début des années septante, ou Jacques Delors autour des années nonante. Mais au sein de la commission actuelle de Jean-Claude Juncker, je trouve, pour le dire prudemment, peu d’inspiration. La façon dont il a géré le Brexit par exemple…

Quel était le problème?

C’était une réaction de rancune, d’un partenaire blessé. Certains voulaient même donner une bonne leçon aux Britanniques, pour décourager les autres à emprunter la même voie. Quelle belle union qu’il faut garder ensemble par le chantage. La Commission a au moins la prétention d’être un peu le gouvernement de l’UE. Alors, on attend du leadership. Cependant, sur le plan stratégique il faut se demander comment nous allons considérer les Britanniques : comme des concurrents ou des bons voisins ? Allons-nous les garder près de nous, ou les rejeter ? Ce débat n’a jamais eu lieu.

Quel avenir pour l’UE après le Brexit?

Le Brexit ne réussira que s’il contient un minimum de Brexit, comme le concluait le journal d’affaires Financial Times il y a six mois. Étudiez-le depuis le point de vue des voisins français, néerlandais et belge. Nous non plus, nous ne voulons pas réinstaurer tous ces contrôles de douane à la frontière britannique ? Les Britanniques, et certainement leur vie d’entreprise, ne le veulent pas non plus. Gardons les seuils aussi bas que possible. Je pense que nous allons aboutir à cela. Et ensuite, donnez dix à quinze ans aux Britanniques pour évaluer s’ils se sentent mieux en dehors de l’UE. Si c’est le cas tant mieux. Si ce n’est pas, laissez-les revenir. Ils seront plus engagés que jamais.

Les réactions de l’UE au populisme sont trop faibles. Au lieu de se plaindre, il faut faire en sorte que les électeurs ne se jettent pas dans les bras des populistes. Et économiquement aussi, il y a des problèmes. Pourquoi n’a-t-on toujours pas trouvé un équilibre entre les avantages économiques que l’Allemagne tire de l’UE et la stagnation en Italie ? Pourtant, l’UE est bâtie sur le principe de l’aide Marshall permanente.

Une aide Marshall permanente au sein de l’UE ?

Certainement. Après la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient trop d’argent. Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont prêté des dollars à l’Europe, qui devait dépenser l’argent aux États-Unis. C’était un système de recyclage. L’Union européenne l’a repris. Dans les années septante, nous avons ainsi aidé l’Irlande qui était pauvre comme Job, dans les années 1980. Au moment où nous avons voulu faire de même en Europe de l’Est, la crise économique de 2008 nous est tombée dessus. Pourtant, cela a fonctionné : de tous les états membres, les Polonais se sont les mieux tirés de la crise, et les Estoniens, les Roumains et les Slovaques progressent. Aujourd’hui, l’Allemagne possède à nouveau un surplus. Pourquoi ne l’utilisons-nous pas pour aider l’Italie et la Grèce? Ces pays peuvent dépenser l’argent qu’ils reçoivent en Europe occidentale. Cela peut à nouveau créer une dynamique.

Après le Brexit et la victoire électorale imminente de Marine Le Pen (FN) en France, la survie de l’Europe était en jeu. L’élection d’Emmanuel Macron entraînera-t-elle une nouvelle dynamique en Europe ?

Sans la France, c’en était fini de l’UE. L’économie française était affaiblie, et le président François Hollande ne dégageait pas vraiment une aura de pouvoir. Du coup, la chancelière allemande Angela Merkel est devenue seule chef en Europe. Cela entraîne des tensions. Les Allemands sont devenus plus assertifs. Contrairement à autrefois, ils veulent décrocher les positions élevées, telles que la présidence de la Banque centrale européenne. Cela suscite de plus en plus d’agacement. Grâce à Macron, il est possible de rétablir l’équilibre et l’Europa pourra à nouveau se bâtir sur l’axe germano-français. Et pourquoi cet axe avait-il tant d’impact ? Parce que l’Allemagne représente la mentalité de l’Europe du Nord et la France celle de l’Europe du Sud, et que les deux ensemble unissent les deux plus grandes familles politiques : les socio-démocrates et les chrétiens-démocrates. Depuis la première élection directe du parlement européen en 1979, ils ont toujours atteint une majorité. Généralement, un compromis entre Paris et Berlin était également acceptable pour les autres états membres.

Malgré tout cela, l’UE est une technocratie. Nulle part en Europe, les avis des experts pèsent aussi lourd qu’en Europe, écrivez-vous dans votre livre.

Cependant, la conclusion c’est que la technocratie européenne ne fonctionne plus, qu’elle s’est transformée en bureaucratie. Il est temps d’évoluer vers une légitimité démocratique. Il faut un gouvernement européen qui doit présenter un programme pour approbation au parlement, et qu’on peut renvoyer au besoin. Nous n’en sommes plus si loin.

La situation économique dans les états membres est également très différente.

Certainement, même la situation dans notre pays est très différente de celle aux Pays-Bas. Pendant la crise, nous avons connu une croissance économique plus élevée, parce que notre état aidait tout le monde, alors que les Pays-Bas et leurs mesures d’austérité ont pratiquement tué l’économie. Mais à présent nos voisins du nord sont mieux lotis que la Belgique, parce qu’ils ont instauré une série de réformes avant nous. Petite objection : les Pays-Bas aussi sentent fort les conséquences de la globalisation. C’est ce qui fait qu’un politique comme Geert Wilders y est très populaire. En revanche, nous ne connaissons pas ce populisme. Correction : avec la montée du PTB/PVDA radical de gauche, la Wallonie le connaît.

Certains reprochent à la N-VA de souffrir du même mal.

Oui, la N-VA est régulièrement traitée de parti populiste, mais quand on regarde tout ce qui est qualifié de populiste en Europe, la Flandre s’en sort fantastiquement bien non? On reproche même à la N-VA de sauver la Belgique ! Personne ne peut le nier : pour l’instant, la N-VA exerce un effet stabilisateur sur le système. Ce sont presque des populistes miraculeux. (rire) Soyez contents qu’on ait des populistes aussi bons que la N-VA en Flandre.

Chez nous aussi, l’euroscepticisme augmente. À la N-VA, le plus grand parti flamand, on entend des voix très critiques au sujet de l’UE. Certains disent que la Belgique en perd sa bonne image européenne.

Ah, cette bonne image européenne de la Belgique. Vous savez ce que c’était ? Nous suivions toujours docilement les points de vue de la Commission européenne, au lieu de nous comporter comme un état membre ordinaire. Quand je travaillais pour la ministre de la Justice Annemie Turtelboom (Open VLD), il m’arrivait de participer aux conseils des ministres. C’est ce que nous donnait à entendre la diplomatie : « Nous avons toujours été l’un des meilleurs élèves d’Europe, nous n’allons tout de même pas aller à l’encontre de la Commission ? »

« Sois belge et tais-toi? »

Exactement, et ce n’est pas bien, car il s’agit évidemment du contenu, et là il faut défendre ses idées.

Les Belges deviennent-ils plus eurosceptiques?

Les gens sont effectivement moins pro-européens qu’il y a dix ans. On ne peut pas reprocher à la N-VA de l’être aussi, car elle traduit ce que ressent la population. Je l’ai bien vu quand j’ai guidé les visiteurs. Parfois, j’en prenais pour mon grade. Et c’est logique, car nous avons toujours dit que nous allions organiser l’économie au niveau européen. Alors quand pendant huit ans, on se débat dans la pire crise économique en quatre-vingts ans, l’UE en voit de toutes les couleurs. Impossible de le nier : l’Europe a perdu de sa crédibilité.

La crise économique est derrière nous, mais la crédibilité continue à s’effriter. Cette fois, c’est par l’approche de la crise des réfugiés – ou mieux : par l’absence d’approche.

Je pourrais répondre très rapidement à cette question: trouvez-moi un seul état dans le monde qui maîtrise le problème d’immigration. D’accord, les Chinois, mais je ne pense pas que nous voulons ce système ici. Les flux de migration sont toujours chaotiques. Le Secrétaire d’État Theo Francken (N-VA) et le commissaire européen Frans Timmermans prennent en permanence des initiatives qui affaiblissent le dossier pour quelques mois. Tout comme le deal avec la Turquie qui rend l’affaire moins grave qu’il y a deux ans. Mais le maîtrisons-nous pour autant ? Non.

Vous avez suivi l’Europe en la qualité de journaliste, de cabinetard et de fonctionnaire européen. Qu’avez-vous encore appris en écrivant votre livre ?

Je suis historien, mais je suis tout de même ébahi par les décombres sur lesquels nous avons construit l’UE. Dans les rapports de l’époque qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, la situation a été comparée à l’effondrement de l’Empire romain. Je pense que la comparaison est exacte. En Europe occidentale, nous nous en sommes relativement bien tirés, mais entre le Rhin et la Volga la situation était catastrophique : 20 millions de réfugiés, dont des centaines de milliers mouraient de faim. À Düsseldorf – à présent l’une des villes les plus riches d’Europe – des gens manifestaient en brandissant des panneaux portant l’inscription ‘Wir haben Hunger’, c’était le chaos partout.

Les décombres moraux étaient les plus importants de tous. Entre 1939 et 1945, 36 millions de personnes ont péri en Europe. Grâce à nos investissements gigantesques en technologie de destruction, nous avons évolué des fusils et canons de qualité à la bombe atomique et aux bombardements aériens massifs de 1945. Et à cela s’est ajouté Auschwitz. C’est un peu trop facile de le voir comme un produit de quelques Allemands dérangés et pervers. C’était aussi le produit d’un pays au sommet de la civilisation européenne qui utilisait tout le ratio, les connaissances, la créativité et la science pour construire une usine à l’objectif de production de 6000 morts par jour. Celui-ci a souvent été atteint. Aucun animal ne se comporte aussi bestialement, mais c’est arrivé sur ce continent hautement civilisé qu’est l’Europe. Cela devrait nous inciter à plus de modestie quand on veut faire la leçon au reste du monde.

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