A ce jour, seul un médicament à base de cannabis est autorisé, pour des patients atteints de sclérose en plaques. © VICTORIA BEE/GETTY IMAGES

Sondage exclusif : un oui massif au cannabis dépénalisé

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Selon l’enquête du Vif/L’Express, 55 % des Belges signeraient une dépénalisation du cannabis à usage thérapeutique et récréatif. Avec de fortes nuances selon l’âge des répondants et leur statut de consommateur ou non.

Limpide. Une large majorité de Belges estime que la détention de cannabis devrait être autorisée pour un usage thérapeutique : 84 % se prononcent en faveur de cette dépénalisation, selon les résultats de l’enquête élaborée par Le Vif/L’Express, avec l’aide d’Eurotox, l’Observatoire socio-épidémiologique alcool-drogues en Wallonie et à Bruxelles. Actuellement, seul un médicament à base de cette plante est autorisé – et remboursé par la sécurité sociale – pour des patients atteints de sclérose en plaques. Environ un Belge sur deux (55 %), au nord comme au sud du pays, souhaite que cette dépénalisation concerne aussi l’utilisation récréative du cannabis. On note toutefois d’importants écarts dans les réponses selon que les répondants soient encore consommateurs, l’aient été ou ne l’aient jamais été. Ce dernier groupe est le moins favorable à une dépénalisation du cannabis à usage récréatif.

Quelque 6 % des sondés considèrent que les autorités devraient faire preuve de tolérance lorsqu’il s’agit d’un usage personnel, tandis que 9,5 % se prononcent en faveur d’une interdiction de consommation et de sanctions pour les consommateurs. En Belgique, à ce jour, la consommation de cannabis reste interdite mais depuis une circulaire de 2005, la détention, par un adulte majeur, de trois grammes maximum pour un usage personnel ne bénéficie plus que de la plus faible des priorités, en matière de poursuites judiciaires. A quelques semaines des élections législatives, plusieurs partis ont mis ce point à l’agenda.

Assez logiquement, les répondants souhaitent que l’interdiction de vendre du cannabis soit dès lors levée. Le canal de vente qu’ils privilégient serait dans ce cas les pharmacies (41 %), des entreprises privées spécialisées agréées par l’Etat (38 %), des structures de l’Etat spécialisées dans ce type de commerce (35 %) ou des associations de consommateurs tels que le Cannabis social club (21 %). Près d’un sondé sur dix souhaite toutefois que la vente de cannabis reste interdite et punie, sans exception.

Quant à la culture de cannabis, elle devrait rester interdite et sanctionnée pour à peu près la même proportion de sondés (15 %). On observe aussi que les non-consommateurs sont nettement plus accrochés à cette interdiction – de vente comme de culture – que les anciens consommateurs ou les consommateurs actuels.

Quelque 42 % des répondants verraient bien des structures de l’Etat se lancer dans la production de cannabis et 41 % imaginent plutôt des entreprises privées, agréées par l’Etat, s’en charger. Un Belge sur trois considère que la culture pour usage personnel devrait être autorisée tandis que 25 % estiment qu’il faudrait permettre aux associations d’usagers de s’en occuper.

 » Les usagers n’ont pas les mêmes comportements d’usage, ni les mêmes motivations. « © WILLIE B. THOMAS/GETTY IMAGES

Un Belge sur cinq a déjà consommé du cannabis

Selon le profil dessiné par l’enquête, 19 % des Belges ont déjà consommé du cannabis psychoactif, occasionnellement ou régulièrement par le passé, ou en consomment encore ; 81 % n’y ont donc jamais touché. Ce résultat global est assez semblable à celui de sondages ou tableaux de bord précédemment réalisés en Belgique.

Ceux qui n’ont jamais goûté au cannabis l’expliquent pour l’essentiel parce que les effets de ce produit ne les intéressent pas (49 %) ; parce qu’ils l’estiment dangereux pour la santé (33 %) ; ou pour des motifs d’ordre moral (16 %). Environ 14 % des répondants disent n’avoir jamais eu l’occasion d’essayer et autant redouter que cela les amène à consommer d’autres drogues. Seuls 4 % disent ne pas être passés à l’acte par peur de la justice.  » On peut se poser la question du maintien de la prohibition judiciaire, néfaste pour les consommateurs et pour l’utilisation des budgets de la justice, si elle n’a quasi plus d’utilité « , enchaîne Sébastien Alexandre, directeur de la fédération bruxelloise francophone des institutions pour toxicomanes, Fedito Bruxelles. Parmi les consommateurs, 81 % n’ont jamais été verbalisés.

Ouverte depuis l'an dernier, cette boutique bruxelloise propose du CBD à la vente.
Ouverte depuis l’an dernier, cette boutique bruxelloise propose du CBD à la vente.© ROMUALD MEIGNEUX/ISOPIX

Public cible : les jeunes

Les répondants qui ont déjà consommé du cannabis l’ont fait, dans une évidente majorité, avant 20 ans : 16 % avant 16 ans et 56 % entre 16 et 20 ans. Ils sont encore 11 % entre 21 et 25 ans.  » C’est une donnée importante à prendre en compte en cas de dépénalisation de la consommation, insiste Sébastien Alexandre. Soit on régule à partir de 18 ans, et on risque d’avoir des moins de 18 ans qui iront s’approvisionner sur le marché noir ; soit on régule à partir de 16 ans, par exemple avec un produit moins dosé pour les plus jeunes.  »

Interrogés sur les raisons de leur consommation, les répondants ont d’abord mis en exergue le souhait de se détendre (53 %), la curiosité (39 %), l’envie de faire la fête (38 %). Le cannabis est utilisé pour aider à l’endormissement dans un cas sur cinq et pour soulager l’anxiété et des douleurs physiques dans 16 % des situations. Quelque 11% des consommateurs évoquent une envie de défonce grâce au produit.  » Il est important de souligner cette pluralité des motifs, affirme Michaël Hogge, chargé de projet chez Eurotox : elle prouve que tous les usagers n’ont pas les mêmes comportements d’usage, ni les mêmes motivations.  »

Les amateurs de cannabis le consomment pour l’essentiel (86 %) mélangé à du tabac, dans une cigarette roulée ; 13 % recourent à l’ingestion et 7 % à une pipe à eau, une formule n’excluant pas l’autre. La consommation par vaporisation, en joints  » purs  » sans tabac, en gouttes et par cigarette électronique sont également cités parmi les modes de consommation.  » Ces résultats soulignent l’importance de promouvoir les modes d’usage qui réduisent ou contournent les risques liés à l’inhalation de fumée, principalement la vaporisation et l’ingestion, dans une perspective de promotion de la santé « , relève-t-on chez Eurotox.

Accès polymorphe

Parmi ceux qui ont consommé au cours des douze derniers mois, 30 % ont obtenu le produit auprès d’un dealer, 29 % dans un coffee shop aux Pays-Bas, 22 % auprès d’un ami qui en revend et 21 % via leur propre culture de cannabis. Plusieurs réponses étaient possibles. Celui-ci n’est acheté que rarissimement sur Internet, à hauteur de 3 %. Dans 16 % des cas, les consommateurs n’ont rien acheté et n’ont consommé que si on leur proposait du cannabis. Et dans 15 % des cas, les consommateurs se sont fournis auprès d’une connaissance qui cultive des plants chez lui.  » Le marché du cannabis profite beaucoup à des organisations criminelles qui s’enrichissent sur la santé des consommateurs, en proposant des produits dont la qualité est souvent contestable « , insiste Michaël Hogge. Elles utilisent ainsi des engrais chimiques et des pesticides pour doper les récoltes et cultivent des variétés fortement psychoactives qui augmentent les risques de dépendance, d’accident, de bouffées délirantes chez l’usager novice, etc.  » D’autres formes d’accès au produit se développent heureusement, en particulier l’autoculture ou l’achat auprès d’un proche qui cultive.  »

 » A la grosse louche, embraie Sébastien Alexandre, le consommateur ne peut savoir comment son cannabis a été produit que dans environ 35 % des cas, c’est-à-dire lorsqu’il cultive lui-même ou l’achète à un ami en qui il a confiance. Dans deux cas sur trois, donc, le consommateur n’a aucun contrôle sur la qualité de ce qu’il consomme. Il y a fort à parier, toutefois, qu’à l’échelle globale belge, ce pourcentage soit bien plus grand.  »

Sondage exclusif : un oui massif au cannabis dépénalisé

Le cannabidiol perce lentement

Le cannabidiol ou cannabinoïde non psychoactif (CBD), en vente dans des boutiques qui ont pignon sur rue, prend peu à peu sa place sur ce marché particulier. Ce composant ne comporte pratiquement plus de THC, un autre composé du cannabis, psychoactif, lui. La législation européenne autorise la vente de produits à condition qu’ils ne contiennent pas plus de 0,2 % de THC, ce qui est le cas. Le CBD peut être consommé sous forme de thé, d’huiles, de crèmes, de produit à fumer. Il se vend à un prix comparable à celui du cannabis classique, autour de dix euros le gramme.

Parmi les 2 113 répondants, 18 % ne savent pas ce que CBD veut dire. Environ 59 % n’en ont jamais consommé. Mais 23 % y ont goûté. Parmi ceux-ci, deux tiers l’ont fait par curiosité, 29 % pour se détendre et autant pour soulager des douleurs physiques, soit nettement plus que les 16 % qui avançaient la même raison médicale pour l’utilisation du cannabis classique. Ce qui tend à renforcer l’idée selon laquelle ce produit, non illégal, intéresse bien des clients potentiels pour ses effets thérapeutiques. Quelque 17 % y recourent d’ailleurs pour soulager leur anxiété et 16 % pour s’endormir plus facilement ; 13 % le choisissent parce que le produit est légal. On notera que dans 3 % des cas, la consommation de cannabidiol a été conseillée par un médecin.

Du tableau  » D’accord ou pas d’accord  » (page 37), on retiendra pour l’essentiel que les répondants sont globalement favorables au développement d’alternatives à la prohibition, même s’ils ont bien conscience que le cannabis n’est pas un produit anodin.  » On pourrait dire que la société est mûre pour une régulation du cannabis, constate Sébastien Alexandre. Il ne s’agit pas pour cette société de promouvoir l’usage du cannabis mais de l’encadrer, notamment par l’intervention de structures étatiques ou agréées par l’Etat, et de renforcer la prévention des usages à risques.  »

Méthodologie

Notre enquête a été effectuée du 21 mars au 10 avril 2019 sur deux canaux : d’une part via un mailing direct qui a obtenu 1 036 réponses, et d’autre part, via le site du Vif/L’Express, où 1 077 réponses ont été engrangées. Soit un échantillon total de 2 113 personnes, Flamands, Bruxellois et Wallons confondus. Parmi ces répondants, 67 % sont des hommes – traditionnellement plus consommateurs de cannabis – et 33 %, des femmes. Quelque 13,4 % d’entre eux ont moins de 30 ans, 15 %, entre 31 et 40 ans, 17 %, entre 41 et 50 ans, 14 % entre 51 et 60 ans et 37 %, plus de 60 %.

Les plus de 50 ans sont donc surreprésentés, une donnée dont il faut tenir compte dans l’appréciation des résultats de l’enquête : les générations plus âgées sont en effet moins concernées par la consommation de cannabis et probablement moins progressistes sur la question de la fin de sa prohibition. Le même constat se réflète dans le profil socio-économique des répondants puisque 33 % d’entre eux sont pensionnés. Quelque 43 % sont salariés, 11 %, indépendants, 4 % sans emploi et 3 % sous statut d’étudiant.

Cannabis et votes

Interrogés sur le parti qui obtiendra leur voix lors des élections du 26 mai prochain, les sondés ont largement refusé de se prononcer : 46,8 % d’entre eux n’ont en effet pas souhaité répondre ou ont affirmé que leur choix n’était pas encore arrêté.

Parmi les répondants qui ont accepté de dévoiler leurs préférences politiques, la proposition de dépénalisation du cannabis pour usage thérapeutique et récréatif récolte 80 % d’opinions favorables parmi les pro-PTB ; 75 % parmi les votants pro-Ecolo ; 74 % parmi les pro-PS ; 60% parmi les pro-Parti populaire ; 53 % parmi les pro-DéFI ; 43 % parmi les pro-MR et 28 % parmi les pro-CDH. La proposition portant sur la dépénalisation du cannabis pour le seul usage thérapeutique récolte des résultats sensiblement différents : 32 % des pro-CDH et 32 % des pro-MR la soutiennent ; 30 % des pro-DéFI ; 18 % des pro-PS ; 15 % des pro-Ecolo ; 10 % des pro-PTB. La proportion des votants pro-Parti populaire est trop faible pour pouvoir être prise en considération.

Juteuse, la dépénalisation ?

Que rapporterait à l’Etat un changement de politique en matière de cannabis ? Le Groupe du Vendredi, qui rassemble des jeunes en réflexion, s’est livré à l’exercice. Ses conclusions, éclairantes, restent à prendre avec prudence.

La dépénalisation de la consommation du cannabis, avec interdiction de vente et de production, permettrait à l’Etat de réduire ses dépenses de 42,8 millions d’euros. Selon toute vraisemblance, les consommateurs seraient plus nombreux, ce qui ferait augmenter les dépenses de santé de 14,1 millions d’euros. En revanche, les coûts de justice et de police seraient réduits de 56,9 millions d’euros.

Dans le second cas de figure, où le gouvernement contrôle la production, attribue les licences et fixe le prix de vente, le nombre de consommateurs devrait rester stable. En revanche, les recettes fiscales bondiraient de 40 millions d’euros par an et les dépenses police-justice seraient en recul. Soit un boni pour l’Etat de 144,6 millions d’euros.

Enfin, en cas de marché libéralisé de l’achat et de la vente de cannabis, l’Etat ne devrait gagner  » que  » 78,4 millions d’euros. Le prix de vente serait en effet écrasé tandis que le nombre d’utilisateurs augmenterait. Mais si le gramme de cannabis se vendait nettement moins cher, les recettes fiscales engendrées pourraient ne pas parvenir à couvrir l’augmentation des dépenses en soins de santé.

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