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Sommes-nous tous trop autosatisfaits?

Jelle Dehaen
Jelle Dehaen Journaliste Knack, historien et philosophe

Par peur de perdre nos acquis, nous nous vautrons, des États-Unis à la Belgique, plus que jamais dans l’immobilisme.

Même si certaines entreprises prônent l’innovation et la disruption (l’idée que les anciens modèles doivent être renversés de façon radicale), ce ne serait que de la poudre aux yeux. Dans son livre, The Complacent Class, l’économe américain Tyler Cowen dit que les Américains ont développé un dégoût du changement. Et les conséquences sont grandes: suite à l’immobilisme ambiant, l’économie américaine risque de s’embourber pour de bon.

Trump en Sanders

Cette léthargie, Cowen la voit au quotidien dans la société. Pour commencer dans les classes les plus pauvres. Durant le 20e siècle, des millions d’Afro-américains ont quitté le sud pour rejoindre le nord à la recherche de meilleurs emplois. Mais, aujourd’hui, cette migration interne s’est fortement amenuisée et les gens restent dans leurs régions sinistrées. En plus, les mouvements civiques de masse qui prônaient l’émancipation sont retombés comme des soufflés. Aujourd’hui, il reste les Black Lives Matter, un mouvement qui se bat pour les droits des noirs, mais dans les années 60 la lutte pour les droits civiques était bien plus militante. Bien sûr, il est bon qu’il n’y ait plus d’émeutes de masse, mais le fait que les manifestations se passent aussi souplement est la preuve d’un problème plus profond.

Cela veut dire que les gens pauvres ont abandonné tout espoir d’un avenir meilleur. Et ce n’est pas incompréhensible : toutes sortes d’études ont démontré que la mobilité sociale avait régressé. Ce manque de perspectives explique aussi le succès du président américain Donald Trump. Même si l’auteur du livre n’espère rien de sa présidence. Pas plus que des figures sociodémocrates comme Bernie Sanders. Trump comme Sanders regardent plein de nostalgie vers une Amérique qui n’existe plus et c’est cela qui les rend aveugles au futur.

« Je ne sais pas si la mobilité sociale a baissé en Belgique » dit Matthias Somers du Think Thank Minerva. « Nous n’avons pas les vrais chiffres. Cependant il existe des indicateurs inquiétants. Le niveau d’étude des parents reste par exemple un bon indicateur du niveau d’étude des enfants. » Mais Somers met en garde contre le pessimisme de Cowen. « Nous accordons beaucoup d’importance à la mobilité sociale. Et c’est normal puisqu’il est important qu’une personne puisse commencer au bas de l’échelle. Cependant lorsque la mobilité est grande, on peut aussi facilement tomber, ce qui entraîne de l’insécurité.

Des riches si complaisants

Cowen est le plus critique envers les groupes dits à succès. Ces derniers ont si peur de perdre leurs privilèges qu’ils développent toutes sortes de stratégies conscientes et inconscientes pour immobiliser la société.

Somers prédit que quelque chose de semblable va se produire chez nous. « Beaucoup de personnes de la classe moyenne ont peur que leurs enfants aient une moins bonne vie qu’eux. Cette peur ne correspond pas toujours à la réalité. Sur beaucoup de points, on s’en sort vraiment bien en Belgique et dans l’Ouest de l’Europe. »

Selon Cowen, à cause de cette angoisse, les classes dirigeantes ont de moins en moins de contact avec la réalité. Pour cela, les mêmes profils socio-économiques se marient de plus en plus entre eux. Un exemple typique est ces applications de rencontre réservées à ceux qui ont de gros salaires et fait de hautes études.

Par ailleurs, les classes moyennes et plus élevées se regroupent de plus en plus aux mêmes endroits. Des villes économiquement dynamiques comme New York ou San Francisco – ou se trouve la Silicon Valley – sont de moins en moins accessibles aux classes les moins nanties. Le fait que le prix de l’immobilier flambe est en partie dû au mécanisme naturel de l’offre et de la demande.

Mais les prix peuvent aussi grimper artificiellement. Par la gentrification des villes par exemple. Ou en rendant des quartiers plus attractifs grâce à des espaces verts ou de nouvelles boutiques tendance ou encore en renforçant les coûteuses mesures urbanistiques, tout cela peut éjecter les gens moins riches des régions dynamiques. Ce qui fait qu’ils trouveront moins facilement un emploi. Cowen fait remarquer de façon ironique que ce sont les régions les plus progressistes qui ont vu la ségrégation exploser. Par conséquent, ce n’est donc pas un miracle que beaucoup de progressistes n’ont pu s’imaginer que Trump remporterait les présidentielles. Ces derniers ne savaient tout simplement pas ce qu’il se passait dans le reste de l’Amérique.

D’autant plus que ces bulles de points de vue similaires nous rendent paresseux et moins ouverts à tout ce qui est nouveau et différent. Et cela entrave aussi l’innovation.

« Le phénomène de gentrification ne joue pas vraiment dans notre pays » dit le professeur Marc De Vos (UGent) du Think Thank Itinera. « Nous avons le problème inverse. Nos villes doivent faire face à une marginalité et une fuite des classes moyennes parce que la réalité multiculturelle ne fonctionne pas vraiment. » De Vos ne sait pas vraiment si la gentrification est réellement un tel problème. « Est-ce que les Américains doivent trouver grave que la Silicon Valley existe? Bien sûr que non, car il y a beaucoup de développement économique par là-bas. »

« Le marché du travail est de moins en moins accessible. Qu’un docteur doive étudier longtemps pour avoir son diplôme n’a rien d’étrange » dit Cowen. « Sauf qu’aujourd’hui même pour un salon de coiffure ou un restaurant il faut avoir un certificat. Ce qui rend de plus en plus difficile d’ouvrir sa propre affaire. »

Jusqu’à un certain point, De Vos est d’accord avec cela . « Il est aujourd’hui beaucoup plus facile de prendre des initiatives. Avec Internet et la globalisation, il est désormais possible d’entreprendre au niveau mondial sans qu’il y ait de multiples barrières physiques. Mais il est vrai que le nombre de startups et le niveau de concurrence sont inquiétants dans un certain nombre de secteurs. Des compagnies comme Facebook et Uber comptent sur le fait qu’elles ont développé un tel réseau que de nouveaux concurrents ne peuvent plus les concurrencer. Et s’il y en a qui tente quand même le coup, ils sont rachetés.

Cowen trouve que dans ce cas la politique n’a pas été à la hauteur. Depuis les années Reagan le gouvernement américain a régulé beaucoup de domaines. Ce qui a fait que le pouvoir des autorités qui modulent la concurrence, celles qui sont censées contrer les monopoles, s’est considérablement affaibli.

Dans ce domaine, l’Europe s’en sort mieux, dit De Vos. « L’Europe agit de façon plus ferme envers les situations de monopoles. Surtout depuis la crise des banques, la commission européenne sait qu’une trop grande concentration mène à des problèmes. »

Sécurité sociale

« L’état américain est responsable de cet immobilisme par un autre biais », dit Cowen. Le gouvernement injecte de plus en plus d’argent dans la sécurité sociale avec pour conséquence qu’il reste moins d’argent pour les investissements. Il a aussi moins d’argent à dépenser librement ce qui fait que le gouvernement n’a plus de marge pour s’adapter aux défis de l’avenir.

« En Belgique aussi le budget du gouvernement est de plus en plus prédestiné à des promesses issues du passé » confirme Marc De Vos. Une grande partie de dépenses sont bloquées par le vieillissement de la population. Mais les chiffres ne sont pas si dramatiques, surtout parce que grâce à la sécurité sociale les gens peuvent davantage consommer. Et cela stimule l’économie.

Il y a pourtant un autre problème dit De Vos. « La dette de la Belgique est particulièrement élevée. Pour financer cela, la Belgique investit depuis des années de moins en moins dans les infrastructures et la recherche. »

Matthias Somers indique que les problèmes d’infrastructures sont plus importants aux USA. « Dans certains états, le gouvernement ne peut même pas fournir certains services de base. J’ai étudié un an dans l’Indiana. Là bas les lignes électriques sont en surface. Et lorsqu’il neigeait, il y avait régulièrement plus d’électricité. Pour contrer cela, les compagnies devaient avec leurs propres deniers investir dans des générateurs. »

Somers n’est pas certain que de gros investissements dans la sécurité sociale induiraient une léthargie. « Les gens auront justement plus tendance à se lancer s’ils savent qu’il existe un filet efficace capable d’adoucir la chute en cas d’échec. »

Est-ce que l’épouvantail exhibé par Cowen est aussi valable pour notre pays? Somers est sceptique. Il y a aujourd’hui 30% d’entrepreneurs qui démarrent leur start-up en plus qu’en 2005. Je ne pense pas que nous soyons à ce point auto satisfait. »

De Vos doute même du portrait si négatif des États-Unis dressé par Cowen. « Il y a peut-être moins de start-ups aujourd’hui aux USA. Mais il faut aussi voir la qualité de ces start-ups et ça, c’est quelque chose de difficile à juger. Par ailleurs, il existe de super-entrepreneurs qui ont un réel impact sur notre prospérité. Et il en a beaucoup plus aux États-Unis qu’ici. Car il y existe toujours un meilleur climat entrepreneurial que chez nous. Le gouvernement belge essaye de stimuler cela, mais il faut aussi un terreau social et culturel pour entreprendre. Et, dans ce domaine, les Américains s’en sortent mieux.

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