#MeToo © Brian Snyder/Reuters

Sommes-nous plus libres qu’en 68 ?

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A l’ère numérique, le monde est plus ouvert que jamais. Mais il semble s’être refermé sur lui-même. Au point de nous entraver plus encore que nous l’étions il y a cinquante ans ? Pour répondre à la question et nourrir notre réflexion, un livre rassemble cinquante contributions de Belges de différents horizons et générations.

Il est interdit d’interdire.  » Ce slogan, étendard de Mai 68, a-t-il engendré aujourd’hui les libertés qu’il portait ? Ou, tel qu’on le ressent confusément, le monde s’est-il refermé sur lui-même ? Sommes-nous finalement plus ou moins libres qu’il y a cinquante ans ? La liberté s’est-elle  » pris un vent « , comme le suggère Serge Dielens ? Consultant en marketing, coach en réputation, professeur d’éducation physique, ce curieux de tout a invité cinquante Belges d’horizons divers à se poser la question dans un livre, 50 nuances de liberté, qui sort ce 26 avril (1).

Au départ de l’ouvrage, une coïncidence de date : le 26 mai 2018 entre en application le Règlement général de la protection des données personnelles, pour lutter, dans l’Union européenne, contre l’exploitation de notre vie privée à des fins commerciales ou politiques. Un signe. Car ces vies privées que l’on sème sur le réseau et que d’autres utilisent de façon cynique, ce serait l’illustration même de nos libertés menacées.

Mark Zuckerberg, patron de Facebook : le géant du Net n'a pas pu ou voulu empêcher de graves dérives dans l'exploitation de nos données.
Mark Zuckerberg, patron de Facebook : le géant du Net n’a pas pu ou voulu empêcher de graves dérives dans l’exploitation de nos données.© AARON P. BERNSTEIN/REUTERS

« Cette liberté est un leurre »

Le sentiment général exprimé dans ce livre, tant de la part de ceux qui ont vécu Mai 68 que des plus jeunes qui en ont goûté les fruits, est clair : nous sommes moins libres que l’image laissée il y a cinquante ans par ce  » jouissez sans entraves « .  » A mes yeux de saltimbanque, l’illusion libertaire est morte en mai 1968 « , entame ainsi Eric Boschman. Sommelier, critique gastronomique, auteur de one-man-shows, on n’attendait pas l’homme dans le registre d’une analyse politico-sociétale. Pourtant, ses mots fusent en évoquant une histoire de reculs suscités par le néolibéralisme.  » La véritable mort de Mai 68 sera entérinée le 11 septembre 1973, écrit-il. Dès l’instant où, dans les valises des copains de Pinochet ( NDLR : dictateur qui a pris le pouvoir au Chili cette année-là), on a trouvé Milton Friedman et ses élèves « , adeptes et défenseurs de la pensée économique libérale.

Les économistes de l’école de Chicago ont ainsi induit la réduction du rôle de l’Etat au nom d’un laisser-faire personnel permanent.  » On pourrait à première vue se féliciter de cette liberté plus grande que jamais, souligne Eric Boschman, mais elle n’est qu’un leurre destiné au bon peuple afin qu’il consomme gaiement, moutons gras marchant en file indienne vers l’abattoir de l’horreur économique.  » Et de stigmatiser la liberté d’expression affadie par le marché. Ou cette nouvelle génération qui se contente de peu, pour autant qu’elle puisse surfer sur les réseaux sociaux.  » La disparition programmée de l’argent cash, la multiplication des caméras de sécurité, le flicage de l’Internet et, quelque part, de la pensée, tout passe comme une lettre à la poste, puisque c’est au nom de la sécurité nationale.  »

L'arrivée des militaires dans les rues de nos villes en raison de la menace terroriste a été acceptée sans broncher, au même titre que certaines mesures limitant nos libertés.
L’arrivée des militaires dans les rues de nos villes en raison de la menace terroriste a été acceptée sans broncher, au même titre que certaines mesures limitant nos libertés.© PHILIPPE PAUCHET/BELGAIMAGE

Le monde est en crise, morale avant tout.  » Quarante ans après 1968, la crise de 2008 ne fut pas une crise financière, prolonge Bruno Colmant, docteur en économie appliquée, jamais avare d’une analyse bousculant les lignes. Elle a signifié la plongée dans un monde inquiet. Produit du capitalisme, elle en déclencha l’amplification.  » Avec, depuis, malgré le retour de la croissance économique : des bruits de bottes, des nationalismes exacerbés, des préférences raciales ou religieuses…  » Un demi-siècle après 1968, 2018 est le théâtre de confrontations imminentes, regrette-t-il. Je crois que nous n’avons d’autres choix que de promouvoir l’intelligence dans l’action, l’exigence de visions sur l’harmonie sociale et la confrontation à nos difficultés. Nous ne pouvons plus laisser les choses au hasard, à la résignation, à la délégation ou, pire, à l’abstention.  » Un nouveau Mai 68 serait donc nécessaire. Ou, du moins, une réinvention de la démocratie.

« Changeons d’état d’esprit… »

Serge Dielens, coach en réputation et coordinateur du livre :
Serge Dielens, coach en réputation et coordinateur du livre :  » La démocratie doit être critique et la résistance éthique. « © DR

 » Nous avons tout à notre disposition, clame Jacques Borlée, entraîneur sportif, père de quatre athlètes (Olivia, Dylan, Jonathan et Kevin) qui ramassent les médailles à la pelle pour notre pays. Nous pourrions être beaucoup plus libres et, pourtant, nous vivons hantés par des peurs effrayantes.  » Certaines sont légitimes, mais elles perpétuent un système qui ne facilite pas la créativité.  » Tout d’abord, l’obsession de chaque personne, c’est de boucler ses fins de mois, écrit Jacques Borlée. Cette manière d’agir rend presque tout le monde individualiste et mène au « sauve-qui-peut ». C’est inconscient, mais cela engendre de la part des gens un protectionnisme de situation inimaginable.  » Le coach dénonce un  » court-termisme qui engendre une inhibition terrible au niveau du cerveau  » et estime que  » seule une éducation transformée peut sauver le monde « . Avec de la relaxation, de la musique, du sport, des contacts avec le monde… Bref, de la liberté réelle !

 » Un autre monde est possible… et souhaitable.  » C’est Caroline Pauwels, rectrice de la VUB, qui l’écrit. Elle avait 3 ans en mai 1968, quand les événements ont secoué le monde, de Paris à Mexico. Aujourd’hui, reconnaît-elle, il reste difficile de faire la part des choses entre ceux qui accusent le mouvement de tous les maux et ceux qui n’y voient qu’une simple écume à la surface des vagues de l’histoire.  » Pour moi, Mai 68 est principalement un état d’esprit, une attitude, déclare-t-elle. Une attitude qui consiste à oser parfois regarder les choses d’une manière radicalement différente et à ne pas accepter les diktats d’une croyance parce qu’une autorité vous l’impose.  » Dans son discours de rentrée académique, en septembre dernier, la rectrice a précisément plaidé en faveur d’un retour de l’utopie…

Eric Boschman, sommelier.
Eric Boschman, sommelier.© P. GARRIGOS/BELGAIMAGE

Un nouveau Mai 68 ?  » Cela n’a pas beaucoup de sens de l’espérer, écrit-elle. L’histoire ne se répète généralement pas.  » Pour autant, il existe quantité d’expressions de renouveau, depuis ces personnes qui aident les réfugiés jusqu’à celles qui expérimentent de nouvelle formes de démocratie en passant par ceux qui se regroupent pour acheter de l’énergie.  » Si les gens baissent les bras aujourd’hui, c’est parce qu’on leur dit en permanence qu’il n’y a pas d’autre solution, ou que les autres problèmes et défis sont insurmontables « , déplore-t-elle. Nous serions moins libres en raison de ce there is no alternative que l’on ne cesse de marteler dans les milieux politiques et économiques. Alors ? Le citoyen doit retrouver sa voix.

Alexiane Wyns, avocate.
Alexiane Wyns, avocate.© DR

Dixie Dansercoer, explorateur de l’extrême, qui ne cesse de partir à la conquête des pôles Nord et Sud, estime nécessaire de retrouver  » la liberté de s’aventurer « . Non de se battre pour protester  » parce que l’on doit travailler 1,758 heure en plus par semaine « , ajoute-t-il, mais bien pour  » mettre en place un ordre nouveau « , plus écologique, plus juste.

De son côté, Sophie Del Duca, psychologue clinicienne, voit dans les révoltes féministes contemporaines de #MeToo et #BalanceTonPorc  » les vrais héritiers  » de Mai 68.  » Libre doit être « le » mot de 2018, insistent encore Véronique Lamquin et Gilles Milecan, journalistes au Soir. Libre parce que la première des libertés, c’est d’être maître de son corps, de ne pas craindre qu’il lui soit fait du mal, de ne pas avoir peur. #MeToo démontre que cette liberté n’est pas un acquis, mais un combat.  »

Cinquante ans après, nous serions oppressés dans une société libertaire où même nos corps sont devenus des marchandises que les  » porcs  » veulent s’approprier. Quand on ne rejette pas, dans la foulée, ce qui est beau, l’essence même de la vie.  » Essayez de poster une photo d’allaitement sur Facebook ou Instagram, peste Bea Ercolini, féministe, fondatrice de l’association Touche pas à ma pote et chroniqueuse au Vif/L’Express. Topless, n’y pensez même pas. L’Origine du monde de Courbet ? Il vous vaudra le blocage de votre compte pendant des jours. Le clip que la jeune Belge Charlotte Abramow a réalisé sur Les Passantes de Georges Brassens a été banni puis remis sur YouTube. Trop de chair et le sang des menstrues ! Le naturisme numérique dévoile tout, du toast à l’avocat du matin à #MeToo. Dans les rues, certaines enfilent un jean sous leur jupe ou évitent certains quartiers à certaines heures. Plus libre, vraiment ? Mais plus libre que quand ?

« Le pouvoir de se rebeller »

Bea Ercolini, entrepreneuse.
Bea Ercolini, entrepreneuse.© DR

En 2018, l’ère numérique devrait pourtant ouvrir le champ de tous les possibles. C’est en partie le cas. Mais ce n’est pas gratuit.  » Peu de personnes avaient imaginé le prix de ce nirvana terrestre, souligne Amid Faljaoui, directeur des rédactions de Trends/Tendances et du Vif/L’Express. Le prix, c’est que nos achats ne sont pas spontanés, qu’ils sont influencés par des algorithmes. Le prix, c’est que nos votes sont aussi influencés. Le prix, c’est que les géants du Net ne paient pas ou presque pas d’impôts, qu’ils ne respectent pas le droit du travail…  » Plus que jamais, nous avons besoin de régulation, plaide-t-il. Et de réactions individuelles.

A 27 ans, vivant actuellement à San Francisco où il contribue à la construction de la plateforme de données chez Tesla, Thoralf Gutierrez dénonce, lui aussi, l’exploitation des données qui endort les citoyens.  » A l’heure de l’économie de l’attention, où les entreprises se battent chaque seconde pour monopoliser un peu de notre précieux temps, ces données sont utilisées pour mieux nous connaître en vue d’interférer les meilleures stratégies pour nous rendre accros à leurs applications, relève-t-il. Ces pratiques nous plongent dans un état léthargique que les révolutionnaires de Mai 68 refusaient déjà.  » Sous les pavés, l’hypnose… Mais ce jeune, actif dans une entreprise soucieuse du développement durable, insiste : d’autres utilisations de ces données sont possibles, pour mieux gérer nos déplacements, lutter contre les épidémies…  » Jusqu’ici, le partage des données avec des personnes bien intentionnées reste malheureusement trop limité « , pointe-t-il. A nous de mener une transformation vertueuse !

Jacques Borlée, entraîneur.
Jacques Borlée, entraîneur.© J. A. GEKIERE/BELGAIMAGE

Avocate, youtubeuse, Alexiane Wyns avoue  » ne pas connaître grand-chose  » de Mai 68, étant née vingt-et-un ans après cette contestation planétaire. Mais elle estime que nous avons aussi, en 2018, la capacité de nous rebeller. C’est une question de consentement :  » Il me semble que nous avons énormément de pouvoir, blotti, là, au creux de nos mains, sur nos téléphones connectés. Nous avons le droit et le pouvoir de dire « non » quand cela ne nous convient pas. Pourtant, peu nombreux sont ceux qui choisissent de se retirer des réseaux sociaux. Peu sont ceux qui n’ont pas de smartphone aujourd’hui. Pourquoi ? On aurait beaucoup de bonnes raisons de réagir, mais c’est comme si nos cerveaux étaient anesthésiés…  » Volontairement, au service de ce Big Brother moderne.

Mai 1968-Mai 2018, 50 nuances de liberté. 50 ans après, que reste-t-il encore de notre vie privée ?, sous la direction de Serge Dielens, éd. Edge Communication, 280 p.
Mai 1968-Mai 2018, 50 nuances de liberté. 50 ans après, que reste-t-il encore de notre vie privée ?, sous la direction de Serge Dielens, éd. Edge Communication, 280 p.

L’avocate préfère pourtant voir le verre à moitié plein.  » A titre personnel, je ne me suis jamais sentie aussi libre que depuis que j’ai créé cette chaîne YouTube. A condition de déterminer en toute connaissance de cause ce que l’on décide d’y publier, le Web est une source de liberté énorme. C’est la consécration de la liberté d’expression : le message que l’on transmet atteint le public rapidement et il peut être propagé très largement en un temps record. Ce n’est pas pour rien qu’à partir d’une certaine audience, les blogueurs et stars des réseaux sociaux sont qualifiés d’influenceurs.  » Encore faut-il savoir le type d’influence que l’on veut exercer. Les nouvelles révolutions doivent reconquérir cet espace.

 » Ces cinquante nuances de liberté rappellent que la démocratie doit être critique et la résistance éthique, acquiesce Serge Dielens, en conclusion à ces cinquante contributions miroirs de notre époque. Un demi-siècle après Mai 68, une pléthore d’organisations de la société civile, défendant chacun un bout de citoyenneté, exercent un rôle de contre-pouvoir. En 2018, cette pensée critique en action forme une véritable galaxie militante, qui propose de nombreuses formes d’engagement à celui qui réfléchit, qui fait appel à son esprit critique, qui ne se résigne pas.  »

Pour autant, ces libertés restreintes demandent sans doute une mobilisation générale, comme il y a pile un demi-siècle. Au coeur du livre coordonné par Serge Dielens, les mots de Naomi Klein, l’une des porte-drapeaux du mouvement altermondialiste, sont là pour en rappeler l’urgence :  » L’idéologie qui cimente l’ensemble de la révolution culturelle est la conviction que la liberté d’expression est vaine si la cacophonie commerciale s’est élevée à un tel niveau que personne ne vous entend.  »

Cinquante ans après, c’est cette cacophonie qui nous rend moins libres que jamais. Le temps serait-il venu de nous libérer de ces chaînes ?

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