David Bartholomé, alias Sharko, pose dans un moment de géométrie parfaite avec la photo de Mohammed Ali utilisée pour la pochette de son troisième album. © Hatim Kaghat

Sharko : « Le sport, c’est la beauté géométrique »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A quel sport vouent-ils une véritable passion ? Pourquoi ? Depuis quand ? Et avec quel impact sur leur vie, privée comme professionnelle ? Cette semaine, le chanteur David Bartholomé, alias Sharko, exalte l’esthétique de tous les sports, dont les instants parfaits jalonnent son oeuvre : un album intitulé Meeuws 2, une photo de Mohammed Ali et une chanson en hommage de la victoire des Diables Rouges contre le Japon lors du dernier Mondial russe.

Depuis la fin des années 1990, David Bartholomé écoule sa sensibilité à travers les rythmes de son groupe, Sharko. Habitant Tournai, il finalise en ce mois de juin 2019 son neuvième album dans un studio près de Lille. La parution est prévue en septembre prochain. Si son titre n’est pas encore fixé, il contiendra certainement une chanson, Big Country, qui rend hommage à la victoire des Diables Rouges contre le Japon, en huitième de finale de la Coupe du monde en Russie, l’été 2018. L’expression d’un moment de grâce, à l’image de la vision qu’a l’artiste de tous les sports : esthétique et remplie d’émotions. Ce morceau symbolise à lui seul ce rapport particulier, égrené tout au long de l’entretien : il y retrouve des instants parfaits, géométriques, et y puise son inspiration.

Pourquoi le sport est beauté

Le mouvement, le jeu et la compétition constituent une forme de bande-son de la vie du chanteur. Son grand-père était cycliste professionnel dans les années 1930-1950 et David a suivi ses traces en s’inscrivant très jeune dans un club de vélo, à la Jeunesse arlonaise.  » Mais ce premier rapport au sport n’était pas encore conscient, précise-t-il. J’ai fait du vélo pour faire plaisir à mon grand-père et pour accompagner mon frère, qui était mordu. Mais il n’y avait pas encore eu cet impact soudain, cet éveil. C’est plus tard que je me suis rendu compte de la portée de la détermination de mon grand-père et que j’ai saisi l’importance du sport dans ma vie.  »

Je scrute la trajectoire. y a-t-il une science un peu occulte qui guide le buteur ?

Le vrai déclic survient quand il arrive à l’internat.  » Je vivais avec ma mère qui ne s’intéressait pas du tout au sport. Soudain, j’ai perçu qu’il y avait de vives tensions entre les Standardmen et les Anderlechtois. Je regardais le football comme un observateur, je ne comprenais pas trop de quoi on me parlait, mais j’étais fasciné par la passion qu’il dégageait. C’était comme si les joueurs avaient des contrées à défendre. Voilà pourquoi je me suis décidé à creuser… En 1982, lors de la Coupe du monde en Espagne, j’ai découvert une autre facette du foot : les stars, les styles de jeux différents selon les équipes… et la géométrie.  »

Son regard, immédiatement, est celui d’un esthète.  » II y a quelque chose de très beau dans le football, ces lignes dans les trajectoires, dans les passes, dans les positionnements… Les grands techniciens du foot ont cette vision-là ! Ça vaut pour tous les sports, d’ailleurs. Il y a un teaser de mon prochain album pour lequel j’ai obtenu des images d’une championne aux barres asymétriques : j’ai passé un temps fou, là aussi, à souligner les lignes. Dans les universités, on commence à étudier ces aptitudes du cerveau : certains distinguent davantage les couleurs que les mots, d’autres davantage les lignes…  » C’est, au fond de lui, le reflet d’une harmonie fondatrice, l’amorce d’une composition universelle.

L'instant parfait 2 - Belgique-Japon 2018
L’instant parfait 2 – Belgique-Japon 2018  » Big Country, un morceau de mon prochain album, est inspiré par l’action hors-sol menant au troisième but belge, faite à la fois d’intelligence, de vitesse et d’esprit. C’est un symbole : Courtois le Flamand au nom francophone passe au Flamand De Bruyne, qui passe au francophone Meunier, qui passe au Belge d’origine congolaise Lukaku et la balle arrive enfin au Belge d’origine marocaine Chadli : cela raconte toute l’histoire du pays et cela aussi est d’une incroyable beauté ! « © DIRK WAEM/belgaimage

Depuis cet été 1982, le sport est devenu pour David source d’une  » grande observation. Je n’ai jamais été fan d’un club. Je scrute les lignes, les trajectoires, la technique, la tactique… Qu’est-ce qui fait qu’un buteur est au bon endroit, au bon moment ? A-t-il deviné ? Y a-t-il une science un peu occulte qui le guide ? Je me souviens du retour sensationnel de l’Italien Paolo Rossi, auteur de six buts lors de ce Mondial, alors qu’il était resté deux ans sans jouer ( NDLR : en raison de son implication dans une affaire de matchs truqués). Tout ça a quelque chose de très mystérieux. Je me souviens aussi des matchs du Brésil, de leurs buts : il y avait une grande fluidité, quelque chose de très organique.  » L’illustration d’une alchimie humaine incertaine, du hasard, du destin.

Le sport, à travers le regard de Sharko, est définitivement artistique.  » Ces mêmes années, j’ai commencé à regarder Roland-Garros. Là aussi, tout était très beau : l’ocre de la terre battue, le ciel bleu, la lumière très forte, l’intensité sur les visages, les joueurs qui s’oublient complètement… Il y avait quelque chose en accord avec une force suprême, sans tomber dans l’ésotérisme. A Roland-Garros en 1983, la victoire de Noah est parfaitement dessinée. Pour la balle de match, Wilander renvoie le service au-delà des limites, Noah tombe sur ses genoux, enjambe le filet. Que ce fut beau !  »

Il y avait dans tout ça une telle richesse. Je rejouais ces moments le soir dans mon lit, ils vivaient en moi. La beauté est surprenante, parfois : quand le cycliste Claudy Criquielion se fait balancer par Steve Bauer dans les gradins lors du sprint au Mondial 1988, à Renaix, c’était bien plus touchant que quand il gagnait en solitaire. C’était comme si, en un instant, un individu cristallisait toute la beauté géométrique du monde. Avant de ressentir une émotion, il y a l’observation du geste. Lors du Belgique-URSS de la Coupe du monde 1986, le but marqué de la tête par Stéphane Demol : il y a une telle beauté dans la ligne quand il s’élève et qu’il frappe. Quand on est enfant, de tels moments projettent une telle intensité…  »

Sharko :
© belgaimage

Pourquoi le sport est inspiration

Ce rapport esthétique au sport n’a jamais quitté Sharko.  » Ces moments sont parfaitement universels : c’est tellement toi et tellement tous les autres en même temps. Il y a quelque chose de l’inconscient collectif, qui correspond à un schéma enfoui au plus profond de nous.  » Un révélateur.  » Ce l’est devenu, d’une autre façon, avec le prodigieux succès du sport, au niveau géopolitique, social, économique… Je m’y intéresse aujourd’hui beaucoup plus qu’avant. Je suis davantage touché aujourd’hui par ce qu’était l’URSS en 1986. J’ai davantage d’outils que lorsque j’étais petit.  »

Devenu un chanteur reconnu, Sharko a utilisé cette magie de l’enfance dans son parcours artistique.  » Pour mon premier album, j’ai acheté les droits d’une photo du boxeur Mohammed Ali que j’avais vue dans un magazine avec le ring vu d’en haut, bleu, là encore avec une géométrie parfaite et toutes les tensions d’avant match. Ce simple cliché nous nourrit de mille histoires. Ça ne collait finalement pas avec mon premier album, mais je l’ai utilisée pour la pochette du troisième.  »

Son deuxième album s’intitule Meeuws 2, du nom d’un héros quelque peu oublié des Diables Rouges et du Standard.  » Quand j’étais petit, Walter Meeuws s’est révélé, signale David Bartholomé. Je me souviens de la finale de la Coupe européenne des vainqueurs de coupe perdue par le Standard contre Barcelone (1-2, après avoir mené 1-0), le 12 mai 1982. Nous l’avions vue à la cantine de l’internat. Walter Meeuws a été expulsé pour deux cartes jaunes après s’être d’abord plaint des simulations des joueurs de Barcelone, avant d’aller donner un coup de pied à l’un d’entre eux qui faisait de l’antijeu en gardant le ballon au coin de corner, en fin de partie. Son nom était tellement plus beau que celui de Gerets ou de Preud’homme, tellement belge et imprononçable à la fois.  »

Sur son prochain album, Sharko rend hommage à la fabuleuse victoire des Diables Rouges contre le Japon en Russie, l’été dernier : 3-2 après avoir été menés 0-2. Son titre : Big Country.  » Ce morceau est inspiré par cette action hors-sol menant au troisième but belge, faite à la fois d’intelligence, de vitesse et d’esprit – c’est important l’esprit. Récupération du gardien Courtois, De Bruyne lancé dans l’axe, passe à Meunier, centre sans contrôle, tout le monde se dit que Lukaku va tirer pour être efficace, mais non, il écarte les jambes pour laisser Chadli marquer. Cette feinte est extraordinaire, il faut une audace inouïe pour la réaliser ! J’ai trouvé ça tellement fort que le soir même, entre 23 heures et minuit et demi, j’ai écrit cette chanson dont le thème musical est venu tout de suite. Il y avait une telle énergie, un tel enthousiasme que soit vous faites la fête toute la nuit, soit vous canalisez ça en l’éjectant musicalement. C’est rare, une telle inspiration. Cette action est un symbole : Courtois le Flamand au nom francophone passe au Flamand De Bruyne, qui passe au francophone Meunier, qui passe au Belge d’origine congolaise Lukaku et la balle arrive enfin au Belge d’origine marocaine Chadli : ce but raconte toute l’histoire du pays et c’est d’une incroyable beauté !  » Ironie du sort, le chanteur a interprété pour la première fois Big Country lors d’un concert à Rennes, le lendemain de la demi-finale perdue par la Belgique contre… la France.  » Ils étaient persuadés que je la chantais en hommage à la France. Je leur ai dit : « Ne me méprenez pas… » Ça m’a fait rire.  »

L'instant parfait 3 - Criquielion en 1988
L’instant parfait 3 – Criquielion en 1988  » La beauté est surprenante, parfois : quand le cycliste Claudy Criquielion se fait balancer par Steve Bauer dans les gradins lors du final du Mondial 1988, à Renaix, c’était bien plus touchant que quand il avait gagné en solitaire. « © Tim de Waele/getty images

Pourquoi le sport est cynisme, aussi

David Bartholomé n’est pas fasciné par le patriotisme et le côté identitaire du sport.  » J’ai du mal à ne pas voir du cynisme quand on vante les mérites de la Belgique en mettant le drapeau au rétroviseur de la voiture, alors que nous sommes au bord du confédéralisme. Il y a quelque chose de fortement décalé. Ça ne m’affecte d’ailleurs pas outre mesure : c’est une évolution, le reflet d’un pays qui bouge. Pourquoi pas ? Il y a de plus en plus deux contrées qui se dessinent, politiquement et idéologiquement. J’éprouve le même sentiment d’un sport particulièrement cynique quand des joueurs de grands clubs européens embrassent leur écusson avec ferveur alors qu’ils vont signer dans un autre club, un mois plus tard. Qu’est-ce qui a conduit Zidane a embrasser son maillot de l’équipe de France, lors de la victoire en finale de la Coupe du monde 1992 contre le Brésil ? Etait-il viscéralement attaché à la France ou était-ce un tic ? Comment comprendre sa psychologie, lui qui est si froid et qui ne chante jamais La Marseillaise ? C’était, sans doute, une forme de marketing, de placement de produit…  »

Le chanteur préfère retenir la grâce, le côté suspendu des exploits individuels. Il se remémore encore ceux de la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, qui accumulait les 10/10 aux Jeux olympiques, au croisement des années 1970-1980.  » C’était la perfection absolue.  » Il voit les héros. Et l’éphémère :  » Dans dix ans, ils auront dix kilos de plus et ils auront moins de charisme. Ce que j’aime, surtout, c’est le moment qui s’impose à nous et qui raconte une histoire.  » Le photographe français Henri Cartier-Bresson, maître du genre, parlait de  » l’instant parfait « . Lui aussi cherchait en permanence l’harmonie géométrique qui met de l’ordre dans le chaos du monde. Telle est la quête de Sharko, en mots et en chansons.

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