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Salarié-actionnaire, remède post-coronavirus

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Rendre les travailleurs détenteurs de parts de leur boîte en crise : Ecolo (re)lance la piste. Patronat et syndicats se passent le mot pour rejeter le mélange des genres : ils ont trop à y perdre.

Avis de tempête. Tout le monde sur le pont, dans la même galère, prié de souquer ferme pour garder la tête hors de l’eau. Le monde de l’entreprise en souffrance compte fermement sur ses forces vives.  » Tous ensemble, tous ensemble, hey ! hey !  » mais tout de même, chacun à sa place. N’est pas patron ni actionnaire qui veut.

En est-on vraiment sûr ? Mi-mars, alors que le coronavirus frappe à nos portes et qu’à la Chambre, la commission de l’Economie vaque à ses occupations, Denis Ducarme (MR), ministre des Classes moyennes, invite l’assistance parlementaire à rêver tout haut en sa compagnie :  » Imaginez que tous les ouvriers et tous les employés deviennent leur propre patron dans l’entreprise. C’est un peu caricatural mais donner à chaque salarié la possibilité de posséder des parts de son entreprise, c’est soit le cercueil de la lutte des classes, soit l’aboutissement du socialisme selon Marx ou du socialisme réel.  » On croit à un moment d’égarement mais pas du tout puisque le libéral convaincu formule le voeu que cette apparente vue de l’esprit devienne  » une priorité du prochain gouvernement « .

Quel est donc le député qui parvient ainsi à arracher cette profession de foi ? Gilles Vanden Burre (Ecolo), fort seul au Parlement à vouloir, depuis longtemps déjà, faire advenir le règne de l’actionnariat salarié, offrir aux employés  » ordinaires  » comme aux ouvriers le droit d’entrer durablement dans le capital de leur boîte, petite ou grande. Pour que, dit-il,  » chaque travailleur ou travailleuse puisse s’émanciper et participer à la prise des décisions stratégiques de l’entreprise « . Jusqu’à s’inviter de manière collective dans les conseils d’administration ou les comités de gestion par le biais d’un véhicule collaboratif, une coopérative, qui deviendrait  » copropriétaire minoritaire de la société, jusqu’à détenir 10, 15 ou 20 % de l’actionnariat « .

Ne plus compter ses heures

Le concept n’a rien d’une chimère. Décliné sous diverses formes, il fait son chemin dans le monde, y compris en Europe. Sauf qu’en Belgique, il vivote et même dépérit : moins de 50 000 actionnaires salariés enregistrés en 2019 alors qu’ils étaient encore 124 000 dix ans plus tôt, une percée quasi nulle dans les PME, une présence inexistante dans les organes de direction des grosses sociétés.  » Le bilan est catastrophique, la Belgique est la dernière de la classe européenne. Les sociétés qui recourent à l’actionnariat salarié s’y comptent sur les doigts d’une main « , se désole Marc Mathieu, secrétaire général de la Fédération européenne de l’actionnariat salarié (Feas). La faute notamment à de multiples dispositifs légaux, principalement fiscaux qui, depuis trente ans, échouent à inciter les entreprises à faire entrer leurs salariés dans leur capital. Seule variante à avoir fait recette, l’octroi de stock-options qui viennent étoffer le paquet salarial des dirigeants et cadres supérieurs de grosses entreprises. La montée en puissance souhaitée a donc viré au privilège de  » riches  » et non à l’épanouissement des masses laborieuses sur leur lieu de travail.

Pour Jean-François Herremans (Easi),
Pour Jean-François Herremans (Easi), « ce pari sur le futur s’avère gagnant pour tout le monde ».© DR

Car il se dit que le salarié désormais actionnaire trouverait une motivation supplémentaire pour ne compter ni ses heures ni ses efforts pour son entreprise et puiserait de nouvelles raisons de lui rester loyal. Au diable la logique stérilisante du  » eux c’est eux, nous c’est nous  » : entre le détenteur d’actions et le travailleur qui ne font plus qu’un, les rapports gagneraient en harmonie. Easi, société de services informatiques basée à Nivelles, goûte à la formule depuis 2012. Aujourd’hui, avec 275 travailleurs, 10 % de la boîte sont aux mains d’employés non-managers qui ont individuellement choisi de mettre la main au portefeuille. La direction assure que  » ce pari sur le futur s’avère gagnant pour tout le monde. Il n’est jamais facile pour un patron de vendre une part du gâteau qu’il a construit mais la plus-value, c’est le sens des responsabilités des employés. Quand on devient actionnaire, on n’aime pas l’inefficacité « , confie l’un des deux nouveaux CEO, Jean-François Herremans. La démocratisation a ses limites, elle s’arrête à la chasse gardée de la direction, dont le métier reste de décider.

Le cumul qui dérange

Du pouvoir, voire tout le pouvoir aux travailleurs ? Stupeur et tremblements : ce sera qui le patron si les salariés se mettent à jouer à l’actionnaire ? Les cartes se brouillent, les camps se mélangent. Patronat et syndicats font remarquablement bloc pour recaler l’idée, guidés par la même crainte de perdre du pouvoir et le contrôle. Sur le leadership de l’entreprise pour l’un, sur leur base pour les autres. De tous côtés, les portes se ferment. Sur le banc patronal, la FEB est au regret de devoir se dérober aux sollicitations du Vif/L’Express pour cause de… vacances. A l’Union des classes moyennes (UCM), on dépeint un monde des PME refroidi par la complexité administrative et fiscale du mécanisme, qui y voit une source de tracas, de confusion des genres voire de conflits d’intérêts sous la double casquette de salarié et d’actionnaire.  » La formule n’est vraiment pas mature. C’est à celui qui prend vraiment les risques, le patron, de rester le maître à bord « , explique Clarisse Ramakers, directrice du service d’études de l’UCM. Côté syndical, la frilosité le dispute à l’hostilité, jusqu’à subodorer le piège. La CSC fait de son veto une question de principe, la FGTB maintient tout le mal qu’elle en a déjà dit : cette manière d’individualiser les relations de travail reviendrait à affaiblir l’influence syndicale, quand ce n’est pas le salaire qui s’en trouverait dangereusement fragilisé puisque partiellement lié aux aléas des résultats de l’entreprise.

Asservissement ou libération du travailleur ? Les séquelles du Covid-19 pourraient aider à trancher. Gilles Vanden Burre, qui se prépare à relancer la piste au Parlement, fait sien le remède préconisé par la Feas : acheminer les milliards de financements publics vers des coopératives de salariés actionnaires, portées au secours des entreprises en crise de liquidités, au bord de la faillite ou à la merci de tentatives de rachat hostiles. Le salut des boîtes assuré par leurs travailleurs  » sans qu’ils aient à sortir un centime de leur épargne « , précise Marc Mathieu. Une hérésie, fulmine Salvatore Curaba, ex-CEO et fondateur d’Easi,  » l’actionnariat salarié a au contraire pour vocation de fonder une entreprise d’entrepreneurs heureux au travail, de travailleurs prêts à s’engager financièrement, à ne plus compter leurs efforts « . La lutte des classes n’est pas à l’article de la mort.

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