En prenant le commandement suprême de l'armée en août 1915, le tsar Nicolas II ne fait qu'attiser les tensions. © DR

Révolution et Première Guerre : un effet mutuellement délétère

Le Vif

La Première Guerre mondiale et la Révolution russe sont inextricablement liées. Et leurs effets réciproques ne doivent pas être sous-estimés : tant le conflit mondial que la révolution auraient connu des cours fort différents s’ils n’avaient pas eu lieu simultanément. Et le reste du 20e siècle aurait pris une toute autre direction. L’absence totale de la Russie dans les négociations de paix à l’issue de la guerre est également un fait aux conséquences désastreuses.

 » L’Ukraine a joué un rôle de tout premier plan dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale  » : c’est sur cette phrase intrigante que débute La fin de l’empire des Tsars : Vers la Première Guerre mondiale et la révolution, le passionnant ouvrage du professeur britannique Dominic Lieven.  » Sans la population d’Ukraine, son industrie et son agriculture, la Russie n’aurait plus été une grande puissance au début du 20e siècle.  » Contrairement à une idée reçue dans le monde anglo-saxon, l’auteur souligne que la Première Guerre mondiale est avant tout un conflit est-européen. L’assassinat de l’héritier du trône autrichien François-Ferdinand à Sarajevo débouche sur une confrontation entre l’Autriche-Hongrie et la Russie, les deux grandes puissances d’Europe de l’Est. Selon Lieven, l’implication de la France et de la Grande-Bretagne dans le conflit est motivée par le besoin de garantir leur propre sécurité : une victoire de l’alliance austro-allemande sur la Russie renverserait dangereusement les rapports de force en Europe, en faveur de l’Allemagne et de l’empire austro-hongrois.  » Le comble de la Première Guerre mondiale, c’est qu’un conflit à l’origine principalement axé sur une lutte de domination de l’Europe centre-orientale entre les forces allemandes et la Russie, ait finalement abouti à une défaite pour les deux camps.  » Lieven établit surtout le rapport entre la guerre et la Révolution russe. Sans la Première Guerre mondiale, les bolcheviks auraient peut-être pris le pouvoir, mais il est peu probable qu’ils seraient parvenus à le conserver. La guerre joue un rôle prépondérant dans le cours de la Révolution russe mais, inversement, la Révolution offre aux Allemands les meilleures chances de remporter la guerre.  » Un fait plus important encore est que la Russie, suite à la révolution d’Octobre 1917, est totalement absente de la reconstruction de l’Europe décidée à Versailles. (…) Les tentatives pour arrêter Hitler et éviter une deuxième guerre mondiale sont minées par le climat de défiance et d’aversion viscérales entre les Russes et leurs ex-alliés britanniques et français « , explique Lieven.

Les officiers russes portent des masques à gaz.
Les officiers russes portent des masques à gaz.

À la veille de la guerre, les tensions s’aggravent entre la Russie et l’Autriche-Hongrie au sujet des Balkans. Un premier sommet est atteint en 1908, quand l’Autriche-Hongrie profite d’une révolution dans l’empire ottoman pour annexer la Bosnie-Herzégovine, alors formellement sous contrôle turc. La Russie tente initialement de tirer parti de cet acte d’agression mais, entre autres sous la pression des nationalistes, change de cap et hausse le ton face à l’Autriche-Hongrie. L’annexion est surtout un problème pour la Serbie, protégée de la Russie. Elle se retrouve soudain coupée de la mer Adriatique. Pendant les guerres balkaniques de 1912-1913, l’expansionnisme des Etats balkaniques poussent l’Autriche-Hongrie dans les bras des Ottomans, au désespoir de la Russie. Les Russes ont eux aussi de grands rêves, comme celui d’un règne slave sur les Balkans.  » Rêves encore renforcés par les remous nationalistes en Bulgarie et Bosnie-Herzégovine « , éclaire Orlando Figes dans La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple. Le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône des Habsbourg, est abattu par le nationaliste serbe de Bosnie Gavrilo Princip. L’Autriche-Hongrie attribue la responsabilité de l’attentat à la Serbie et lui lance un ultimatum, que la Serbie rejette. Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie. La tension est à son comble et en Russie, le tsar Nicolas II se voit peu à peu forcé de se mobiliser, ce qu’il fera sans grande conviction le 31 juillet. L’Allemagne, qui se sent menacée, déclare le 1er août la guerre à la Russie et le 3 août à la France. Les événements se précipitent soudain et c’est le début d’une guerre qui entraînera une bonne partie du monde dans un conflit de quatre ans, faisant des millions de morts. Dans les premières semaines de la guerre, le patriotisme est très présent au sein de la population russe. Les nombreux ouvriers en grève reprennent même le travail, les réactions antiallemandes causent le pillage de commerces et d’entreprises allemands. Le nom trop germanique de Saint-Pétersbourg est remplacé par celui de Petrograd, à consonance plus slave. La Russie s’engage immédiatement sur plusieurs fronts. Et remporte même quelques victoires.  » Il n’est donc pas vrai, comme le prétendront des historiens par la suite, que l’armée russe n’est pas prête à combattre « , estime Figes.  » Mais la Russie n’est réellement préparée que pour une campagne de six mois, sans autre plan effectif au cas où le conflit s’enlise dans une guerre d’endurance. « 

UNE PAIX DÉSHONORANTE

Et c’est précisément ce qui arrive. Le nombre de morts est gigantesque. À la fin de 1914, des millions de russes sont déjà tombés, blessés ou décédés. Et à mesure que la guerre se poursuit, la situation s’envenime : rareté des communications et du ravitaillement, manque de munitions, de mobilité et défaut criant de structures dirigeantes, augmentation des cas de maladie… Avec des effets néfastes sur le moral et la discipline des soldats, pour la plupart des paysans chez qui le patriotisme tend à devenir une denrée rare.  » Dans ce sens, la guerre est le creuset social de 1917 « , affirme Figes.  » L’armée se mue petit à petit en gigantesque vivier de révolutionnaires.  » Le tsar Nicolas II espère relever le moral des troupes en prenant en personne le commandement suprême en août 1915. Mais son piètre sens des affaires militaires et sa présence ne font qu’attiser la tension et les réactions négatives.

À l’arrière du front, la situation va de mal en pis. Des millions d’hommes sont sous les armes, le manque de nourriture et de carburant se fait cruellement sentir, l’inflation est galopante, le flot de réfugiés cause des problèmes, les voies sont coupées, etc.  » De nouvelles grèves massives éclatent, mais faute de combustible la plupart des usines sont déjà presque à l’arrêt. À mesure que la guerre se prolonge et que les perspectives s’obscurcissent, les privations deviennent plus dures à supporter « , écrit Raymond Detrez dans Rusland. Een geschiedenis. Parallèlement, le régime perd le nord.

Soldats allemands conduisant un convoi de ravitaillement en Russie (vers 1916).
Soldats allemands conduisant un convoi de ravitaillement en Russie (vers 1916).

En l’absence du tsar, la tsarine Alexandra, une Allemande, règne en son nom. Elle n’inspire pas une grande confiance à la population et cette situation s’aggrave encore lorsqu’elle paraît collaborer avec Raspoutine, une figure aussi douteuse que charismatique, qui se fera assassiner fin 1916. La coopération avec la Douma ou le Parlement est au creux de la vague, mais le tsar et le gouvernement s’accrochent à leur prérogative. Dans l’intervalle, la population s’organise autant que possible pour administrer elle-même les affaires au niveau régional. À l’aube de 1917, de nouvelles grèves massives virent à la révolte. Beaucoup de soldats refusent de contrer l’insurrection malgré les ordres du tsar. La guerre a déjà tué ou blessé cinq millions d’hommes, les désertions se multiplient et d’autres militaires refusent de combattre. Le cours des événements s’accélère et le tsar, privé de tout soutien, doit finalement abdiquer. Ainsi s’effondre la dynastie, qui s’était maintenue au pouvoir trois siècles durant.

Pendant les guerres balkaniques de 1912-1913, l'expansionnisme des Etats balkaniques pousse l'Autriche-Hongrie à s'entendre avec l'empire ottoman. Sur la photo : des volontaires macédoniens reçoivent une cargaison d'armes.
Pendant les guerres balkaniques de 1912-1913, l’expansionnisme des Etats balkaniques pousse l’Autriche-Hongrie à s’entendre avec l’empire ottoman. Sur la photo : des volontaires macédoniens reçoivent une cargaison d’armes.

 » On peut difficilement le nier : la guerre réduit considérablement les chances d’une issue pacifique et « modérée » de la révolution de 1917 « , écrit Dominic Lieven.  » La révolution éclate au sein d’un peuple profondément meurtri par les sévices de la guerre, ou comme les soldats, accoutumé à la violence.  » Juste après la révolution d’Octobre, Lénine et les bolcheviks entament des pourparlers de paix avec les Allemands, malgré la crainte de devoir sacrifier pas mal de territoires. Trotsky, qui chapeaute les négociations, tente de ralentir le processus en espérant que la révolution se déclenchera incessamment en Allemagne. Celle-ci perd patience et fait marcher ses troupes sur Saint-Pétersbourg. Les bolcheviks doivent au bout du compte se plier aux revendications des Allemands pour obtenir la paix, conclue par le traité de Brest-Litovsk en mars 1918. Aucun des dirigeants bolchéviques n’accepte de signer le traité. Cette paix est en effet vécue dans toute la Russie comme  » dégradante « . La délégation est donc seulement formée de personnalités de second plan. La Russie, en vertu du traité, doit renoncer aux territoires de la Pologne, la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Géorgie et de l’Ukraine qui, soutenue par les Allemands, proclame son indépendance.  » L’un dans l’autre, la république soviétique perd 34 pour cent de sa population (55 millions d’âmes), 32 pour cent de ses terres arables, 54 pour cent de ses entreprises industrielles et 89 pour cent de ses mines de charbon « , recense Figes.

EXCLUSION

En soutenant l’Ukraine, qui reste actuellement l’enjeu d’une joute politique internationale, les Allemands convoitent un accès à cet immense  » silo à grain  » capable de ravitailler en suffisance sa population affamée. Mais l’Allemagne a aussi des visées géopolitiques. Seulement l’Ukraine est en proie au chaos politique et économique. Les plans allemands sont par ailleurs contrecarrés par l’entrée des Américains dans les combats et une victoire alliée sur le front de l’Ouest. Ainsi, l’Ukraine et les Etats frontaliers de la Russie verront à peine passer l’administration allemande. Selon Lieven, sans l’intervention américaine en Europe, l’issue de la Première Guerre mondiale serait restée très incertaine, la balance penchant clairement en faveur de l’Allemagne. Mais il en ira autrement et au lendemain de l’Armistice, le Traité de Versailles est aussi préjudiciable à l’Allemagne qu’à la Russie.  » Les deux sortent vaincus de la Première Guerre mondiale et ne prennent aucune part active à la conférence de paix « , constate Lieven. Hitler aurait pu être stoppé, bien avant que la paix en Europe ne soit réellement menacée.

Après l'assassinat de Raspoutine, son corps est emporté.
Après l’assassinat de Raspoutine, son corps est emporté.

Mais la Russie aurait alors pu prendre sa place dans les accords de paix, et contribuer à la restauration de l’ordre après la guerre, en collaboration avec la France.  » Bien des raisons empêchent que cela ne se produise dans les années 30 du XXe siècle, mais la principale est la révolution bolchévique (…) Après la Première Guerre mondiale, les relations internationales se fragilisent en Europe, surtout à cause de la manière dont la Russie est sortie de la guerre et s’est trouvée exclue des accords de paix. Préfigurant la Deuxième Guerre mondiale, où 20 millions de citoyens soviétiques perdront la vie. « 

PAR PIET BONCQUET

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