Jeunes combattants de Daech, paradant à Raka, dans le nord de la Syrie. © REUTERS

Radicalisation en Belgique : des réponses sécuritaires adéquates ont-elles été apportées ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Dans l’urgence postattentats, on a souvent parlé à tort et à travers du terrorisme et du phénomène de radicalisation. Dans un ouvrage riche d’observations, une dizaine de chercheurs académiques proposent une lecture plus posée et critique des raisons de l’engagement dans la violence djihadiste et des réponses sécuritaires apportées.

Malgré les débats parlementaires, les nombreux articles de presse et les expertises fournies à chaud, le phénomène de la radicalisation islamiste reste méconnu. Fin septembre dernier, un colloque consacré au terrorisme, organisé par les universités de Louvain et Namur, patronné par le professeur à l’UCLouvain et procureur général Christian De Valkeneer, réunissait un beau panel de onze académiques, issus de diverses disciplines : droit, criminologie, sociologie, sciences politiques… Ce colloque, qui s’adressait plutôt à un public étudiant et de professionnels de la sécurité, n’a eu guère d’écho médiatique.

Daech est perçu, par ces jeunes, comme un « supergang », dont la simple mention glace l’adversaire d’effroi.

Un ouvrage rassemblant ces contributions vient d’être publié par Politeia (1). Le Vif/L’Express l’a lu, en profondeur. Il aborde le terrorisme sous un angle scientifique, en tentant de comprendre les logiques qui amènent à se radicaliser et en faisant le point sur les dispositifs mis en place par les autorités pour combattre ce phénomène, dans une logique d’anticipation du passage à l’acte terroriste. Cette prise de recul par des experts, une première en Belgique, intervient après une législature entière consacrée à la lutte contre le terrorisme et la radicalisation djihadiste, à la suite des attentats de Paris et de Bruxelles. Elle est plus que bienvenue, pouvant inspirer le prochain gouvernement et posant des questions essentielles. En voici un échantillon.

Pourquoi se radicalise-t-on ?

Plusieurs chercheurs tentent d’y répondre, dans leurs contributions. Ils font état de l’extrême difficulté de cerner des trajectoires déterminées de radicalisation. Sur une base empirique, ils ont plutôt observé des logiques sociales qui permettent de comprendre comment de jeunes Belges sont devenus djihadistes. Alain Grignard, dont la réputation d’enquêteur  » antiterro  » n’est plus à faire, islamologue et maître de conférences à l’ULiège, observe que la police a été confrontée, durant des décennies, à des  » islamistes radicaux « , dans le cadre de réseaux terroristes nationalistes (GIA, GICM…). Mais, depuis 2012, le profil des Belges partis combattre en Syrie ou en Irak est plutôt celui de  » radicaux islamisés « .

Ce sont souvent des jeunes en recherche de repères et de rédemption, une partie d’entre eux ayant un passé délinquant, à qui on offre un produit particulier : l’islam salafiste identitaire qui, selon Alain Grignard,  » ne demande aucune réflexion et est basé sur l’imitation servile de conduites « . Dans la logique des bandes urbaines, Daech est perçu, par ces jeunes, comme  » un supergang, dont la simple mention glace l’adversaire d’effroi « . S’engager dans la défense du monde musulman rend la violence utilisée légitime.

Un constat confirmé par le sociologue français Laurent Bonelli qui, avec Fabien Carrié, du FNRS (2), a épluché des dizaines de dossiers de protection de la jeunesse de mineurs français impliqués dans des affaires de terrorisme. Ils ont observé que la plupart de ces ados appartenaient à des familles populaires stables, misant tout sur la réussite scolaire et couvant leurs enfants pour y parvenir (chambre individuelle, décharge des tâches ménagères…). Mais, une fois au lycée en centre-ville, ces jeunes issus des quartiers, n’ont pu s’intégrer au groupe scolaire dominant. Brimades, railleries… Les résultats en classe s’en font ressentir.

Ceux qui étaient jusqu’alors bons élèves ne peuvent plus endosser la mission parentale d’ascension sociale et le vivent comme un lourd échec, avec un sentiment de trahison. Ils trouvent dans le djihadisme une alternative qui leur permet de critiquer le modèle parental  » contaminé  » par les valeurs de la société d’accueil. Leur échec n’en est plus un. Ce processus est graduel et collectif. De petits groupes affinitaires se créent, à l’école, sur les réseaux sociaux. Ils finissent par rencontrer des recruteurs qui leur donnent des raisons d’agir et de partir en Syrie, où ils pourront construire quelque chose de nouveau.

En dehors de ces radicalisés partis rejoindre l’Etat islamique ou des jeunes plus précarisés ayant un parcours de délinquant, comme Amédy Coulibaly, l’un des auteurs des attentats de janvier 2015 en France, avant de glisser dans le terrorisme, l’écrasante majorité des jeunes signalés n’adhèrent pas au projet idéologique djihadiste. Ils sont dans la provocation, adoptant des postures et discours empruntés au répertoire djihadiste simplement pour déstabiliser les adultes, profs, parents… Pour Bonelli et Carrié,  » accepter que l’engagement et la provocation ne relèvent pas des mêmes dynamiques, c’est éviter de surréagir à des propos choquants, alors que c’est précisément ce qui est recherché « .

Opération de police à Molenbeek, en vue de l'interpellation de Salah Abdeslam, juste avant les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016.
Opération de police à Molenbeek, en vue de l’interpellation de Salah Abdeslam, juste avant les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016.© PHILIPPE FRANCOIS/BELGAIMAGE

Radicalisation religieuse ou politique ?

Plusieurs académiques soulignent la dimension politique de l’engagement djihadiste.  » Cette idéologie ne propose pas qu’une relecture des textes sacrés. La construction d’un Etat islamique traduit un véritable projet politique « , analysent Bonelli et Carrié. Corinne Torrekens, professeure à l’ULB, explique avoir constaté, dans des entretiens réalisés avec des jeunes  » radicalisés « , l’existence d’une véritable conscience politique. On y retrouve la cause palestinienne, le contexte postcolonial, les croisades…  » Les entrepreneurs moraux de l’idéologie djihadiste politisent ainsi le sentiment d’injustice latent des individus « , écrit-elle. Dans ce cadre, les institutions politiques, associatives et religieuses traditionnelles sont largement délégitimées.

Pour la chercheuse, cette politisation n’est pas neuve : elle a été constatée dans le cas de l’IRA, de groupes d’extrême gauche ou d’extrême droite. L’idéologie du ressentiment, véhiculée par ces groupes, se base sur une vision ethnique de la nation. L’identification à une communauté menacée implique qu’il y ait des communautés menaçantes (les musulmans, les non-musulmans, les juifs, les immigrés, Israël…). Pointer le salafisme comme principal agent contaminant de l’attrait pour le djihadisme est donc un peu court mais cela évite une critique des structures de notre société, note la professeure Torrekens, pour qui l’engagement radical provient d’un puzzle complexe de facteurs  » macros et micros  » enchevêtrés produisant des profils différents de radicalisation en fonction des interactions entre ces facteurs, soit en gros : le romantique (il veut se sauver et sauver le peuple opprimé), le suiveur (l’opportuniste), le soldat (personnalité plus impulsive), le délinquant (qu’on retrouve chez les auteurs d’attentats).

Le ministre de la Justice Koen Geens à la Chambre, en 2015, lors d'une session consacrée au terrorisme.
Le ministre de la Justice Koen Geens à la Chambre, en 2015, lors d’une session consacrée au terrorisme.© THIERRY ROGE/BELGAIMAGE

Déradicalisation en prison : efficace ?

Le constat de Fabienne Brion, spécialiste de l’univers carcéral, professeure à l’UCLouvain, est clair. Il est difficile de vérifier si les détenus concernés par le plan d’action contre la radication dans les prisons sont bien ceux que celui-ci visait. Ce Plan P, annoncé peu après les attentats de Paris et le démantèlement de la cellule de Verviers en janvier 2015, prévoyait de concentrer dans des sections spécialisées (à Ittre et à Hasselt) les détenus présentant un risque sérieux au niveau de la radicalisation, les autres radicalisés,  » maîtrisables « , étant dispersés dans des sections ordinaires.

La professeure Brion observe néanmoins qu’on est passé d’une situation où il n’y avait pas de problème de radicalisation en prison (selon les réponses parlementaires des ministres concernés : quelques exceptions, en 2013, et 12 détenus, en 2014) à une situation où près de 300 détenus radicalisés ont été recensés par le SPF Justice (fin 2018). En 2015, lors de la présentation du Plan P, on parlait de 63 détenus (0,5 % de la population carcérale) liés au terrorisme. D’où la réflexion de l’académique : ce plan semble construire, en tout cas partiellement, le phénomène qu’il prétend prévenir, en contribuant à la pénalisation de la pratique de l’islam chez des détenus. C’est moins vrai chez les jeunes partis combattre en Syrie, qui sont davantage dans une logique de sortie carcérale. Quant à l’efficacité du Plan P, Fabienne Brion reprend le rapport 2017-2018 de la Sûreté de l’Etat qui affirme que la radicalisation en prison ne faiblit pas.

Des réponses sécuritaires adéquates ?

C’est l’anticipation du passage à l’acte terroriste, plus que la répression, qui apparaît clairement comme la priorité du législateur en matière d’évolution du droit pénal et du droit de la procédure pénale suite aux attentats. La pression de l’opinion pour le risque zéro s’avère très forte. Dans sa contribution, Elise Delhaise, de l’UNamur, relève que la loi a allongé la liste des  » délits-obstacles « , soit les actes posés avant la commission de l’infraction : incitation au terrorisme, fourniture de moyens matériels, recherche de locaux de replis, dispenser ou recevoir une formation en vue d’un attentat, voyages à visée terroriste… Tous ces comportements sont désormais punissables indépendamment de la réalisation ou non de l’acte terroriste.

De manière cohérente, la procédure pénale s’est adaptée dans le même sens, depuis 2015, prévoyant des écoutes téléphoniques pour tous ces délits- obstacles, des perquisitions nocturnes, un délai de détention préventive allongé à 48 heures, la consultation des fichiers PNR (passagers aériens) et l’obtention de renseignements administratifs de la part des institutions de sécurité sociale, y compris les CPAS. C’est donc un véritable régime d’exception qui a été mis en place dans le cadre de cette logique préventive pour protéger la vie des citoyens, non seulement au niveau judiciaire mais aussi au niveau de la police administrative, locale, dont les moyens d’observation ont été accrus. Certaines méthodes particulières (comme l’utilisation de caméras invisibles dans des lieux publics et privés), dévolues aux enquêteurs judiciaires, leur sont désormais autorisées, avec un risque nouveau en matière de libertés individuelles.

L'Effet radicalisation et le terrorisme, éd. Politeia, Les Cahiers du Geps.
L’Effet radicalisation et le terrorisme, éd. Politeia, Les Cahiers du Geps.

Les nouvelles technologies, ennemies de qui ?

C’est aussi la logique anticipative qui a déterminé l’évolution des nouvelles technologies de l’information (NTIC) dans le domaine de la sécurité. Vincent Francis, chercheur à l’UCLouvain, le démontre via trois dispositifs récemment développés : l’identification biométrique (comparaison de données corporelles uniques et permanentes – iris, ADN, empreintes… – avec des watchlists), le profilage (combinaison d’éléments du passé d’un individu pouvant correspondre à un algorithme de menaces préétabli), les caméras intelligentes (détectant un comportement suspect dans une foule).

Ces technologies sont conçues pour empêcher un individu  » à risque  » de passer à l’acte. Toutefois, la boule de cristal digitale à ses limites. Elle n’a pu empêcher les attaques kamikazes de 2016… Mais, à chaque attentat, les NTIC font un bon en avant. La spirale devient infernale, indique Vincent Francis, qui précise que ce ne sont pas les NTIC qui sont dangereuses mais ce que l’homme en fait. Et de rappeler les révélations d’Edward Snowden à propos des écoutes mondiales de la NSA. Cette nouvelle forme de surveillance a pour corolaire le social sorting (tri social), aggravant les processus d’exclusion : la nationalité, la religion, les séjours à l’étranger, par exemple, suffisent à désigner des groupes d’individus susceptibles d’être des terroristes en puissance. Ces conséquences de la surveillance qui a pris le pas sur les politiques sociales avaient déjà été observées en Irlande, à l’époque de l’IRA.

(1) L’Effet radicalisation et le terrorisme, éd. Politeia, Les Cahiers du Geps.

(2) La Fabrique de la radicalité, par Laurent Bonelli et Fabien Carrié, éd. du Seuil, 2018.

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