Les Bruxellois rue Neuve à la Libération. © Belga

Quand la Belgique dansait sur un volcan qui ne demandait qu’à exploser

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Passée l’euphorie de la Libération, porté par un regain de patriotisme, le système belge préfère le retour de l’ordre d’avant-guerre au saut dans l’inconnu. La Belgique va payer au prix fort ce choix rassurant, affirme un historien dans un livre-événement.

Mai 1945 sous très haute tension. Jamais la Belgique libérée depuis septembre 1944 n’a paru aussi incontrôlable et rebelle à la fragile autorité du pouvoir en place. Jamais elle ne paraît aussi proche du chaos politique et social et du saut dans l’inconnu. Le grand frisson de la Libération, l’euphorie de se retrouver à l’air libre, paraît déjà si lointain.

Abandonné par l’occupant allemand, le pouvoir restait à prendre. A récupérer ou à conquérir. Et les candidats se bousculent : les royalistes, qui réclament le Roi; la mouvance remuante d’une Résistance peu disposée à rendre les armes, au sein de laquelle les communistes s’agitent et dictent le tempo ; le gouvernement, revenu de son exil londonien par la petite porte, qui tremble encore sur ses bases. Tous les camps sont sur des charbons ardents, sous le regard inquiet des Alliés, militairement présents sur le territoire belge et bien décidés à garder la haute main sur cette zone persistante de turbulences.

Moins de deux ans plus tard, c’est le calme après la tempête. La Résistance est désarmée et mise hors-jeu, les communistes sont sur la touche, le Roi soigneusement tenu à distance dans son exil suisse. Rien de fondamentalement neuf sous le soleil de Belgique. Le pays a tourné le dos à l’aventure.

« Il n’y eut pas de changement fondamental dans la manière de gouverner la Belgique. A la différence de la France, de l’Allemagne ou de l’Italie, il n’y eut pas de changement de régime après la Seconde Guerre mondiale. Aucune des alternatives politiques apparues pendant les années 1940 n’eut jamais de chance réelle de succès. Aussi n’y eut-il clairement pas en Belgique, après la guerre, d’occasions manquées ni, a fortiori, de révolution ratée. »

Martin Conway, historien à l’Université d’Oxford, spécialiste de l’entre-deux-guerres et des Trente Glorieuses en Europe occidentale, est habitué à remuer le passé tumultueux de la Belgique. Il récidive en revisitant ce moment-charnière, cette période décisive que fut le délicat passage de l’état de guerre au temps de paix. Sa lecture minutieuse du dossier, qu’il enrichit de pièces nouvelles, lui fournit cette conclusion aussi inédite qu’audacieuse : « C’est ce qui n’a pas changé qui force l’attention. La fin de la guerre fut tout sauf un nouveau départ. En 1945 et 1946, le thème dominant fut le retour de l’ordre d’avant-guerre plutôt que l’avènement de temps nouveaux. »

Les yeux dans le rétroviseur, le système belge s’est sagement remis en ordre de marche. Il renoue avec ses fondamentaux. Socialistes et catholiques reprennent pour longtemps leur domination sur l’échiquier politique, le monde de la finance et de l’industrie retrouve son business.

C’est par-dessus tout la Belgique d’avant-guerre qui reprend du service dans la foulée de la Libération. Martin Conway : « L’Etat de 1830 reçut une prolongation de bail qui lui permit de surmonter les crises de l’immédiat après-guerre. L’Etat-nation belge resta en place sans le moindre changement. Son sauvetage fut une opération remarquable. »

La vague de patriotisme qui submerge le pays y est pour beaucoup. Les Belges libérés se retrouvent fiers de l’être. Fiers de s’être prouvés qu’ils étaient un peuple forgé par l’adversité, toutes régions et toutes sensibilités politiques confondues. « Catholiques et socialistes, Flamands et Wallons étaient autant de façons différentes, mais mutuellement compatibles, d’être Belges », écrit l’historien. Ce n’est plus le patriotisme cocardier issu des sacrifices de la Première Guerre mondiale qui tient le haut du pavé. C’est un patriotisme « qui venait moins du sommet de la hiérarchie sociale que de la masse de la population ».

Tout ce qui peut incarner l’Etat-nation belge est alors porté aux nues. On voue un culte à la vénérable Constitution de 1831, le Parlement retrouve tout son prestige et sa légitimité de moteur de la démocratie, même la monarchie fait mieux que résister en dépit des errements de Léopold III et de la crise royale qui empoisonne le pays.

Rien n’est en mesure, à court terme, de contester ou de s’opposer à une telle lame de fond. Toute velléité de réformes politiques d’envergure est vouée à l’échec, après la Libération. « Si on l’avait fait, on aurait non seulement nui à la reconstruction nationale et menacé les intérêts des principales forces politiques, mais aussi offensé le sentiment patriotique de belgitude. » Ses adversaires sont inaudibles, relégués à l’arrière-plan. Le nationalisme flamand séparatiste, discrédité par sa collaboration avec l’ennemi, rase les murs. Le mouvement wallon échoue à émerger significativement dans l’agenda politique.

Normalisation, mais de surface. Elle permet à la Belgique de se couler en douceur dans le nouvel ordre politique européen. Mais elle masque mal le réel glissement de pouvoir du sud vers le nord qui constitue « l’un des éléments de la refondation de la Belgique après la guerre ». Le vernis patriotique n’élimine pas les vices de la reconstruction belge.

« La crise d’après-guerre de l’Etat-nation belge était davantage, à l’origine, une crise de l’Etat qu’une crise de la Nation. L’Etat belge était miné par ce qui était perçu comme son incapacité à répondre aux griefs et aux attentes de sa population. » Ses rigidités le rendent incapable de capter, d’anticiper les mouvements et les mutations qui frappent à la porte. Pas plus qu’il ne peut saisir le bouillonnement d’une jeunesse sacrifiée par la guerre, déboussolée, remontée contre les élites politiques et rebelle à l’autorité de ses aînés, comme le montrent fort bien les bonnes feuilles de l’ouvrage de Martin Conway publiées par Le Vif/L’Express de cette semaine. « Cet immobilisme des structures politiques belges de l’après-guerre se paya au prix fort », relève l’historien. Car la mise au pas des foyers de tensions entre classes sociales et entre régions, des rancoeurs linguistiques et des frustrations communautaires, n’a qu’un temps. Leur libération n’en sera que plus violente à contenir et à dompter. « Dès les années 1960, il devint clair que la Belgique ne « fonctionnait » plus. »

Le pays s’offre ainsi un semblant de répit d’une vingtaine d’années avant d’amorcer sa lente désintégration. Mais dès la Libération, le feu couve sous la cendre. Le 8 mai 1945, la Belgique danse sur un volcan faussement endormi.

Les chagrins de la Belgique. Libération et reconstruction politique 1944-1947, par Martin Conway, traduit de l’anglais par Serge Govaert, éd. Crisp, 525 p. Disponible dès ce début mai.

Martin Conway présentera son ouvrage à Bruxelles ce 6 mai et à Liège ce 7 mai. Renseignements : www.crisp.be

Dans Le Vif/L’Express de cette semaine, le dossier intégral avec de larges extraits en primeur du livre.

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