Les éditeurs scolaires souhaitent l'utilisation systématique des manuels en classe. © PIERRE HECKLER/BELGAIMAGE

Pourquoi le manuel scolaire n’est pas encore dépassé

Pierre Jassogne
Pierre Jassogne Journaliste Le Vif/L’Express

Le livre résiste bien dans l’attirail de l’écolier. Le secteur de l’édition se réinvente en s’adaptant à l’essor du numérique et en répondant aux désirs d’autonomie des enseignants.

Une rentrée scolaire se prépare bien à l’avance chez les éditeurs, dès la fin de l’hiver. Le calendrier dépend de l’arrivée de nouveaux programmes et des demandes des enseignants désireux que les ouvrages évoluent. L’édition scolaire est un métier d’équilibriste. Un exemple ? Le nouveau programme du cours de français de la 3e secondaire a été décidé en mai dernier.  » La conception d’un ouvrage demande une phase de rédaction et plusieurs semaines d’impression. Il est donc très compliqué de courir un peu contre la montre, de cette façon « , regrette Cathel Patte, responsable éditoriale chez Plantyn.  » Tous les éditeurs seraient demandeurs d’un partenariat avec le ministère en cas de changement de programme. Ainsi, la parution du manuel scolaire adapté aux nouvelles directives pédagogiques accélérerait sa mise en place « , ajoute-t-elle.

Nous ne travaillons pas avec des auteurs qui n’ont pas l’expérience de la classe

Si cette réalité institutionnelle réclame une réactivité importante, elle n’est pas nouvelle.  » Cela a toujours été le cas, surtout dans le secondaire où les programmes changent régulièrement. Il y a quinze ans, c’était pareil « , confie Michel Carlier, manager Marketing & Sales pour l’enseignement secondaire aux éditions Averbode Erasme.  » Le seul avantage désormais, c’est le numérique qui nous a obligés à passer la vitesse supérieure pour servir au mieux les enseignants et leurs élèves dans des temps plus serrés. Il permet de proposer des outils et des exercices qui ne nécessitent aucun délai en matière d’impression « , poursuit-il.

Un manuel hybride

Si les éditeurs ont commencé ces dernières années à intégrer les nouvelles technologies dans leur offre de manuels scolaires et à proposer des plateformes d’exercices en ligne, ils misent encore énormément sur le papier, parfois sous une forme hybride.  » On a un processus intégré entre le papier et le digital. C’est vraiment l’exception de publier une nouveauté qui n’est pas un produit mixte, en étant à la fois sur support papier et numérique « , indique Cathel Patte. En fonction du public cible, ce degré de complémentarité peut varier. Mais plus encore que le choix d’un support, c’est surtout la flexibilité qui prime vu l’hétérogénéité du monde de l’enseignement. Il y a des établissements scolaires qui disposent de plus d’équipements et de ressources que d’autres, pour utiliser et entretenir le matériel informatique. Du coup, chacun essaie de composer avec la réalité du terrain.  » Sur une même commune, vous pouvez avoir une école où il n’est pas question d’utiliser le digital et une autre où on n’attend que cela « , relève Sabine Doneux, product mana-ger aux éditions Averbode Erasme, en charge du fondamental.  » Sur le terrain, le manuel numérique est peu utilisé, davantage considéré comme un gage de qualité de notre travail éditorial et pédagogique que comme un outil directement exploitable en classe.  »

Outre le numérique, les éditeurs se trouvent confrontés à des enseignants qui grappillent souvent à gauche et à droite des éléments pour constituer leur cours, en compilant des exercices tirés de divers manuels ou de ressources gratuites en ligne.  » On essaie bien évidemment de modifier cette habitude à travers les solutions que nous proposons, mais l’utilisation d’un manuel, au sein d’un même établissement, se limite parfois à quelques classes uniquement. C’est aussi dû à la situation économique de nombreuses écoles : il y en a pour lesquelles ce n’est jamais un problème de s’équiper en matériel. Pour d’autres, où il s’agit toujours d’une difficulté « , constate Sabine Donneux. D’ailleurs, les éditeurs scolaires demandent depuis de nombreuses années à la Fédération Wallonie-Bruxelles que la formation initiale et continuée des enseignants aborde davantage l’utilisation de manuels en classe, et en particulier des ressources numériques, et qu’elle puisse sensibiliser aussi aux nombreux avantages que leur apporte, à eux comme à leurs élèves, cette utilisation systématique. Sans succès, apparemment…

Un travail sur le terrain

Cathel Patte, responsable éditoriale chez Plantyn :
Cathel Patte, responsable éditoriale chez Plantyn :  » Ne pas publier une nouveauté à la fois sur support papier et numérique relève de l’exception. « © BENJAMIN BROLET

Dans ce contexte, le métier a forcément changé, orienté davantage aujourd’hui sur l’utilisateur et moins sur le produit.  » Nous évoluons clairement vers un rôle de créateur et de fournisseur de solutions d’apprentissage. Notre objectif premier est que le professeur et l’élève puissent avancer avec notre outil plutôt que de bénéficier d’un manuel scolaire essentiellement voire uniquement focalisé sur la matière « , reconnaît Vincent Maldague, publishing manager chez Van In. Une nouvelle tendance qui accompagne une demande des enseignants de disposer d’outils les plus accessibles possible. De même, la durée de vie d’un manuel s’est considérablement réduite : si au début des années 1990, un manuel scolaire pouvait durer dix ans dans le meilleur des cas, aujourd’hui, c’est fini : cinq, six ans au maximum.  » La durée de vie d’un manuel scolaire est de plus en plus courte. De plus en plus de contenus sont disponibles en ligne, avec une actualisation quasiment instantanée « , souligne-t-il.

Pour coller au mieux à la diversité de l’enseignement, les éditeurs travaillent aussi en prise directe avec des enseignants.  » Un manuel qui respecterait à 100 % le programme mais qui ne répondrait pas du tout au terrain ne sert à rien. L’enseignant, s’il doit passer des heures pour comprendre l’outil, me le jettera à la figure « , résume Philippe Landroux des éditions Van In, éditeur et lui-même ancien instituteur.  » Une partie importante de mon travail est de rencontrer des enseignants pour connaître leurs demandes précises et voir quelle aide concrète un manuel scolaire pourrait leur apporter.  »

Lors de la conception du manuel qui peut durer de deux à cinq ans, il y a des retours réguliers du terrain pour tester tel ou tel aspect, tel ou tel outil, telle ou telle méthode.  » C’est une évaluation régulière réalisée par une centaine d’enseignants « , explique Cathel Patte.  » Nous ne travaillons pas avec des auteurs qui n’ont pas l’expérience de la classe. L’un des points les plus profitables de cette collaboration est de pouvoir réaliser des tests en classe, de se rendre compte pendant le temps de l’écriture et de la conceptualisation du manuel que telle ou telle séquence ne fonctionne pas bien, que les élèves n’accrochent pas et donc qu’il faut changer quelque chose… Le manuel doit être adaptable à tous les contextes et à toutes les réalités …  »

Aux yeux des auteurs comme des éditeurs, le manuel scolaire a donc encore de beaux jours devant lui

Pour les enseignants qui rédigent ces manuels, cette vocation naît souvent d’une frustration, celle de ne pas avoir l’outil adéquat ou de se retrouver seul.  » J’avais besoin de travailler sur la pédagogie et la méthodologie avec d’autres personnes que mes élèves. Quand on est enseignant, on est très seul finalement, démuni parfois par rapport aux difficultés qu’on peut rencontrer. Certes, il y a des programmes, mais personne ne vous indique la manière de les donner « , témoigne Geneviève Boulanger, institutrice et auteure de Tip-Top (Plantyn), une collection de manuels qui accompagnent les élèves de primaire en mathématiques.  » On crée nos cours parce qu’on ne trouve pas le manuel qui remplit nos attentes « , renchérit Sandrine Geuquet, professeure de français et auteure de Parcours & moi (Averbode), méthode de français pour les élèves de la 1re à la 3e secondaire.  » On veut que le manuel soit le plus adaptable à la réalité de chaque enseignant. Ecrire un manuel, c’est autant pour des élèves d’une école élitiste que pour ceux d’une école à discrimination positive. C’est tout le contraire du nivellement par le bas dénoncé par certains…  »

Pour le psychopédagogue François-Marie Gérard,
Pour le psychopédagogue François-Marie Gérard,  » la situation actuelle n’est pas favorable aux manuels scolaires, surtout à l’école primaire « .© ALEXANDRE MARCHI/BELGAIMAGE

Aux yeux des auteurs comme des éditeurs, le manuel scolaire a donc encore de beaux jours devant lui.  » C’est un outil structuré, efficace, qui permet de donner à tous les élèves un accès aux savoirs et aux compétences, avec une continuité dans les apprentissages, tout en permettant de diversifier les approches « , estime François-Marie Gérard, psychopédagogue. Il ne faut cependant pas se leurrer :  » La situation actuelle n’est pas favorable aux manuels scolaires, surtout à l’école primaire. Les enseignants revendiquent, avec raison, leur autonomie dans la gestion des apprentissages et rechignent à s’engager dans une seule manière de concevoir ceux-ci « , enchaîne-t-il.

A entendre le pédagogue, l’évolution semble néanmoins s’orienter vers du  » zapping pédagogique  » :  » Il y aura la possibilité d’acheter en ligne « à la carte », un chapitre à la fois, une ressource particulière, une série d’exercices… L’idée est de faire confiance aux enseignants, une bonne chose, mais cela enlève la cohérence d’une démarche proposée par une équipe d’auteurs, en diminuant le développement de l’esprit critique et l’éducation citoyenne.  »

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