Pourquoi la police utilise des « appâts » pour lutter contre le harcèlement de rue

Han Renard

Le commissaire Olivier Slosse, de la zone Bruxelles-Capitale-Ixelles, supervise plusieurs projets de la police bruxelloise liés à la sécurité des femmes. Il estime que nous devrions tous être, en quelque sorte, des « secouristes pour le harcèlement de rue ».

Une des conséquences politiques du documentaire Femme de la rue (2012), dans lequel Sofie Peeters, étudiante à la Haute école Rits (arts du spectacle et des techniques audiovisuelles), révélait le harcèlement dont elle était quotidiennement victime à Bruxelles, fut la loi « sexisme » du 22 mai 2014, qui a rendu le harcèlement de rue punissable. Parmi les délits visés, on trouve, entre autres, les propos sexistes, les comportements importuns, les menaces, les regards obscènes et les attouchements. Bien que les auteurs essaient parfois de les présenter comme telles, il ne s’agit pas de tentatives de séduction puisqu’il n’y a pas de consentement mutuel. Depuis cette année, la police de Bruxelles a également recours à des « appâts » pour tenter de prendre les auteurs en flagrant délit.

Violences faites aux femmes:

« La société réagit différemment aux comportements sexuels déplacés. Elle est moins prête à les accepter. Le mouvement MeToo a certainement joué un rôle. Mais la bataille est loin d’être terminée », assure le commissaire en chef de Bruxelles, Olivier Slosse, lorsque nous le rencontrons à l’hôtel de police de la rue du Marché au Charbon, à deux pas de la Grand-Place. Pour lui, le harcèlement sexuel en rue est loin d’être un passe-temps innocent. Il mène à des formes extrêmes de violence sexuelle, comme des agressions et des viols.

Le harcèlement de rue est donc pris au sérieux par la police ?

Cela fait plusieurs années que nous y travaillons et, dans notre plan de sécurité zonal, nous avons mis spécifiquement l’accent sur « l’expérience des femmes dans l’espace public », car la perception de celle-ci est très différente pour elles et pour les hommes. Toutes les femmes le savent, contrairement aux hommes qui, étrangement, ne s’en rendent pas compte. C’est pourquoi nous avons organisé des formations en interne sur le sexisme au sens large, sur le cadre légal de celui-ci mais aussi de la violence sexuelle, et sur l’accueil des victimes. Notre zone de police collabore également avec le Centre de prise en charge des violences sexuelles et à un élargissement de cette collaboration à l’ensemble de la Région. Ce projet – que je coordonne – est ancré dans la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence faite aux femmes. Je donne même des cours à des policiers qui iront travailler dans le Centre de prise en charge. Avant de pouvoir suivre cette formation, les policiers sont invités à un entretien de sélection qui doit mesurer, notamment, dans quelle mesure ils croient aux mythes qui circulent sur le viol. Nous pensons qu’il faut éviter que ceux qui pensent encore à ces mythes soient mis en contact avec les victimes, car au-delà de la communication verbale, nous devons tenir compte du langage corporel et de la façon de réagir à ce qui est dit. La lutte contre le sexisme commence chez nous. Mon regard sur les relations hommes-femmes et sur la sexualité a d’ailleurs évolué au fur et à mesure que je me suis impliqué dans cette thématique.

Mais en gardant à l’esprit la sécurité des femmes dans l’espace public, la police vise-t-elle également le harcèlement de rue ?

Tout à fait. Auparavant, nous recevions déjà des signaux sur l’existence de problèmes en rue, mais rien n’était entrepris parce qu’aucune plainte n’était déposée et que les faits n’étaient pas enregistrés. Hélas, le réflexe policier de type «  si un délit n’est pas enregistré dans l’ordinateur, il n’existe pas » n’a pas totalement disparu. Cela vaut pour toutes les formes de violence sexuelle qui ne sont pas déclarées. Grâce au Centre de prise en charge des violences sexuelles, nous espérons que les victimes pourront plus facilement se confier. Et nous espérons aussi réduire ainsi l’important dark number, c’est-à-dire les cas qui ne sont pas déclarés. En matière de violence sexuelle, nous n’enregistrons que le sommet de l’iceberg.

Pourquoi le nombre de cas non déclarés est-il aussi élevé ?

Plusieurs raisons l’expliquent. Certaines victimes craignent la réaction de la police – peur d’être jugées, de faire l’objet de moqueries ou de ne pas être prises au sérieux. La hantise des conséquences peut aussi être un frein. Par exemple, les membres de la communauté LGBTQI+ victimes de violence n’ont peut-être pas encore informé leurs proches de leur orientation sexuelle. En outre, de nombreuses victimes – en particulier de harcèlement de rue, jugé souvent comme un délit mineur – se demandent si cela vaut vraiment la peine de les déclarer à la police.

Est-ce justifié ?

Certainement. C’est aussi une question d’équilibre. Pour l’agresseur, le harcèlement de rue ne dure que quelques secondes ou quelques minutes, tandis que lorsqu’une victime vient déposer plainte à la police, elle doit d’abord attendre son tour pour être entendue. Cela peut durer des heures et, la plupart du temps, il s’agit de dossiers difficiles, avec peu d’informations pouvant mener à l’arrestation de l’auteur. Et lorsque nous le retrouvons, ce sera souvent parole contre parole. C’est une autre raison expliquant l’importance du dark number et à cause de laquelle certaines femmes ne considèrent pas le harcèlement de rue comme un délit. C’est déjà le cas dans des situations de violence sexuelle et intrafamiliale, et donc aussi de harcèlement de rue. Par ailleurs, de nombreuses femmes – et je ne dois pas vous l’expliquer – adaptent leur comportement de toutes sortes de manières. Elles ne sortent plus seules en rue après une certaine heure, évitent certains endroits, se mettent des écouteurs dans les oreilles pour ne rien entendre, s’abstiennent de regarder les hommes dans les yeux, gardent leurs clés en main, etc. Des stratégies compréhensibles, mais qui masquent le problème. C’est la victime, et non le harceleur, qui s’adapte, ce qui n’est pas l’objectif visé.

Que peut faire la police ?

La première chose à faire est de réserver le meilleur accueil possible aux personnes qui viennent vers nous, ce qui signifie que nous devons faire en sorte que nos policiers connaissent suffisamment la loi de 2014 sur le sexisme et sachent que le harcèlement de rue est punissable. C’est parfois là que le bât blesse. Il est arrivé qu’un policier réponde à une victime que le harcèlement de rue ne constituait pas un délit et qu’il ne s’agissait que d’une insulte. Une autre leçon que nous avons tirée – et qui vaut pour toutes les formes de violence sexuelle – est qu’il est possible de déclarer un délit en conservant son anonymat. C’est également la façon dont nous travaillons au Centre de prise en charge des violences sexuelles. Lorsque vous y entrez, vous recevez des soins et une assistance psychologique. Si vous le souhaitez, des prélèvements d’ADN sont effectués et ce n’est que lorsque vous vous sentez prêt(e) et que vous en faites la demande que des inspecteurs spécialement formés viennent enregistrer votre plainte. Mais – et c’est aussi une leçon essentielle – il n’est pas toujours nécessaire de déposer plainte. Une procédure portant sur la violence sexuelle peut durer des années. Pendant ce temps-là, l’avocat d’un suspect critiquera peut-être la longueur de votre jupe, soulignera l’heure tardive à laquelle vous avez pris votre voiture, et si vous aviez bu ou non. Je ne plaide pas pour qu’on ne porte pas plainte, mais une procédure judiciaire est très exigeante pour la victime et l’issue est incertaine. Il vaut donc parfois mieux opter pour un bon accompagnement.

Selon les estimations, seulement 4 à 5 % des femmes déposent plainte après un viol. C’est vraiment très peu. Et parmi ces plaintes, la moitié sont classées sans suite, la plupart du temps par manque de preuves. N’est-ce pas frustrant ?

Bien entendu, mais en tant que policiers, nous devons d’abord tenter de répondre le mieux possible aux besoins des victimes. Une procédure judiciaire – très lourde – n’est pas le seul instrument disponible. Des recherches menées par l’UGent auprès de victimes de viols révèlent qu’elle ne souhaitent pas nécessairement que l’auteur soit lourdement puni. La plupart d’entre elles voudraient qu’on leur dise : « Nous avons mené notre enquête et la victime n’a pas donné son consentement, donc cela n’aurait pas dû arriver. » Dès le moment où l’auteur reconnaît les faits, en particulier chez les jeunes, qui ne s’en rendent pas toujours compte,certaines victimes peuvent déjà en partie tourner la page.

Les mesures prises contre le harcèlement de rue portent-elles déjà leurs fruits ?

Le nombre de déclarations et de PV augmente. En 2019, nous avons enregistré deux plaintes, contre trente-trois en 2021. C’est toujours très peu, mais c’est un fait que le harcèlement de rue est aujourd’hui pris au sérieux et que les autorités réagissent. Pour cette raison – tout comme la zone Bruxelles-Nord, et à l’image de ce que la fait la police de Liège – nous avons organisé des « patrouilles de sexisme » avec des femmes « appâts » pour repérer le harcèlement de rue.

Fonctionnent-elles ou est-ce beaucoup de temps et d’efforts pour peu de résultats ?

J’y crois. Il est important que les contrevenants sachent qu’ils risquent d’être pris, tout comme dans la circulation. Mais pour avoir un véritable impact, nous devrions peut-être travailler de manière plus ciblée dans certains quartiers. Dans ce domaine, nous discutons encore d’une stratégie. D’un autre côté, le sexisme est omniprésent. Même les femmes collègues en uniforme sont parfois l’objet de harcèlement de rue. Certains hommes refusent de leur parler ou de leur serrer la main. Il est donc plus que nécessaire d’agir. Nous avons un accord avec le Parquet selon lequel un auteur identifié, qui ne se trouve pas sur le radar de la justice pour d’autres faits, doit suivre un cours de sensibilisation chez Praxis, une organisation spécialisée en matière de violence intrafamiliale. Si cette personne refuse de venir ou de s’impliquer, le magistrat peut décider de poursuivre. Nous sommes bien entendu confrontés à des codes culturels qui ont la vie dure. Les jeunes ne semblent pas considérer l’égalité entre hommes et femmes de manière plus progressiste que les anciennes générations. Au contraire. Des images comme l’idée qu’un « non » est en réalité un « oui caché » – c’est-à-dire une invitation à se montrer plus empressé ou quelque chose que les femmes doivent dire pour ne pas être considérées comme « faciles » – sont très présentes chez les jeunes.

Voyez-vous des actions rapides à mettre en place qui pourraient améliorer la sécurité des femmes dans l’espace public ?

La plus grande avancée serait que les personnes présentes s’interposent. En réalité, nous devrions tous nous comporter comme des « secouristes » pour le harcèlement de rue. En réagissant lorsque quelqu’un est harcelé, ou en proposant son aide à la victime, ou en témoignant. Et puis, il y a la façon dont nous éduquons nos fils. Depuis que je m’occupe de ce projet, j’ai compris que je devais avoir un autre type de conversation avec mes fils à propos de la sexualité. Dans un documentaire donnant la parole à des victimes de violence sexuelle que nous utilisons en interne, l’une d’entre elles dit : « Si la fille ne bouge pas et se fige, en quelque sorte, c’est que quelque chose ne va pas. » Ce type d’absence de consentement est plus difficile à comprendre pour de nombreux garçons qu’un « non » explicite. J’ai donc expliqué à mes fils que si une fille ne bouge pas ou est passive, arrête-toi et demande-lui « ça va ? Tu es d’accord ? ».

Devons-nous mieux apprendre aux garçons ce que signifie le consentement sexuel ?

En effet, car au cinéma et à la télévision, l’accord explicite est rarement présenté comme sexy. Il s’agit le plus souvent d’une forme d’accord implicite. De gens qui se regardent, s’engagent dans un jeu de rejet et d’attraction, de baisers forcés. Mais pas : « En as-tu envie ? » « Oui, j’en ai aussi envie. » Alors qu’il ne s’agit que de conventions culturelles qui pourraient tout aussi bien être sexy. Si James Bond – qui, dans ses anciens films, était en réalité un violeur en série – agissait ainsi, nous trouverions cela attrayant. Une autre chose importante – et que l’on apprend en collaborant avec le Centre de prévention des violences sexuelles – est d’écouter sans juger et sans mettre en doute ce que la personne vous raconte. C’est une leçon que nous devons tous retenir. Il se peut que vous soyez la première personne à qui une victime se confie. Si vous réagissez de façon incorrecte, par exemple en soulignant qu’elle avait bu, elle risque d’hésiter et de se bloquer.

BIO EXPRESS

1971 Naît à Etterbeek.

1995 Diplômé en psychologie, il entre à la police comme cadre de base. Ensuite actif dans l’intervention, le travail communautaire, la formation et la législation spéciale.

2001 Commissaire à la zone Bruxelles-Capitale-Ixelles.

2017 Porte-parole à la zone Bruxelles-Capitale-Ixelles.

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