Joke Schauvliege © BELGA

Pourquoi Joke Schauvliege a dû démissionner, et pas Theo Francken

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Joke Schauvliege (CD&V) n’est pas la seule ministre à déformer la réalité: Jan Jambon a aperçu des « musulmans dansants » qu’il était le seul à voir, et l’ancien secrétaire d’État Theo Francken a également dérapé.

Pourquoi la chrétienne-démocrate a-t-elle dû partir d’urgence et les nationalistes flamands ont-ils pu rester à leur poste? Peut-être parce que des partis classiques comme CD&V agissent toujours selon des règles générales, tandis que la N-VA place son projet au-dessus de tout et qu’elle défend ses membres envers et contre tout.

On a vu les images à tous les JT et sur tous les sites d’information : la ministre de l’Environnement flamande Joke Schauvliege qui éclate en sanglots, et le président du CD&V Wouter Beke qui l’entoure de son bras pour la réconforter. C’est en effet une illustration de la dure existence politique d’une ministre qui malgré dix ans de service s’effondre tout de même durant la conférence de presse où elle annonce sa démission.

Intenable

Selon ses dires, Schauvliege se sentait anéantie par un groupe d’action qui la harcèle (ainsi que les trois autres ministres du climat du pays) de milliers d’e-mails et de sms. C’est là un débat : la question des groupes d’action de plus en plus brutaux – et des moyens – et les limites d’un tel « activisme civique ».

Pourtant, ce n’est pas là le véritable débat autour de cette démission. Certes, Joke Schauvliege a présenté ses excuses suite à sa déclaration selon laquelle la Sûreté de l’État l’avait informée de forces obscures présumées qui manipuleraient les manifestations sur le climat. Néanmoins, le mal était fait. Même sans l’action brutale d' »Act for Climate Justice », la position de Joke Schauvliege était devenue politiquement intenable. Surtout après que, de manière assez exceptionnelle, la Sûreté de l’État ait officiellement annoncé qu’il n’y avait pas eu de communication avec le ministre. Il s’agit là d’une démarche étonnante envers un membre du gouvernement d’un service gouvernemental spécialisé après tout en discrétion.

Les conséquences de cette communication sont apparues immédiatement: Joke Schauvliege avait menti ou du moins n’avait pas dit la vérité. Quoi qu’il en soit, selon la doctrine classique de la responsabilité ministérielle, un ministre démissionne. Joke Schauvliege a essayé d’inverser le cours du mal en s’excusant, mais ce n’était pas suffisant. Ni pour une grande partie de l’opinion publique ni pour son parti.

La démission fait partie intégrante du métier politique, surtout pour ceux qui cherchent à obtenir un mandat exécutif en tant que membre du gouvernement. Aussi injuste que cela puisse paraître parfois pour les personnes concernées. Lorsque Louis Tobback (SP) a démissionné de son poste de ministre de l’Intérieur en septembre 1997 après le décès d’une demandeuse d’asile expulsée, beaucoup ont estimé que ce n’était pas nécessaire. Tobback a tenu bon, et le gouvernement Dehaene II a ensuite mis sur papier un certain nombre de règles qui s’appliquent toujours. Le paragraphe crucial se lit comme suit : « Une démission n’est requise que lorsqu’une erreur personnelle a été commise, lorsque le ministre concerné estime personnellement qu’il n’est plus en mesure d’exercer ses fonctions dans de bonnes conditions ou lorsque c’est nécessaire pour poursuivre de la politique ».

Une erreur personnelle, pour un personnage politique, c’est souvent mentir, ne pas dire la vérité, dissimuler des documents, ne pas communiquer (correctement) des décisions. Un membre du gouvernement qui enfreint la vérité commet une erreur et ne peut plus fonctionner selon les règles ci-dessus. En ce sens, la démission de Schauvliege était très logique et au fond inévitable, étant donné la tradition de l’interprétation de la déontologie ministérielle dans ce pays – et les sanctions habituelles pour ceux qui ne la respectent pas.

Cela aussi a commencé à jouer un rôle de plus en plus important : les ministres qui doivent démissionner au nom des intérêts du parti. C’était déjà le cas en 1999, lorsque la crise de la dioxine a éclaté en pleine campagne électorale. Ainsi, Dehaene a admis avoir forcé le ministre de la Santé publique Marcel Colla (SP) et le ministre de l’Agriculture Karel Pinxten (CVP) à démissionner en sacrifice à une opinion publique en colère. Annemie Turtelboom (Open VLD) a été contrainte de démissionner en 2016 par la présidente Gwendolyn Rutten de son poste de ministre flamande de l’Énergie et des Finances, car l’instauration maladroite de la « Turteltaks » et la communication totalement inadéquate qui l’entoure ont eu un impact très négatif sur l’Open VLD, et sur tout le gouvernement flamand. Cet argument a peut-être aussi joué un rôle dans la démission de Joke Schauvliege : une considération de la raison d’État dans le chef du président du CD&V Wouter Beke, qui, en cette année électorale, n’a pas voulu prendre le risque d’être la risée de l’opinion publique en gardant Schauvliege comme ministre.

Crise du Soudan

Mais si, dans l’ensemble, les règles sont claires, et si la marge pour l’échec et certainement pour les membres du gouvernement qui ne disent pas (entièrement) la vérité est si étroite, pourquoi Bart De Wever a-t-il protégé Theo Francken durant la crise au Soudan ? Pourquoi la N-VA a-t-elle précisé très clairement que Francken ne pouvait être remis en cause ? Car cette attitude s’écarte bel et bien des coutumes belges. Certes, Francken est un pilier politique. Mais la liste des membres du gouvernement (dont certains étaient autrefois au moins aussi importants que Theo Francken l’est aujourd’hui) qui ont tous démissionné pour des affaires petites et grandes, est extrêmement longue – outre Louis Tobback et Leo Delcroix, il y a eu Frank Vandenbroucke (SP), Johan Vande Lanotte (SP), Stefaan De Clerck (CVP), Johan Sauwens (Volksunie), Yves Leterme (CD&V), Jo Vandeurzen (CD&V) – « par solidarité » puis Inge Vervotte (CD&V) – sans oublier le départ collectif des trois Guy (Guy Spitaels, Guy Coëme et Guy Mathot). Pourquoi les règles ne sont-elles pas les mêmes pour Theo Francken que pour la fine fleur de la politique nationale ?

À l’automne 2017, Theo Francken avait bel et bien de bonnes raisons d’avoir au moins pu envisager de démissionner de son poste de Secrétaire d’État à l’Asile et à l’Immigration, du moins si lui et la N-VA interprétaient les règles aussi strictement que les autres partis belges. En décembre 2017, le gouvernement de Charles Michel a connu une crise ouverte autour des « rapatriements » ou « expulsions » d’un certain nombre de Soudanais vers Khartoum, une opération qui s’est déroulée en coopération avec les services de sécurité d’un régime où la situation des droits de l’homme était particulièrement mauvaise. Un certain nombre de Soudanais ont également déclaré par la suite qu’ils avaient été torturés dès leur arrivée.

Qu’est-ce que Theo Francken savait à ce sujet, ou aurait-il pu ou dû savoir ? A-t-il suivi les procédures ? A-t-il joué cartes sur table au gouvernement et au parlement ? À l’époque, ces questions et d’autres ont fait l’objet de semaines de débats, Charles Michel affirmant ouvertement qu’il « n’accepterait pas la moindre ambiguïté ». Ensuite, la N-VA a fini par être complètement isolée de tous les autres partis majoritaires, CD&V, Open VLD et cette fois aussi le MR. Bart De Wever menaçait qu’un départ de Theo Francken entraînerait automatiquement le départ de la N-VA, et donc la chute du gouvernement Michel – alors que personne ne souhaitait cela, soi-disant.

Même alors, cependant, il est devenu évident que la communication de Francken au cours des opérations et le débat qui a suivi n’avaient pas été concluants à 100%. Après que Francken se soit excusé auprès de Charles Michel, entre autres, pour cela, le Premier ministre a clôturé l’affaire d’un sibyllin: « Francken n’a pas dit toute la vérité, mais il n’a pas menti non plus ».

Un pour tous, tous pour un

Francken est resté secrétaire d’État, car en principe la N-VA ne laisse tomber aucun ministre ou membre du gouvernement – du moins personne dont le parti est satisfait, ou dont le départ affaiblirait la N-VA. Ce qui semblait une raison valable pour Wouter Beke – l’intérêt du parti comme bien suprême pour laisser Schauvliege démissionner – est vrai pour Bart De Wever dans presque toutes les circonstances, mais dans le sens contraire : l’intérêt du parti prime partout et toujours. Ce n’est que lorsqu’un ministre ou un député commet une erreur ostentatoire au point que le parti subit des dommages qu’il devra disparaître – voir, par exemple, la députée fraîchement élue Kim Geybels, impliquée dans une affaire de drogue en Thaïlande en 2010. Son voyage a pris fin, mais sa carrière à la N-VA aussi. Mais ce sont là les exceptions, et dans ces cas l’initiative revient à la N-VA. En 2017, personne n’a demandé la destitution de la sérieuse, mais un peu ennuyeuse Elke Sleurs, qui occupait le poste de Secrétaire d’État à la à la Lutte contre la pauvreté, à l’Égalité des chances. Bart De Wever, pour des raisons qui ne concernent que la N-VA, a donc pu facilement la remplacer par la nettement plus flamboyante Zuhal Demir.

Et donc Bart De Wever a continué à soutenir son secrétaire d’État. Pour ce faire, il se concentre non plus sur les « erreurs » et les « mensonges », mais sur « une politique que nous soutenons » et « des mesures qui sont justes » – « Je n’ai aucun doute sur Theo Francken. Ni aujourd’hui, ni demain, ni après-demain. » Entre les lignes, De Wever reconnaît que des erreurs ont pu être commises – mais elles ne sont pas une raison pour démissionner:  » Je le soutiens à 100% », a-t-il dit, en 2017 à propos de Francken. Il a peut-être réagi émotionnellement, mais il essaie aussi de nettoyer ce qu’il a laissé derrière lui. On le pointe du doigt à la moindre occasion. De Wever a également évoqué une « chasse aux sorcières ». C’est pourquoi, à la fin de la crise soudanaise, Theo Francken a explicitement remercié son président pour son soutien : « Les vrais présidents de parti sont rares, depuis de nombreuses années, nous en avons un vrai de vrai. »

C’est un exemple typique de la mentalité « right or wrong, my party « . Bart De Wever défend la N-VA en toutes circonstances, et soutient donc tous les membres de son parti. De Wever n’a jamais donné le début de l’impression qu’il laisserait tomber Liesbeth Homans, Johan Van Overtveldt ou Steven Vandeput lorsqu’ils se sont retrouvés dans l’oeil d’un cyclone médiatique pour des raisons divergentes pendant la législature précédente. Ce n’est pas un réflexe personnel du seul président de la N-VA, c’est une question de culture de parti. Quand un N-VA est attaqué, il est secouru de toutes parts : par des membres de son parti dans les parlements, mais aussi par la légion de « helfies » et partisans de la N-VA opérant comme des « trolls » qui sur les réseaux sociaux optent généralement pour l’attaque. Ils préfèrent défendre les membres de la N-VA en contre-attaquant violemment les critiques des autres partis.

La N-VA se moque de l’idée de la politique comme forme d’Immaculée Conception d’idées supérieures et de pratiques pures. Cela peut paraître étonnant, mais au même moment où Schauvliege était abandonnée par ses condisciples démocrates-chrétiens, le ministre-président flamand Geert Bourgeois (N-VA) tentait encore de dédramatiser l’affaire: « Les déclarations (de Schauvliege) étaient malheureuses, c’est bien qu’elle se soit excusée. » Elle a eu également le soutien explicite de… Theo Francken – Francken n’est pas fan des marches climatiques, ni du président du Jeune CD&V Sammy Mahdi originaire de Vilvorde (NDLR : qui avait fustigé la ministre). Francken a donc tweeté, à l’attention de Schauvliege :  » Le poignard est venu de Vilvorde, les jeunes égorgent la mère. Parricides, et matricides, manifestement au vieux parti qu’est le CD&V, c’est plus fort qu’eux. Comme je suis heureux d’être à la N-VA. Continue à avoir du courage, Joke. Une lionne ne se retourne pas quand le chien aboie ».

Francken l’a mentionné dans son tweet : la N-VA réagit en effet de manière très différente que les autres partis. La N-VA oppose une défense fermée, elle tient le choc, soutient ses ministres, et s’en vante:  » Nous ne laissons pas tomber les nôtres ». Comprenez : ce n’est pas parce qu’on commet une erreur qu’il faut être lynché. N’est-ce pas une attitude qui plairait à un nombre considérable de Flamands ? Qui parmi nous est réellement sans péché ? Quel Flamand n’a jamais proféré de pieux mensonge dans le cadre de son travail? Qui n’a jamais commis d’erreur en espérant ne pas être obligé de démissionner pour autant? De nos jours, les motifs de licenciement abondent : licenciement pour excès de vitesse, licenciement pour avoir trop bu, licenciement pour langage incorrect, licenciement pour être arrivé en retard au travail, aujourd’hui également licenciement pour « comportement inapproprié » ou pour avoir fumé au travail. Certes, beaucoup de Flamands sont sévères pour « la politique », mais ils s’apitoient aussi sur eux-mêmes, et souvent aussi sur les personnages auxquels ils peuvent s’identifier : Theo, et pourquoi pas : notre Joke ? Cet aspect de la N-VA rappelle même une variante de la lutte syndicale : garder les rangs serrés, soutenir son peuple. Est-ce là le côté chaleureux et solidaire d’un parti souvent dur?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire