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Pologne: l’Eglise des « tradis »

A Cracovie, le pape François est la vedette des Journées mondiales de la jeunesse. L’occasion de mesurer le fossé entre le Vatican, à l’écoute de la société, et un clergé polonais plus inflexible que jamais.

De manière très curieuse, certains textes de l’Eglise polonaise font songer à Sigmund Freud, le père de la psychanalyse. Le 8 juin dernier, par exemple, la conférence épiscopale annonce la tenue des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), à Cracovie et dans la région ; entre 700 000 et 3 millions de participants sont attendus, jusqu’au 31 juillet, pour cet immense  » Woodstock catholique « , festif et coloré, en présence du pape François. Problème : si les auteurs du texte font bien mention à trois reprises du nom de Jean-Paul II, le pape polonais qui régna sur l’Eglise catholique entre 1978 et 2005, le nom de François, en revanche, n’apparaît nulle part. Dans ce pays où 95 % de la population se déclare catholique, une partie importante du clergé n’apprécie guère ce pape jésuite, venu du Nouveau Monde, qui bouscule les traditions et séduit les jeunes comme les médias.

« Nombre d’évêques polonais ont une trouille bleue de François, résume un chercheur membre d’une université catholique. Eux sont traditionalistes. Ils restent attachés à tout ce qui a longtemps fondé le pouvoir de l’Eglise : la richesse matérielle, l’influence politique, le rôle du prêtre comme berger et non comme serviteur. A leurs yeux, l’Eglise catholique est entre les mains d’un gauchiste un peu fou, qui prétend faire de l’Eglise une institution pauvre et pastorale. François incarne le monde contemporain, dans tout ce qui déplaît le plus aux conservateurs. « 

u0022Nombre d’évêques polonais ont une trouille bleue du pape François. Il est, à leurs yeux, un gauchiste un peu fouu0022

Réputé modéré, l’évêque de Cracovie, monseigneur Grzegorz Rys, tente de calmer le jeu : « La plupart des critiques du pape François n’ont jamais lu ses écrits. Ils s’en remettent aux sites Internet extrémistes, qui décrivent son encyclique consacrée à la biodiversité, Laudato si’, comme « antipolonaise » au motif que le texte recommande le recours aux énergies renouvelables pour mettre fin à l’exploitation très polluante du charbon, qui reste dominant pour le chauffage et la production d’électricité en Pologne ! Ils sont hostiles à la personne de François et, au-delà, ils contestent les réformes nées du concile Vatican II, au début des années 1960. »

En Pologne, l’Eglise a longtemps été confondue avec la nation elle-même, surtout durant les 123 ans de la partition, entre 1795 et 1918, quand le pays perdit son indépendance et son nom, et que le territoire était soumis à ses trois voisins impériaux, la Russie (orthodoxe), l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie (protestants). Après le partage de l’Europe à Yalta, en 1945, l’Eglise catholique resta la seule institution nationale en état de marche, en dehors du Parti communiste tout-puissant.

Un lieu de liberté

Dans les années 1980, emmenés par le très dévot Lech Walesa et encouragés par le pape Jean-Paul II, naguère évêque de Cracovie, les activistes prodémocratiques du mouvement Solidarnosc travaillent main dans la main avec les membres du clergé, qui leur apportent un précieux soutien logistique et moral. Certains prêtres le paient de leur vie, tel le père Jerzy Popieluszko, aumônier de Solidarnosc, assassiné par les services secrets en 1984. « A l’époque, l’Eglise était le lieu de liberté par excellence », se souvient Konstanty Gebert, alors journaliste dans la presse clandestine.

Malgré l’avènement du pluralisme, nombre d’ecclésiastiques entendent continuer à guider les lois et les moeurs. Or, l’émancipation des esprits suscite des aspirations nouvelles. La Pologne reste l’un des pays les plus pratiquants d’Europe, mais la fréquentation de la messe est en baisse, surtout parmi les jeunes des grandes villes. La société a évolué à l’égard de la procréation médicalement assistée ou du sexe avant le mariage, notamment. Résultat : un clergé divisé entre modérés, partisans du dialogue, et conservateurs inflexibles, qui considèrent l’Union européenne comme une nouvelle Babylone, adepte de la théorie du genre et favorable au mariage entre homosexuels et à l’avortement. Or, le deuxième camp semble réduire au silence le premier.

Signe des temps, une partie croissante du clergé semble sous l’influence de Radio Maryja, la quatrième station la plus écoutée du pays, qui mêle prières et retransmissions de messes à un discours nationaliste, antilibéral et souvent antisémite. Son directeur, le père Tadeusz Rydzyk, est parfois décrit comme « le vrai primat de l’Eglise polonaise », tant son influence est réputée importante.

L’alliance entre le clergé et les nationalistes eurosceptiques du parti Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis octobre 2015, est sans précédent. Le gouvernement et l’armée ont été fortement engagés dans la préparation des JMJ.

Des racines dans la noblesse plus que dans la bourgeoisie

« Dans la plupart des pays occidentaux, les Eglises ont su s’accommoder de l’esprit de Vatican II et de la démocratie libérale », rappelle Henryk Wozniakowski, éditeur et directeur de Znak, un mensuel catholique indépendant. « En Pologne, ajoute-t-il, c’est moins évident. Cela s’explique par notre société plutôt rurale, mais aussi par l’histoire : nous n’avons guère été influencés par les idées des Lumières et notre culture politique trouve ses racines dans la noblesse plus que dans la bourgeoisie. Au fond, le père Rydzyk manifeste une forme de génie : à la manière d’une secte, il est parvenu à fédérer toute une partie de la société, membres du clergé inclus. Sa radio ainsi que les autres médias nationalistes répondent aux attentes d’une partie de la population. Depuis la disparition du communisme, Rydzyk et les autres désignent des ennemis extérieurs fantasmés : l’Union européenne, les « financiers judéo-libéraux » et autres balivernes. Pendant ce temps-là, les partisans d’une Eglise ouverte et plus tolérante, comme nous, à Znak, sont devenus inaudibles. Les médias audiovisuels publics, en particulier, nous ignorent totalement. »

Historien et membre du Club des intellectuels catholiques de Varsovie, Andrzej Friszke confie sa tristesse : « Aujourd’hui, l’Eglise polonaise se sent menacée par la modernité et, dans une certaine mesure, incomprise par le chef du Vatican lui-même. Elle se replie par conséquent sur elle-même. La liberté d’expression l’effraie. C’est un désastre, et les jeunes Polonais ne s’en rendent même pas compte. Nous nous sommes battus pour la démocratie. Pas pour ça. »

De notre envoyé spécial Marc Epstein, avec Anna Husarska

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