La tour de refroidissement, vue de l'intérieur : une architecture monumentale qui donne l'impression d'être dans un autre espace-temps. © PHILIPPE CORNET

Plongée au coeur de la centrale thermique abandonnée d’Electrabel

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

La centrale thermique Electrabel de Monceau-sur-Sambre. Fermée en 2007, elle forme, avec son énorme tour de refroidissement, un dantesque chancre postindustriel qui accueille surtout d’indésirables visiteurs. Avant une possible reconversion.

Depuis le ring de Charleroi, on roule vers l’ouest le long de l’interminable rue de la Providence, hébergeant entre autres feu Duferco et l’actuel Rockerill : premières bouffées métalliques d’un paysage Blade Runner wallon 2.0. L’Oscar des décors, c’est ici. Et pourtant, la principale scène postindustrielle se trouve à quelques kilomètres, des deux côtés d’une Sambre bucolique où une petite vingtaine d’hectares enserrent toujours les bâtiments de ce qui incarna le pouvoir d’Intercom puis d’Electrabel, des années 1920 à 2007.

Face à l’écluse de Monceau-sur-Sambre se dresse une paire de grands immeubles, carreaux éclatés, facades violentées, vestiges de squat et déchets industriels éparpillés. L’écriteau  » Danger amiante  » n’a découragé ni les pillages ni les déprédations. Le lieu est aussi vaste que glauque : des traces de présence – matelas et oreillers défoncés – donnent l’impression que des invisibles y habitent. De l’autre côté de l’écluse, la tour de refroidissement pose ses 105 mètres de béton armé. Accompagné de Joël Ackaert, responsable du développement immobilier pour la firme binchoise Wanty, qui a racheté le site en 2013, on visite l’intérieur de la cathédrale éteinte.

Pendant près de nonante ans, ce qui est désormais un chancre le long d'une Sambre bucolique fit la fierté d'Intercom, puis d'Electrabel.
Pendant près de nonante ans, ce qui est désormais un chancre le long d’une Sambre bucolique fit la fierté d’Intercom, puis d’Electrabel.© photos : philippe cornet

Un groupe d’une dizaine de backpackers entre deux âges est présent. Illégalement – la propriété est privée -, mais de façon banale puisque l’endroit est désormais un must de l’urbex, l’exploration urbaine, cette nouvelle tendance qui aimante les amateurs d’espaces industriels abandonnés ( lire aussi Le Vif/L’Express du 9 août).  » C’est d’autant plus problématique que la grille du site a été forcée pour la énième fois et que la porte de la tour, pourtant scellée, a été forcée à la disqueuse. S’il se produit le moindre accident, le groupe Wanty pourrait en être tenu légalement responsable. Le danger est de faire croire que le site est ouvert en permanence, ce qui n’est évidemment pas le cas.  »

Joël Ackaert prévient les urbexeurs du danger et de la violation de propriété, mais les laisse brièvement entrer dans la tour en sa compagnie. On découvre alors l’architecture monumentale de cette construction hyperboloïde : en fonction, elle refroidissait les eaux bouillantes issues de la centrale, rejetant la vapeur dans l’air par effet de cheminée. Vide, elle réverbère le son de plusieurs secondes et donne l’impression d’être d’un autre espace-temps, écrasée par ses propres proportions. Hormis le sentier de béton qui semble solide au rez-de-chaussée intérieur, le très profond soubassement d’une dizaine de mètres de hauteur en planches de bois, est totalement pourri. La nature, elle, reprend des couleurs grâce aux fougères et quelques autres espèces malingres poussant anarchiquement, ici et là. Le cinéaste russe Andreï Tarkovski aurait adoré.

La tour de refroidissement, 105 mètres de béton armé dont la démolition n'est pas encore au programme de Wanty, qui a racheté le site en 2013.
La tour de refroidissement, 105 mètres de béton armé dont la démolition n’est pas encore au programme de Wanty, qui a racheté le site en 2013.© photos : philippe cornet

Electro-intensive

 » On était fier de travailler là : les gens sortaient du site et faisaient leurs courses dans leur bleu d’Electrabel. Heureux de porter les couleurs d’une société belge parmi les premières mondiales : la centrale de Monceau avait d’ailleurs établi une sorte de record européen en fonctionnant deux années de suite, sans arrêt.  » De 1995 à 2000, Mickael Huisman, est alors jeune ouvrier au service d’entretien électrique de la centrale, tradition familiale puisque son père y a passé quarante ans ! Ce qu’il retient de l’expérience ?  » Le professionnalisme du personnel : on ne se rend pas compte mais dans ce type d’industrie, il y a des endroits extrêmement dangereux. La pression de vapeur à l’entrée des chaudières, c’est 600 degrés et 126 kilos de compression : vous passez à côté, vous êtes coupé en deux. Il fallait toujours être prêt à régler n’importe quel problème.  » Aujourd’hui recasé chez Ores, Mickael Huisman se souvient aussi comment l’entreprise, faisant évidemment vivre les commerces du quartier, était soumise à ses propres dangers :  » On était conscient qu’il y avait de l’amiante et d’ailleurs, chaque année, on passait une spirométrie. Tous les trois ans, une radio des poumons.  »

Inaugurée en 1921 par ce qui est alors Intercom, la centrale électrique de Monceau-sur-Sambre, nourrie au charbon, s’impose comme l’une des plus importantes du pays. Modernisée et agrandie après la Seconde Guerre mondiale, elle est modifiée dans les années 1970 pour lui permettre de brûler le gaz de haut fourneau : la conduite de trois kilomètres entre le site et le HF4 (le haut fourneau n°4) subsiste toujours en 2018, onze ans après la fin des activités. L’énorme gazoduc aérien qui impacte l’environnement doit, lui aussi, être démonté. Paul Magnette, le bourgmestre de Charleroi, explique :  » Monceau était l’une des deux grosses centrales carolos avec celle de Roux, en plus d’une autre sur le site de Marchienne, qui alimentait directement la sidérurgie. Une situation électro-intensive alors que les centrales gagnaient en efficacité énergétique : on a donc dû réduire leur nombre et celle de Roux a été complètement reconfigurée.  » Voilà l’usine de Monceau devenue surnuméraire,  » alors que sa rénovation n’était pas économiquement viable « .

L'endroit est à présent un must de l'urbex, l'exploration urbaine.
L’endroit est à présent un must de l’urbex, l’exploration urbaine.© photos : philippe cornet

Dommage collatéral

Une décennie plus tard, l’énorme site industriel semble fracassé sur place, paralysé en attendant d’être éradiqué. Wanty l’achète via sa filiale Gesimpro en 2013 avec une préoccupation majeure : société binchoise aux mille collaborateurs, elle est spécialisée dans la construction des voiries et la récupération des matériaux industriels. Briques et bétons sont concassés et recyclés dans la construction de routes, les métaux sont récupérés et vendus.  » Wanty est dépendant de la fluctuation des marchés, signale Joël Ackaert. En plus, un site comme celui-ci est la cible de pillages. Les voleurs viennent la nuit et sont extrêmement bien organisés parce qu’ils sélectionnent les métaux en les découpant sur mesure. On ne parle pas d’amateurs mais bien de véritables organisations mafieuses. Et puis il y a aussi les gens qui se servent du lieu comme dépotoir, se débarrassant d’anciennes toitures en Eternit ou d’asbeste-ciment, également polluants.  » Dommage collatéral, les pilleurs n’hésitent pas à endommager les installations pour pouvoir emporter leur butin. Ce qui peut, à terme, altérer certaines structures portantes du bâtiment, même si un bureau d’ingénieur a écarté tout risque immédiat.

Partout, des vitres fracassées, des façades violentées.
Partout, des vitres fracassées, des façades violentées.© photos : philippe cornet

Dans quelques jours commenceront d’ailleurs les travaux de désamiantage.  » Ici, comme dans tout site industriel ancien, il y a toujours le risque de découvrir des choses cachées en sous-sol, souligne Joël Ackaert. Par exemple, de l’askarel ayant servi dans les batteries pour transformateurs. En ce qui concerne l’assainissement et la réaffectation de cette ancienne centrale,  » il y a urgence « . Pourtant, aucune date précise ne semble être mise au calendrier, parce que  » tout se fait en fonction de l’affectation finale du terrain et celle-ci est évidemment discutée avec la Ville, qui est parmi nos tutelles. Les délais dépendent des choix qui seront posés et donc des types de travaux à réaliser. De ces décisions dépendent les permis qui nous seront délivrés.  »

Justement, cet endroit peu banal et quasi champêtre au bord de la Sambre, bordé d’une promenade, à quelques kilomètres du centre de Charleroi, peut servir différents enjeux, différents futurs. Wanty et la Ville de Charleroi en ont donc discuté. Pour réaliser un inventaire général du patrimoine (post)industriel carolo, Paul Magnette a monté une commission avec des historiens et des anciens de la sidérurgie, observant les différentes reconversions effectuées aux Etats-Unis comme dans le nord de la France ou en Allemagne :  » Il faut éviter la logique à l’américaine comme à Pittsburgh qui n’a rien gardé de ses industries déclassées, mais aussi l’excès inverse, celui de certains villes de la Ruhr où ils ont parfois tout conservé, estime le bourgmestre. L’équilibre passe par une vision partagée entre la Ville et le privé. Je pense qu’en Wallonie, il faudrait geler toute extension urbaine sur des territoires non viabilisés de manière à ce que les terrains qui le sont puissent encore être urbanisés.  » En d’autres termes, changer la rentabilité foncière en interdisant de construire, par exemple, sur des prairies mais réhabiliter des sites comme l’ex-Electrabel via, tout au moins, des logements. Joël Ackaert ne dit pas autre chose en parlant d' » imaginer quelque chose de plus mixte, par exemple habitats et entreprises « .

L'intérieur de la tour de refroidissement a notamment servi de décor au clip de Forever, du groupe Soldout.
L’intérieur de la tour de refroidissement a notamment servi de décor au clip de Forever, du groupe Soldout.© xavier reyé

Décor naturel

Reste le sort particulier de la tour de refroidissement dont la démolition  » pouvant coûter un pont  » ne semble pas au programme de Wanty. D’une certaine manière, sa reconversion a déjà commencé : moins comme classique de l’exploration urbaine que comme décor naturel, soumis à la location. Servant les photos du projet Urbex du jazzman Antoine Pierre ou le tournage de clips, celui récent des gantois de Curtis Alto ou le Forever du duo électro-bruxellois Soldout, début 2017.  » On était une douzaine de personnes à devoir constamment courir à l’intérieur de la tour, pour éviter d’être dans le champ de la caméra qui suivait les deux danseurs-escrimeurs, raconte Charlotte Maison (Soldout). Nous nous tenions les uns aux autres pour éviter les accidents, possibles à chaque centimètre. Je suis fan de science-fiction et on n’a jamais l’occasion de tourner dans de pareils endroits. La tour incarne la confrontation entre les époques, ce que l’on peut par exemple voir dans le remake de Mad Max : Fury Road, une esthétique supposée futuriste mais quand même un peu archaïque.  » Ce qui n’est pas mal comme définition d’un présent à questionner et revaloriser.

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