3 février 1990,, Pierre Soulages (222cm x 137 cm). © PHOTOMONTAGNE LE VIF/L'EXPRESS - COLLECTION PRIVÉE

Pierre Marcolini présente ses oeuvres d’art préférées

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le maître chocolatier Pierre Marcolini.

A mille lieues de Charlie et la chocolaterie, l’atelier de Pierre Marcolini embaume, par ses doux effluves, tout le périmètre de ce quartier de la banlieue bruxelloise. Pile à l’heure, vous guettez le chef qui, rentrant à peine du Japon, n’a pas terminé sa réunion.  » En attendant, propose l’attachée de presse, je vous emmène visiter l’atelier.  » Vêtue d’un uniforme et d’un bonnet stériles, qui vous transforment en cosmonaute, vous pénétrez dans les quelques salles où est fabriqué l’ensemble de la production du maître chocolatier. Vous y croisez des petites madames qui démoulent des truffes caramel et beurre salé, un homme qui dessine des décalcomanies à appliquer sur des plaques de chocolat, des grands gaillards qui découpent des dattes  » avec amour  » et une  » dream team macarons  » qui revendique fièrement en produire 8 700 par jour. L’équipe de confiseurs, en revanche, râle un peu de voir son atelier réquisitionné pour emballer les oeufs et les poupées en chocolat alors que leur truc à eux, c’est la guimauve, les rochers et les bonbons. Mais bon. Chez Marcolini, Pâques commence dès le lendemain de la Saint-Valentin et les nouvelles collections sont déjà attendues ce week-end dans les six boutiques japonaises.

Alors que la visite se termine sur le trésor de guerre – les tonnes de fèves de cacao entreposées dans un hangar du genre Fort Knox -, Pierre Marcolini se manifeste par un grand et fort  » bonjour  » au style plutôt télévisuel avant de vous entraîner à grandes enjambées dans son bureau situé à l’autre bout de l’atelier. Installé derrière son bureau entouré d’armoires encastrées et de mobilier en bois naturel, le maître chocolatier – plutôt bon élève – déplie ses grands bras et s’empare de son iPad à la recherche des opus qu’il avait sélectionnés. Et d’un air, à mi-chemin entre le mâle dominant et le chef d’entreprise drivé par son objectif (parler d’art), il démarre tout naturellement l’interview qui, pour l’heure, prend plutôt l’allure d’une miniconférence de presse. Pierre gère. Très content de parler de ses oeuvres préférées, Marcolini explique avoir privilégié l’art contemporain et précise que, bien qu’il s’y soit toujours intéressé, c’est sous l’influence de sa seconde épouse, Valerie Boucher Marcolini, fondatrice d’Art Contest, qu’il en a véritablement mesuré la portée artistique.  » Elle me bouscule un peu par rapport à tout ça « , confie-t-il le regard tendre avant de retomber sur son premier choix, une huile sur toile de Pierre Soulages, qu’il commente l’air docte, d’un phrasé tonique et d’un ton assuré.

Pierre Soulages (1919)

Né à Rodez où il ouvrait son propre musée en 2014, « le peintre du noir et de la lumière » est une des dernières légendes vivantes de la peinture française. S’engageant dès son plus jeune âge en faveur d’une peinture radicalement abstraite, Soulages évitera toute sa vie la figuration, qu’il considère comme un détour. Le succès qu’il connaît dès les années 1950 lui permet d’intégrer très tôt les collections des plus grands musées européens et américains. Un travail caractérisé au départ par l’utilisation du brou de noix qu’il étale en de grandes formes noires pour se consacrer ensuite à ses fameuses toiles noires et blanches, Soulages reste surtout célèbre aujourd’hui pour sa série Outrenoir (un terme qu’il invente pour signifier plus noir que noir), un travail d’apparence sombre dont il s’attache à en révéler le coeur de lumière.

Sur le marché de l’art. Artiste vivant le mieux côté en France (à savoir un record à 4,5 millions d’euros), il reste moins valorisé que ses homologues américains. Qu’à cela ne tienne, pour acquérir un Soulages, visez entre 300 000 et 700 000 euros.

Le bleu de la vie

 » Soulages m’a toujours marqué par son travail sur la matière, raconte le chocolatier. Et même si c’est quelque chose sur lequel je suis attendu, son noir m’inspire énormément. C’est un peu mon univers : le chocolat, la marque, le magasin du Sablon à Bruxelles. Je me retrouve complètement dans ce noir, sans compter que cette densité de matière nous fait prendre conscience que le noir peut être à ce point lumineux. C’est fantastique.  » Pourtant, c’est de bleu dont il s’agit dans l’oeuvre choisie et saisissant la balle au filet, Pierre Marcolini pose les mains sur son bureau et s’exclame :  » Justement. Pourquoi ? Moi, ça a été une claque totale de découvrir ces oeuvres « de bleu » au centre Pompidou, à Paris. Non seulement je ne m’y attendais pas du tout mais elles étaient surtout exceptionnelles de beauté. Elles sont devenues une véritable évidence, le genre de choses qui ne souffrent d’aucun « mais » et qui s’imposent à vous, malgré tout. C’est un peu comme l’amour : à part vous dire que c’est elle et pas une autre, c’est difficile de s’expliquer pourquoi on aime telle personne ou telle oeuvre d’art, si ce n’est par l’évidence qu’elles installent en nous. Quand ça vient des tripes, les choses sontdifficilement explicables.  »

A la question des évidences qu’il a ressenties et qui ont jalonné sa vie, Marcolini semble un peu ébranlé. Imperceptiblement, il se dégage l’impression qu’il n’envisageait pas vraiment l’interview comme ça. Il réfléchit. Et, plus calmement, reprend :  » Ma première évidence, c’est le chocolat. La gourmandise qui m’habite et qui faisait que, tout petit, j’échangeais déjà mes jouets contre les gâteaux des autres enfants. Les merveilleux me faisaient tellement envie que j’en rêvais… Encore aujourd’hui, je suis incapable de résister à un gâteau, c’est plus fort que moi, je dois taper ma fourchette dedans. Si je remonte aux origines, je me rappelle juste avoir été fasciné à l’école quand nous regardions la télévision scolaire produite par la RTBF ; c’était un programme expliquant les différents métiers. Je regardais ces documents en noir et blanc et j’étais scotché par les pâtissiers qui, à partir de rien, sortaient des gâteaux magnifiques. Pour moi, c’était de la magie pure !  »

De son école des quartiers populaires bruxellois à sa consécration de Meilleur pâtissier du monde en 1995, les étapes ont été nombreuses et le parcours pas toujours rose. Avec une maman issue de l’immigration italienne, qui lui donne le jour alors qu’elle n’a que 16 ans, et un père évaporé dans la nature, l’histoire – dont le décor est planté au milieu des cités ouvrières carolorégiennes – a de quoi émouvoir. Pierre se défend :  » Oui, c’est un peu Zola chez moi. Je ne suis pas à l’aise pour en parler car je déteste m’apitoyer sur mon sort. Ça n’a pas toujours été gai mais ce que je retiens, c’est le courage et la force de ma mère qui, à 16 ans, partait faire des ménages à Bruxelles, son bébé sous le bras. Quand à 14 ans, j’ai décrété que je serais chocolatier-pâtissier, ce fut un choc pour elle. L’immigrée qu’elle était ne comprenait pas que je veuille commencer par « l’école de la dernière chance », l’enseignement professionnel, au lieu d’aller à l’université. Le regard qu’on posait sur le métier d’artisan n’était pas très glorieux et même si j’en ai beaucoup souffert, j’ai tenu bon. Ma passion était telle que je n’en démordais pas. C’est joli parce que, aujourd’hui, quand on lui demande si elle est heureuse de ma « réussite », ma mère, qui reste une grande pragmatique, répond sobrement : « J’ai une fierté simple ».  »

Richard Serra (1939)

The Matter of Time, Richard Serra, 1994-2005, huit sculptures, acier patinable, dimensions variables.
The Matter of Time, Richard Serra, 1994-2005, huit sculptures, acier patinable, dimensions variables.© GUGGENHEIM BILBAO MUSEUM-WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM

Pour financer ses études artistiques à Yale, Serra travaille dans des aciéries où il assiste, fasciné, aux mille et un traitements apportés au métal. Après un voyage en Europe où il découvre les maîtres de la peinture ancienne et, profondément meurtri de son talent qu’il estime très médiocre, il pose le pinceau pour se consacrer à l’expérimentation des matériaux industriels. L’art minimal est alors en plein essor, la porte est ouverte et il s’y engouffre. Au final, une production riche d’oeuvres spectaculaires, mais qui ne s’offre au spectateur qu’au fur et à mesure que son regard l’explore. Devant l’expérience individuelle, la généralité s’efface.

Sur le marché de l’art. Peu de sculptures en vente (record à 3,7 millions de dollars), mais beaucoup d’estampes (à plus de 10 000 dollars minimum). Pour les dessins, comptez plutôt en centaines de milliers d’euros.

La densité du vide

Son second tableau, c’est Void, de l’artiste indien Anish Kapoor :  » Haaaaaalui… ! On sait que comme architecte, il aime jouer des volumes, introduire des trompe-l’oeil et qu’il se passionne pour les pigments, OK ! explique-t-il en brassant de l’air par de grands gestes. Mais ce qui m’impressionne, c’est la densité qu’il impose dans son oeuvre. Finalement, quand on le regarde, on se rend compte que grâce à elle, le vide n’est pas vide, il est plein. On réalise que le noir ne s’arrête pas, que le volume n’a plus de fin, plus de limite… Ce que cette oeuvre nous propose, c’est de nous perdre dans cet infini.  »

Absence de limites, horizons infinis, le monde comme terrain de jeu… Les mantras de nombreux entrepreneurs, dont Marcolini se revendique et dont l’esprit d’entreprise était pour lui, ici encore, une évidence.  » Rapidement, j’ai eu conscience de ce que j’étais et de ce que j’avais envie de faire. C’est arrivé lors d’une démonstration à Singapour, j’avais 25 ans et j’étais persuadé que, comme Belge, j’étais le représentant du meilleur chocolat et qu’évidemment, j’allais donner des leçons à tout le monde. Et là, la claque ! Bam !  » Il mime le geste de sa grande paluche.  » Je me rends compte que la petite Chinoise à côté demoi a un talent fou et que son chocolat est meilleur que le mien ! Là, j’ai balayé mes idées préconçues, j’ai arrêté de me revendiquer chocolatier « belge » et décidé que je ferais un chocolat « Pierre Marcolini ». Bien sûr,j’ai eu d’autres claques. Mais uniquement entrepreneuriales, plus de création. Quand j’ai ouvert mon premier atelier, qui était minuscule, et que quelques mois plus tard, je signe pour une extension de 30 m2 supplémentaires, le père de ma première épouse, un homme que j’adorais (comme en témoigne la seule photo encadrée présente dans son bureau) et qui me faisait le plaisir de prendre son café tous les matins à l’atelier, me dit :  » Pierre, tu n’as pas vu un peu trop grand ?  » Ce jour-là, j’ai véritablement eu peur. Puis, on est passé à l’avenue Louise, au Sablon, et enfin, à cette petite usine. Je suis heureux qu’il ait pu voir tout ça de son vivant. Mais, encore aujourd’hui, je ne me dis jamais que j’y suis « arrivé » et que je peux être fier du chemin parcouru, non à aucun instant. La seule chose que je défends et dont je suis fier, c’est que le jardin d’à côté, ce n’est pas Wavre, mais que ce peut-être Tokyo ou le monde entier.  » Aujourd’hui, Pierre Marcolini, c’est 14 boutiques en Belgique, 5 à Paris, 3 à Londres, une au Luxembourg, en Chine et à Hawai.

Anish Kapoor (1954)

Void, Anish Kapoor, 1994, diamètre : 110 cm.
Void, Anish Kapoor, 1994, diamètre : 110 cm.© COLLECTION PRIVÉE

Sculpteur indien immigré en Grande-Bretagne, Kapoor se caractérise par l’alliance subtile qu’il noue entre la rigueur de ses formes sensuelles et l’intransigeance de sa palette chromatique. De larges volumes, une sculpture souvent engagée (Shooting Into the Corner où un canon projette de la cire couleur sang sur une toile à Versailles) parfois controversée (Dirty Corner, dite « Le vagin de la reine », vandalisée à plusieurs reprises), Kapoor n’en est pas moins un maître pour entraîner son spectateur vers les contrées d’un illusoire infini.

Sur le marché de l’art. Tendance à la baisse pour cet artiste qui voyait sa cote exploser dans les années 2000 ; il faut dire que prendre 800 % de plus-value en dix ans, c’était peut-être aller un peu vite en besogne. Concrètement, Void, estimée entre 500 000 et 700 000 euros, n’a pas trouvé acquéreur lors de la vente de Sotheby’s, en octobre dernier, alors qu’un an plus tôt, elle s’envolait à plus de 800 000 euros.

 » Lâchez prise !  »

Un café et un financier aux fruits rouges plus tard, Pierre Marcolini se détend. Il est temps de parler de son troisième choix : une installation de Richard Serra, The Matter of Time, qu’il a découverte au Guggenheim Bilbao.  » C’est un artiste que je connaissais un peu mais que j’ai réellement appris à aimer en faisant l’expérience de déambuler dans son oeuvre. Je pense d’ailleurs qu’on ne peut réellement la comprendre que si on a la chance de s’y promener.

Ici on parle de tôle, de densité, de torsion, de finesse mais surtout de déstabilisation absolue. C’est fascinant comme, en pénétrant dans ces spirales, vous perdez tous vos repères, vous ne savez plus où vous êtes, vous lâchez prise. Et quand on y réfléchit, qu’y a-t-il de plus beau que de lâcher prise ? Serra, c’est un artiste qui force à abandonner le contrôle permanent qui nous habite. Quel grand monsieur ! « , lâche-t-il, le regard plein d’admiration.  » Pourtant, moi, le lâcher-prise, ça va. Si je sens que des gens sont prêts à prendre le relais, je suis tout à fait capable de leur dire  » Vas-y, fonce !  » Parce que, fondamentalement, j’ai confiance en l’âme humaine. Le lâcher-prise, c’est un peu comme la générosité, c’est le préalable aux plus beaux retours de la vie. Finalement, c’est peut-être ça la différence entre un artiste et un artisan. Même si tous les deux cherchent à exprimer ce qu’ils sont ou ce qu’ils ressentent, leurs démarches s’écartent à la fin. Là où un artiste reste dans un mouvement égoïste, l’artisan cherche avant tout à transmettre son art au suivant.  »

Parmi toutes ses oeuvres préférées, Pierre Marcolini confesse ne vouloir en posséder aucune.  » Parce queposséder signifierait ne pas les partager. Elles font le tour du monde, elles suscitent des émotions chez plein de gens. Elles sont dans ma tête et ça suffit à mon bonheur. « 

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