Damien Ernst : "Les communes n'avaient-elles pas mieux à faire avec 409 millions d'euros ?" © Anthony Dehez/PHOTO NEWS

« Oui, Electrabel a floué les communes dans le marché avec Ores! »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Pour Damien Ernst, spécialiste de l’énergie, le fournisseur d’électricité savait qu’il vendait des actifs pourris aux pouvoirs publics.

Damien Ernst, professeur à l’université de Liège, est l’un des spécialistes les plus réputés du domaine de l’énergie en Belgique francophone. Dans un post publié sur sa page Facebook, il a pris position dans le dossier Ores en affirmant que les communes ont payé un prix trop élevé dans l’opération de rachat des parts détenues par Electrabel dans les réseaux de distribution. Opération entamée aux alentours de 2008, selon certaines sources, et bouclée fin 2016. Dans un entretien au Vif/L’Express, il confirme sa thèse qui corrobore celle du conseiller communal de Genappe Jean-François Mitsch (PS) et l’économiste Eric De Keuleneer (Le Vif/L’Express du 10 mars dernier). Et il ajoute, avec des mots pesés, une dimension explosive : selon lui, Electrabel était parfaitement conscient qu’il revendait aux communes des actifs  » pourris  » susceptibles de perdre de leur valeur avant la fin même du remboursement de l’opération.

409 millions d’euros, pour les derniers 25 % qu’Electrabel possédait dans Ores, c’est le montant de la dernière part de la transaction. Montant payé par les communes, Ores étant l’intercommunale qui gère le réseau de distribution de gaz et d’électricité dans 197 communes wallonnes. Montant exagéré ?

Il y a différentes manières de répondre à cette question. La plus simple est peut-être de demander si les communes n’avaient pas mieux à faire en termes d’investissement énergétique avec 409 millions d’euros. Et là, la réponse est clairement positive. Cela aurait été sans doute plus rentable d’investir dans la performance énergétique des bâtiments publics, d’autant que cela aurait également créé de l’emploi. En outre, 409 millions d’euros pour 25 % d’Ores, c’est un investissement très peu rentable. Le temps de retour sur investissement sera au mieux de dix-neuf ans. Autrement dit, vous n’allez jamais récupérer un euro de l’argent placé avant ces dix-neuf ans.

Quel aurait été le juste prix ?

Il y a toujours quelque chose d’assez subjectif dans l’évaluation du prix juste de l’achat d’un réseau. Mais si l’on se réfère à un autre exemple, le cas de National Grid, le gestionnaire de réseau britannique coté en Bourse depuis longtemps, on remarque que le rapport entre valeur de la société et dividendes versés annuellement tourne davantage entre 14 et 16, donc avec un temps de retour sur investissement de quatorze à seize ans. En se basant sur cette comparaison, on tournerait donc plutôt autour d’un prix de rachat de 300 et 344 millions d’euros pour l’opération concernant Electrabel et Ores.

Selon vous, les communes wallonnes auraient donc acheté ces réseaux au minimum 65 millions d’euros trop cher ?

Sur la base des hypothèses que je viens d’évoquer, oui. Cela pourrait être moins, mais aussi beaucoup plus.

Beaucoup plus ?

Les avoirs d’Ores, ce sont des réseaux de gaz et d’électricité. Or, on ne peut pas exclure le fait que les réseaux de gaz disparaissent, en tous les cas en zones péri-urbaines, dans les années qui viennent. Les volumes qui transitent par les réseaux de gaz d’Ores diminuent d’année en année et la situation pourrait devenir complètement intenable ces prochaines années, et ce à cause du fait que les réseaux de gaz représentent principalement des coûts fixes. Autrement dit, on peut affirmer qu’Ores a acheté, via les communes qu’elle dessert, des actifs avec un temps de retour sur investissement de dix-neuf ans qui n’auront peut-être plus aucune valeur d’ici là. Ce n’est pas tout. Les réseaux de distribution électriques, surtout en zones rurales, sont menacés, en raison du développement des énergies renouvelables, principalement du photovoltaïque, et de l’apparition des capacités de stockage. Pour être encore plus concret dans mon propos : avec ce qu’un ménage paie à l’heure actuelle pour son électricité, il est certain que d’ici à cinq ans au maximum, ce dernier pourra s’approvisionner à moindre prix en électricité en se coupant complètement du réseau, s’il a chez lui la place pour installer des panneaux photovoltaïques.

Les communes n’étaient pas au courant de ce risque ?

Au moment de conclure le marché, non, mais maintenant ce risque est bien connu au sein d’Ores. Electrabel, par contre, devait sans doute déjà être au courant d’un tel risque, surtout concernant les réseaux de gaz. Cette société a une vraie réflexion stratégique en interne menée par des gens de très haut niveau qui connaissent magnifiquement bien le secteur de l’énergie.

Dont Fernand Grifnée qui était chez Electrabel au moment de la négociation du marché, avant de devenir patron d’Ores ?

C’est quelqu’un d’intelligent. Je ne sais pas s’il avait personnellement intégré cet aspect des choses lorsqu’il a négocié avec les communes. Par contre, à l’heure actuelle, il a bien intégré le risque qui plane sur les réseaux de distribution de gaz et d’électricité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Ores a fait tellement de lobbying ces dernières années pour avoir une législation s’opposant à tous les modèles alternatifs de distribution d’électricité, rendus possibles avec l’émergence des énergies renouvelables et du stockage. Car ils pourraient porter atteinte à la situation monopolistique dans laquelle Ores se trouve. Mais bon, là, Fernand Grifnée fait son boulot : il défend la compagnie qu’il dirige et plutôt bien, comme il l’a fait avec Electrabel du temps où cette société le payait.

Peut-on dire qu’Electrabel a fait, dans ce marché, une excellente opération en flouant les communes ?

Les communes ont mal négocié, c’est clair. D’un autre côté, je pense aussi qu’Electrabel aurait pu faire une meilleure opération encore en vendant ses derniers 25 % d’Ores aux Chinois. Ceux-ci avaient fait récemment une offre pour racheter une partie d’Eandis, le principal gestionnaire de réseau de distribution d’électricité et de gaz en Flandre, qui était exceptionnellement haute. Il y a quelques mois, ils ont même racheté la partie réseaux de gaz du britannique National Grid à un prix fort élevé.

Ce qui frappe en vous écoutant, c’est l’impression qu’il y a eu dans cette négociation une entité avec une vision stratégique claire – Electrabel – face à des pouvoirs publics assez démunis en matière de compréhension du secteur. Est-ce votre sentiment ?

Oui, mais ce manque d’intelligence des pouvoirs publics en matière d’énergie est valable dans la majorité des dossiers. Ils se font avoir tout le temps ! Finalement la seule entité publique que je connais et qui, pour moi, a terriblement bien joué son coup en matière d’énergie, c’est paradoxalement le groupe Nethys.

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