Lors du conflit nord-irlandais, le religieux a aussi été instrumentalisé à des fins politiques, liées à des questions de souveraineté et de partage des ressources. © CATHAL MCNAUGHTON/REUTERS

« On ne sait jamais prédire chez qui le djihadisme va prendre »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Pour Christian De Valkeneer et Fabienne Brion, en étendant le champ de surveillance de la radicalisation, on risque de créer une communauté suspecte.

Un livre rassemblant des recherches académiques sur la radicalisation et le terrorisme, c’était une prise de recul nécessaire ?

Christian De Valkeneer : Oui, c’était le but. Nous sommes plutôt dans une période d’accalmie en matière de terrorisme. Il était dès lors plus facile de prendre un recul critique.

Vous avez coordonné ce livre aussi en tant que procureur général ?

Ch. D. V. : Je suis intervenu avant tout comme professeur d’université. Mais je suis aussi procureur général. Mes deux expériences se nourrissent mutuellement. Cela dit, je n’engage pas, ici, le collège des procureurs généraux.

Des décisions ont-elles été prises trop à chaud après les attentats en France et en Belgique, en 2015 et 2016 ? Y a-t-il eu des dérives ?

Ch. D. V. : En matière de terrorisme, 2016 et 2017 ont été très riches sur le plan de la production législative, tant au niveau de la réaction pénale qu’administrative, avec les task forces locales, les Cellules de sécurité intégrale locales, etc. Le danger est de voir se développer un droit d’exception, exclusivement applicable à la problématique du terrorisme. D’autant que la logique suivie par le législateur est celle de l’anticipation du passage à l’acte terroriste, avec l’incrimination des actes préparatoires à un éventuel attentat.

Mais le pénal consiste à réagir à un délit. Parler de droit pénal préventif n’est-il pas antinomique ?

Fabienne Brion, criminologue, professeur à l'UCLouvain.
Fabienne Brion, criminologue, professeur à l’UCLouvain.© DR

Fabienne Brion : Oui. Mais quand on parle d’anticipation ou de prévention dans le cadre du droit pénal, soyons clairs : il s’agit de neutralisation préventive.

Ch. D. V. : En outre, certains actes peuvent être équivoques. Un quidam qui photographie un palais de justice, est-ce un terroriste ou un amoureux d’architecture ? Sera-t-il plus suspect s’il a une apparence typée ?

N’était-il pas cohérent de développer cette logique préventive au niveau de la police locale administrative ?

F. B. : Oui. Sauf qu’aujourd’hui, la police locale administrative fait de plus en plus du renseignement, alors qu’étant habilitée à prévenir l’ordre public, elle était jusqu’ici un entonnoir vers le pénal. Il y a une nouvelle chaîne de sécurité qui se crée.

Ch. D. V. : Après les attentats, le politique a été mis sous pression pour mieux protéger la vie des citoyens, avec une exigence de risque zéro. D’où la tentation d’étendre le champ du repérage des risques et, surtout, des personnes à risque.

L’équilibre délicat entre la sécurité et la liberté est-il menacé ?

Ch. D. V. : La Belgique est, malgré tout, restée dans des limites raisonnables. Il n’y a pas eu d’état d’urgence, comme en France. Une des seules évolutions susceptibles de porter atteinte aux droits individuels est la possibilité, pour la police locale, de procéder à des observations en matière de radicalisation et de départs en Syrie, via l’utilisation de caméras invisibles, comme on peut le faire au niveau judiciaire, en installant une caméra espion chez un voisin, par exemple. Il y a certes des garde-fous, comme l’autorisation préalable du procureur du roi, mais il ne faut pas oublier que le chef de zone dépend directement du bourgmestre…

F. B. : Le risque de tous ces dispositifs de mise sous surveillance est de créer des communautés suspectes. Le criminologue Sébastien Moucheron l’a bien mis en évidence avec l’Irlande du Nord et l’Armée républicaine irlandaise (IRA). En Grande-Bretagne, des recherches comparatives ont montré que la population musulmane rapportait le même vécu de suspicion généralisée, depuis 2001, que les Irlandais du Nord au temps de l’IRA. Le danger est que ces personnes ciblées malgré elles vont se souder contre ce sentiment d’oppression causé par les mesures de surveillance et se rapprocher de valeurs qui ne sont pas les leurs initialement. Cela correspond exactement au discours de Daech :  » Vous n’êtes pas protégés par la loi du pays où vous vivez.  » En permettant des méthodes exceptionnelles, le droit d’exception peut se révéler contre-productif.

A-t-on déjà été trop loin ?

F. B. : Après les attentats, j’ai fait une recherche à Molenbeek auprès de policiers fédéraux : ils disaient être inondés de rapports d’information sur des  » faits non concrets « , donc non constitutifs d’une infraction. Ils ne savaient quoi faire de tous ces signalements de policiers locaux, d’acteurs scolaires ou sociaux qui, eux-mêmes, ne savaient pas ce qu’ils devaient signaler ou non.

Ch. D. V. : Avec, en outre, un problème de capacité évident au niveau des PJ de Bruxelles, Charleroi, Liège ou Anvers. Le flux d’information est devenu tel qu’on ne pouvait plus les traiter et faire le tri entre ce qui était pertinent ou non. Il a fallu se rendre compte qu’il fallait se montrer plus critique par rapport aux informations reçues et ne pas les judiciariser trop vite pour éviter une débauche inutile d’actes d’enquête.

Dans l’appréhension du phénomène de la radicalisation, a-t-on voulu trop vite dresser un profil des jeunes qui se laissent prendre ?

Christian De Valkeneer, professeur à l'UCLouvain et procureur général de Liège.
Christian De Valkeneer, professeur à l’UCLouvain et procureur général de Liège.© THIERRY ROGE/BELGAIMAGE

F. B. : Les recherches de Laurent Bonelli, Fabien Carrié ou Corrine Torrekens ont montré qu’il est très difficile de déterminer des profils de radicalisation. Il existe des logiques sociales à des niveaux très différents, mais jamais de déterminisme. Laurent Bonelli observe certes des régularités, dans les dossiers de jeunes Français radicalisés qu’il a pu compulser, mais cela ne permet pas de prédire chez qui le djihadisme va prendre. Les sciences sociales ne parviennent pas à accéder à une telle prédiction. A ce stade, la prévention, au sens de neutralisation, ne peut fonctionner. Le risque est la stigmatisation générale.

Quelle leçon tirer de ce constat ?

Ch. D. V. : Je crois qu’avec notre modeste contribution, nous avons démontré que le terrorisme peut être l’objet d’études scientifiques, avec des approches historiques et empiriques. Cela permet de constater que le terrorisme n’est pas un phénomène nouveau et aussi d’essayer de comprendre les choses au-delà des déclarations de principe et des expertises instantanées. Au-delà d’un certain dogmatisme.

F. B. : Les premiers ouvrages écrits sur la radicalisation, qui n’ont rien d’empiriques, sont alarmistes. Les travaux empiriques s’avèrent plus nuancés. En décortiquant les logiques sociales à la base de la radicalisation, ils permettent de se rendre compte qu’on n’a pas affaire à des monstres. On peut alors envisager d’autres pistes d’action que la surveillance vis-à-vis du terrorisme, notamment la prévention au lycée pour lutter contre l’exclusion de certains élèves. On peut aussi, comme pour l’IRA, traiter les causes d’une certaine violence politique à l’égard de certaines communautés pour désamorcer le phénomène de radicalisation.

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