"Je veux rappeler à la Ministre qu'une activité à caractère littéraire n'est jamais rentable. Sinon, pourquoi demander des subventions?" © DELEU/REPORTERS

« On laisse mourir les éditeurs »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Lorsqu’un éditeur se fâche, il se publie lui-même, sous forme de lettre ouverte détonante à la ministre de la Culture. Il y dénonce la mort annoncée – et voulue ? – du livre belge. Un fameux pavé dans la mare juste avant la Foire du livre de Bruxelles.

L’édition littéraire belge francophone est-elle condamnée à disparaître ? Après le jet d’éponge de Luce Wilquin qui n’a pu trouver un repreneur à son goût, voilà le patron de Samsa qui menace d’arrêter l’édition d’ouvrages de littérature. Inquiétant… Christian Lutz s’est vu refuser toute subvention pour produire ce genre de titres, car ses comptes 2017 sont dans le rouge. Mais il le dit lui-même :  » Je sais que mes chiffres sont mauvais. Publier des livres littéraires n’est pas rentable, sinon on n’aurait pas besoin d’aides publiques.  »

Indigné, l’éditeur bruxellois, dont les origines luxembourgeoises n’ont pas dompté le tempérament bouillant, a pris sa plume la plus acérée pour écrire une lettre ouverte à la ministre de la Culture, Alda Greoli (CDH). Ce pamphlet sortira – tant qu’à faire – sous forme de bouquin (1), le 7 février prochain. Christian Lutz, qui a déjà dû mettre fin aux activités des éditions Le Cri en 2013, y fait le constat alarmant mais guère nouveau de la mort lente des métiers du livre, éditeurs, imprimeurs, libraires… Il exhorte la ministre à se battre pour  » le retour du livre à tous les étages et tous les âges « , y compris, voire surtout, dans les classes d’école, soulignant qu' » il ne faut pas de pacte pour atteindre l’excellence, mais des maîtres et des livres « .

Il ne faut pas de pacte pour atteindre l’excellence, mais des maîtres et des livres.

Le risque, selon Christian Lutz, est de voir disparaître la pensée et le débat démocratique que celle-ci suscite. A moins, comme le suggère le pamphlétaire, que la disparition progressive du livre soit – tenez-vous bien – un  » autodafé  » voulu par le politique. Pour tester celui-ci, le patron de Samsa suggère de détaxer les écrivains et les artistes, comme le fait l’Irlande depuis vingt ans, avec l’ Artist’s exemption from income tax (qui prévoit tout de même un plafond de revenus exemptés fixé à 50 000 euros). Cela ferait de la Belgique un eldorado des écrivains francophones, voire néerlandophones et germanophones si les trois Communautés souscrivaient à l’idée. Pas certain qu’il sera entendu à l’heure où les pouvoirs publics ne songent qu’à faire des économies…

Christian Lutz (Samsa Editions) :
Christian Lutz (Samsa Editions) :  » Détaxons les écrivains ! « © DR

Les éditions Samsa sont-elles en si mauvaise santé ?

On perd de l’argent, en tout cas en littérature. Les ouvrages de sciences humaines et les essais rapportent encore. Quand je publie le livre de Bruno Dayez sur Marc Dutroux, j’en vends environ 6 000 exemplaires. Un livre de littérature peut ne s’écouler qu’à 200 exemplaires… S’il n’y a pas de compensation des pouvoirs publics, je ne peux plus en publier. L’année 2017 a été particulièrement difficile, notamment à cause de la disparition des libraires.

L’administration de la promotion des lettres ne veut pas que les subsides servent à honorer des créances. Logique, non ?

Dans son courrier du 20 décembre dernier signifiant son refus, le directeur de la promotion des lettres, Laurent Moosen, explique que les subventions risquent de servir à payer d’anciennes factures plutôt que de permettre de produire des projets futurs. Mais les projets littéraires pour lesquels j’ai introduit une demande de subvention début 2018 avaient déjà été produits. Les livres sont parus, sur mes fonds propres. Car, si je ne les avais pas publiés, les subventions n’étaient plus valables. Bref, le risque dont parle Moosen est nul. J’ai attendu près d’un an qu’il me réponde, après lui avoir envoyé des rappels. Auparavant, on recevait une réponse ainsi qu’une première tranche, après un ou deux mois. Le comble est que ces bouquins qui ne sont finalement pas subventionnés portent quand même la mention  » a bénéficié du soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles « . Quelle ironie !

Combien receviez-vous de la Fédération Wallonie-Bruxelles jusqu’ici ?

En 2013, je recevais encore 80 000 euros. Mais j’ai dû fermer la maison Le Cri, déjà à cause des problèmes structurels dans le secteur du livre. Il ne restait plus que Samsa, une structure plus souple, avec moins de personnel et davantage de sous-traitance, qui recevait 30 000 euros de subventions. Puis, le montant a diminué d’année en année. Ce n’était plus que 12 500 euros, en 2017. Et plus rien donc, l’année dernière.

Votre lettre ouverte n’est-elle pas un règlement de comptes, sans jeu de mots, avec la Fédération Wallonie-Bruxelles ?

Ecoutez, j’ai quarante ans d’édition derrière moi. Je suis le dernier des Mohicans d’une époque où l’on comptait des dizaines d’éditeurs littéraires, de Jacques Antoine aux Eperonniers en passant par Complexe et Legrain. Le courrier de refus de l’administration, je l’ai reçu en pleine figure, comme une injure de Noël. J’ai choisi de réagir en publiant cette lettre ouverte. Il ne s’agit pas d’un règlement de comptes, mais d’une explication pour rappeler à la ministre qu’une activité à caractère littéraire n’est jamais rentable, mais nécessaire. En réalité, je pense que la  » promotion des lettres  » ne fait qu’appliquer une décision politique. Elle réduit les subventions parce qu’on lui demande de faire des économies.

La disparition des libraires est un des principaux problèmes pour les éditeurs ?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. On en comptait 300 dans les années 1980 contre à peine une soixantaine aujourd’hui, en Belgique francophone. Dans la chaîne du livre, c’est la même chose pour les imprimeurs, alors que la Belgique était une terre d’imprimeurs de Bruxelles à Anvers, en passant par Tournai où sont nées les éditions Casterman.

Vous dénoncez aussi le système du retour de livres vers les éditeurs. Pourquoi ?

Ce système, mis en place après la guerre, existe également en France. Il permet au libraire de retourner les invendus, via le distributeur, à l’éditeur, aux frais de ce dernier. La pratique des offices est venue alourdir la machine : s’il l’accepte, le libraire peut recevoir des livres facturés d’office par le distributeur, sans les avoir commandés. En contrepartie, il prend un pourcentage plus élevé. Le hic est qu’on est entré dans une spirale infernale. Les offices se sont multipliés au fil du temps. Les libraires ne font plus que de la gestion de stocks. Ils n’ont plus le temps de lire les livres qu’ils vendent ni donc de les choisir. C’est un désastre pour les plus petits éditeurs.

Il faut supprimer ce système ?

Oui. Si l’édition anglophone se porte mieux, c’est aussi parce que les retours n’existent pas au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Les libraires doivent vendre ce qu’ils commandent, ils font leur job et exigent de la qualité de la part des éditeurs.

Dans votre pamphlet, vous parlez d' » autodafé  » en évoquant la disparition des éditeurs littéraires. Un terme fort…

En laissant les éditeurs mourir, on pénalise les penseurs qui ne trouvent plus d’éditeur pour être publiés. A un moment donné, il faut s’interroger sur la volonté politique. Les intellectuels, et derrière eux les éditeurs, dérangent-ils ? On peut se poser la même question pour les juges avec l’étranglement des moyens accordés à la justice. Les juges dérangent-ils le politique ? Il est d’ailleurs instructif de constater que, dans le même temps, le discours politique devient de plus en plus populiste. Or, ce discours a tendance à faire disparaître du débat démocratique tout ce qui est sujet à discussion, jusque dans l’appellation même des partis, humaniste, réformateur… Le cas Dutroux, que Bruno Dayez veut utiliser pour susciter un vrai débat sur le système pénal, est un bel exemple de la disparition du débat. Quand les nazis ont brûlé des livres, c’étaient des livres d’intellectuels juifs.

Les intellectuels ont-ils du mal à trouver un éditeur ou bien les éditeurs manquent-ils d’intellectuels à publier ?

Les deux… Une anecdote vaut mieux qu’une longue explication : en 2013, j’ai édité la traduction d’un livre de Bart De Wever, que je considère brillant même si je ne partage pas ses idées. Cela m’avait valu de virulentes critiques. Pourtant, j’avais publié, dans le même temps, des textes qu’on pouvait opposer aux idées de De Wever. Récemment, j’ai reçu une proposition de l’éditeur flamand du livre de Theo Francken sur le dossier migratoire. J’ai refusé de publier une traduction parce que, cette fois, je n’ai pas trouvé de texte à opposer à ce livre. Les académiques que j’ai contactés n’avaient pas le temps ou étaient déjà découragés par le débat que cela pouvait susciter.

Qui est responsable ? Les politiques uniquement ?

Les politiques. Et le niveau de l’enseignement. Au lieu de distribuer des tablettes dans les classes, il vaudrait mieux couvrir leurs murs de livres. Je ne nie pas l’utilité de l’outil pour faire des recherches sur Internet. Mais pas pour lire. C’est un objet qui offre trop de distractions par ailleurs pour qu’un jeune puisse se concentrer sur un texte. De manière générale, il est significatif que le marché du livre numérique n’ait pas encore décollé et reste marginal. Un livre, c’est comme un tableau. On peut admirer un Magritte sur une tablette, mais cela n’a rien à voir avec l’original qui est exposé au musée. Sinon, on aurait fermé les musées depuis longtemps.

Vous suggérez de détaxer les écrivains comme le fait l’Irlande avec les artistes. Une proposition difficile en période d’économies…

Avec un plafond d’exemption de taxes, cela ne coûterait pas grand-chose. C’est juste une question de volonté politique. Je le répète : l’art n’est pas rentable en soi, il ne l’a jamais été, que ce soit le livre, la peinture, l’opéra… Sauf quelques grosses machines qui sont l’exception. Faut-il condamner ce qui n’est pas rentable dans le domaine artistique ? A côté du groupe pop U2 ou de Coldplay, il y a aussi des créateurs qui font de la musique sérielle. Leurs oeuvres sont marginales mais enrichissent le répertoire musical et inspirent d’autres musiciens. C’est la même chose pour les écrivains. Les laisser tomber serait une forme de crime d’Etat. En détaxant les écrivains, la Belgique deviendrait le pays du livre francophone et un exemple international.

(1) Lettre ouverte à madame la Ministre, par Christian Lutz, éd. Samsa, 78 p. Parution le 7 février.

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