La Belgique, jadis pionnière du paiement électronique, mais plus à la pointe de la numérisation galopante. © PATRICK LEFEVRE/BELGAIMAGE

Numérisation du secteur: quand les banquiers font sauter la banque de papa

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Sans états d’âme, les banquiers tournent le dos à l’humain pour chercher à faire fortune dans un modèle automatisé. Jadis pionnière en technologie bancaire, la finance belge coloniséea négligé ce savoir-faire. Moche.

Février 1978, deux prophètes de malheur font ce qui ne s’appelle pas encore le buzz. Simon Nora et Alain Minc, deux grands commis de l’Etat à la tête bien faite et bien pleine, viennent de remettre à Valery Giscard d’Estaing, président de la République française, un rapport promis à un bel avenir. Il y est question de révolution informatique en cours et, surtout, d’un concept encore obscur appelé à faire fureur : la télématique ou  » l’imbrication croissante des ordinateurs et des télécommunications « .

Le pavé dans la mare devient best-seller. Les esprits les plus avertis subodorent qu’une arme de destruction massive d’emplois est en phase de déploiement. Comme ces deux économistes qui, dans Le Monde, osent une comparaison qui va faire fortune :  » La banque pourrait être la sidérurgie de demain.  »  » La banque est au tertiaire ce que la sidérurgie est à l’industrie : une branche malade de sa croissance passée « , assènent les deux spécialistes dans leur chronique d’un séisme social annoncé. Et de conclure sur une note lugubre :  » L’attentisme d’aujourd’hui ne fera pas l’économie d’une double crise sociale et financière demain, et la question n’est pas de savoir si « la politique de l’autruche » prévaudra mais plutôt combien de temps elle prévaudra.  »

Les échos de ce remue-méninges parviennent en Belgique. Ses dirigeants ont alors tant d’autres chats à fouetter : un choc pétrolier à encaisser, une sidérurgie à sauver, une dette publique galopante à juguler. A quoi bon paniquer : la banque belge vit sur un nuage, prospère sur ses acquis et fait des envieux. CGER, BBL, Kredietbank, Générale de Banque, Crédit Communal battent toujours pavillon belge. L’irruption de la technologie bancaire ? Même pas peur, elles en font leur affaire. Ce n’est pas sans fierté qu’en juin 1979, elles annoncent la naissance de Bancontact et de Mister Cash, la crème du paiement électronique et du retrait d’argent via un guichet automatique bancaire. L’union bancaire fait encore la force. Et quand il est question d’interconnecter les places financières mondiales, c’est Bruxelles qui est  » the place to be  » : Euroclear y a ses quartiers depuis 1968, Swift depuis 1977.

Parole de gouverneur :  » De manière générale, les banques se portent bien  »

Grégoire Tondreau (cabinet Roland Berger):
Grégoire Tondreau (cabinet Roland Berger): « La capacité d’anticipation aurait pu être nettement plus importante. » © DR

Quarante ans plus tard, Bancontact fait toujours merveille, les banques ont majoritairement ravalé leur fierté nationale pour se jeter dans des bras étrangers et la prophétie est devenue réalité. ING aujourd’hui (3 100 emplois à la trappe), BNP Paribas Fortis, KBC/CBC, Belfius hier et plus que probablement encore demain : la grande faucheuse ne chôme pas et lorgne aussi vers les compagnies d’assurances (AXA, P&V). Febelfin, la fédération du secteur bancaire, recense les victimes :  » Ces dix dernières années, le secteur bancaire a perdu plus de 15 000 emplois, soit quatre fois les pertes liées à la fermeture de Ford Genk.  » Le compteur s’était arrêté à 52 425 jobs : combien de rescapés dans les dix prochaines années ?

Il suffit de se baisser pour trouver les prétextes aux purges présentes et à venir. La faute à la crise économico-financière, à des taux d’intérêt au plancher, à la surréglementation et au contrôle tatillon qui forcent les banques à se montrer plus raisonnables : tout concourt à plomber les résultats.

Les temps sont vraiment durs pour un secteur qui semble pourtant ne pas trop mal se porter. Pas plus tard qu’au printemps dernier, Jan Smets, gouverneur de la Banque nationale, avait des nouvelles plutôt réconfortantes à communiquer :  » De manière générale, les banques belges se portent bien. Les crédits immobiliers sont en augmentation et les défauts de paiement restent relativement stables.  » Johan Van Overtveldt (N-VA), en prenant ses fonctions de ministre des Finances à l’automne 2014, se réjouissait lui aussi de trouver un secteur bancaire tout ragaillardi.  » Ces dernières années, les banques ont mis de l’ordre dans leurs affaires, allégé leurs bilans, réduit les risques et augmenté les réserves.  » La profitabilité a repris des couleurs, les bénéfices n’ont pas déserté les bilans et font le bonheur des maisons mères par-delà nos frontières. ING Belgique aura bien mérité de la patrie néerlandaise : elle aura versé sept milliards en dix ans à ses maîtres bataves, selon L’Echo.

Rien qui fasse songer à des aciéries au bout du rouleau. Mais les apparences sont trompeuses, et elles ont eu la vie dure.  » Les banques ont pu profiter d’un fantastique effet d’aubaine : la baisse continue des taux d’intérêt depuis les années 1980, conjuguée à une chute encore plus rapide de l’inflation, leur ont permis de retarder de vingt ou trente ans le sort subi par la sidérurgie. C’est un peu comme si une usine sidérurgique avait trouvé sous ses pieds une mine de fer « , décode l’économiste Bruno Colmant (Degroof Petercam).

Boom, boom, boom, la banque mobile fait boom

Aujourd’hui, le filon est épuisé. Le colosse bancaire se découvre des pieds d’argile, il sent le sol se dérober, fragilisé par une lame de fond qui bouscule ses repères. Retour à la prophétie et à la déferlante technologique. La révolution numérique est en marche. Elle a pour fers de lance le mobile banking et les applications financières, et pour bras armé, le PC, les tablettes et, surtout, le smartphone. La bonne vieille carte bancaire plastifiée n’a qu’à bien se tenir, monnaie numérique et monnaie fiduciaire ont engagé un bras de fer. Si même l’avenir du cash n’est plus assuré…

Le client, lui, est toujours roi. Il ne reste pas insensible au tourbillon technologique. Il donne le tournis aux banquiers et affole les compteurs : 5,6 millions d’abonnements à la banque par Internet en 2008 en Belgique, 11,1 millions aujourd’hui. Un million d’abonnements à la banque mobile en 2013, 2 millions en 2014, près de 3,2 millions en 2015. Johan Van Overtveldt compatit au désarroi des financiers :  » Les clients se rendent de moins en moins en agence, ils réalisent de plus en plus leurs transactions de manière numérique par la voie qu’ils souhaitent (ordinateur, iPad, smartphone, etc.) et quand ils le souhaitent. Mais ils exigent plus d’expertise et de conseils.  » C’est plus qu’une impression :  » Au cours de la période 2010-2014, le nombre de contacts dans les agences pour des transactions ont baissé de 31 % alors que le conseil a augmenté de 27 % en nombre, et les ventes directes ont doublé au cours de la période 2012 – mi-2015.  »

S’adapter ou mourir. Apprendre aussi à en découdre avec de nouveaux venus qui viennent sans complexes s’aventurer sur les terres des banquiers et défier leur toute-puissance. Ils s’appellent Apple Pay, Google Wallet, Amazon, ils sont opérateurs de télécoms ou géants de la technologie, ils offrent des services financiers numériques d’une souplesse et d’une rapidité redoutables sans vraiment s’embarrasser de régulation. Comme le fait remarquer ce spécialiste en nouvelles technologies,  » ces acteurs technologiques fonctionnent très différemment des banques. Ils sont centrés sur les données, tout se déroule en temps réel, ils sont focalisés sur les coûts et non sur le produit, leurs interfaces sont très intuitives… Du coup, les consommateurs demandent aux banques pourquoi elles ne procèdent pas pareillement.  »

Bienvenue dans le monde débridé des FinTech.  » Les futurs concurrents des banques ne sont peut-être pas encore nés mais il ne s’agira probablement pas d’acteurs issus du monde bancaire « , avance Bruno Colmant. Inutile de se réfugier dans le donjon :  » Google dispose d’une licence bancaire à l’échelle mondiale. Google Bank entre dans nos vies comme l’a fait Google Maps « , prolonge Geert Noels, macroéconomiste (Econopolis).

 » Robots conseillers  » et  » contrats intelligents  » : l’employé de banque a vécu

Dans cet écosystème financier peuplé d’inconnues, une certitude : la banque de papa agonise. L’ère des services bancaires rendus à distance avait déjà bien entamé son réseau d’agences : en quinze ans, près de la moitié des points de vente ont subi la loi de la banque en ligne en Belgique.  » En cinq ans, les activités au guichet ont diminué de 50 à 80 % « , constatait Max Jadot, big boss de BNP Paribas Fortis en… 2014. La digitalisation galopante devrait achever de balayer la part des manipulations humaines dans les opérations courantes, vouées à émigrer vers des platesformes numériques accessibles en permanence.

 » Plus on passe à des produits digitaux via des interfaces, plus on les simplifie et on les automatise « , observe Grégoire Tondreau, consultant stratégique pour le cabinetRoland Berger. La mécanique est déjà à l’oeuvre :  » Un dossier de crédit hypothécaire qui s’examine aujourd’hui en agence et se traite au siège central sera à l’avenir géré par la machine. C’est l’affaire de quelques mois.  »

La banque du futur est à nos portes. Sous sa forme aboutie, prédit Bruno Colmant,  » elle sera assimilable à un site Internet, articulée autour de quelques centres informatisés invisibles à l’oeil nu.  » Se déplacer pour parler à son banquier durant les heures de bureau deviendra un de ces moments réservés aux grandes occasions de la vie : l’achat d’une maison, l’établissement d’un plan de retraite, la gestion de titres et le conseil en placements pour les plus nantis. Le contact humain dans le monde de la finance n’aura encore un sens que par la valeur ajoutée qu’il apportera. Il n’aura que faire de mastodontes bancaires peuplés de milliers de bouches désormais inutiles à rémunérer. La relève pointe déjà le bout du nez et les rumeurs de moins en moins folles vont bon train : des  » robots conseillers  » vont débarquer, les premiers contrats  » intelligents  » libellés en codes informatiques et qui s’auto-exécuteront sont attendus incessamment sous peu.

L'automatisation des opérations bancaires aura raison des guichets.
L’automatisation des opérations bancaires aura raison des guichets.© JONAS HAMERS/BELGAIMAGE

L’avenir appartiendra aux niches, chiches en main-d’oeuvre. Le présent suppose d’accompagner la métamorphose. En douceur, si ce n’est pas abuser. Bruno Colmant fait la grimace :  » La Belgique reste un pays hyperbancarisé. 6 552 agences, c’est trop.  » Et quand on a le couteau sous la gorge et infiniment peu de prise sur plus de 80 % des établissements bancaires passés sous contrôle étranger, absorber un tel choc n’ira pas sans plaies et bosses.

 » Nous nous sommes un peu reposés sur nos lauriers  »

Le politique à la rescousse. Il a fait sa part de boulot, jusqu’ici : il a privatisé les institutions publiques de crédit dans les années 1990, puis il a échoué à faire éclore une grande banque belge et a laissé filer la grosse majorité des centres nerveux hors de nos frontières, enfin il a sauvé en catastrophe et à grands frais un secteur au bord de l’implosion en 2008. Et pour le reste, conformément à la prophétie de 1979,  » il a fait la politique de l’autruche « .  » Disons que la capacité d’anticipation aurait pu être nettement plus importante « , admet Grégoire Tondreau. Bruno Colmant, lui, ne décolère pas :  » Les décideurs politiques ont complètement manqué de vision stratégique, ils n’ont jamais fait que du cabotage. Ils n’ont pas voulu bousculer les banques afin qu’elles se remettent en question, sans doute en vertu d’un deal implicite fondé sur des relations incestueuses : les banques sont porteuses de la dette publique.  »

 » Faites-moi un rapport !  » Printemps 2015, Johan Van Overtveldt, ministre des Finances, s’ébroue. Il mobilise un  » High Level Expert Group  » chargé d’imaginer des façons de rebondir. Début 2016, la task force d’experts accouche d’un rapport parsemé de recommandations. Aux députés venus aux nouvelles, l’un des experts, Luc Coene, ex-gouverneur de la Banque nationale, remue le couteau dans la plaie :  » Autrefois, la Belgique faisait figure de pionnière en matière de systèmes de paiement électroniques. Il serait bon que les différentes banques collaborent pour refaire de la Belgique un centre de connaissances dans le domaine de la numérisation. Mais pour l’heure, cette concertation n’est pas suffisamment développée.  » C’est vrai, ça ? Affirmatif, confessait, il y a un an, Frank Stockx, Managing Director chez ING et président du Febelfin Payments Council :  » Des décennies ont passé et nous nous sommes un peu reposés sur nos lauriers.  » Mettre en commun leurs petits secrets de fabrication pour le salut et les beaux yeux de la finance belge, c’est sans doute demander beaucoup aux maisons mères française (BNP Paribas Fortis) et néerlandaise (ING).

Et les élus du peuple, à part s’indigner, ils en pensent quoi, au juste ? Dans la salle, un élu Open VLD fait la moue en entendant les experts auditionnés :  » Le rapport ne mentionne que trop peu de propositions concrètes à l’adresse du législateur.  » Piqué au vif, Luc Coene mouche le sceptique :  » Le rapport met en exergue à plusieurs reprises les mesures adoptées à l’étranger qui ont permis de renforcer le secteur mais qui, malheureusement, ne se sont pas avérées efficaces en Belgique, notamment en raison d’une législation nationale parfois plus contraignante.  » La banque d’aujourd’hui est bien la sidérurgie d’hier.

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