Philippe Coucke : "Devant cette ubérisation de la médecine, mieux vaut prendre le train en marche." © HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

« Notre médecine de masse est condamnée »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

La santé hyperconnectée est à nos portes. Le Sénat vient de s’en apercevoir et de s’en émouvoir :  » La Belgique n’est nulle part.  » Philippe Coucke, chef du service de radiothérapie au CHU de Liège, confirme le diagnostic :  » Notre médecine de masse est condamnée. « 

 » Dr Google I presume ?  » Pour les présentations, on verra plus tard. Maggie De Block (Open VLD) a d’autres chats à fouetter. Un paysage hospitalier à réformer. Des blouses blanches, présentes et à venir, à rassurer. La ministre de la Santé publique ne perd rien pour attendre : par la porte ou par la fenêtre, docteur Google et cie vont débouler sur ses plates-bandes. Nos sénateurs ont fait le premier pas. Ils ont pris le temps de faire plus ample connaissance avec cette médecine du futur promise à être ultraconnectée : 6 000 applications mobiles de santé recensées en 2010, 100 000 répertoriées en 2013, 3,5 millions aujourd’hui, très probablement des milliards dans la décennie à venir. Les compteurs s’affolent.

Emoi en salle d’op. Le robot chirurgical pourrait avoir raison du bistouri, le smartphone de l’ordonnance et l’intelligence artificielle pourrait se passer de la science du toubib. Quant à l’hôpital d’aujourd’hui, il y a fort à parier que ses jours sont comptés. Autant le savoir et s’y préparer. Sauf qu’en Belgique, la santé mobile à grande échelle reste terra incognita.  » Il n’existe actuellement aucune réglementation qui régisse l’utilisation des applications mobiles de santé. Créer un nouvel écosystème de la médecine est une nécessité absolue « , s’inquiète le rapport sénatorial qui vient d’être rendu. C’est le message que se tue à délivrer, à longueur de conférences, Philippe Coucke, chef du service de radiothérapie au CHU de Liège. C’est l’appel qu’il est venu répéter devant des sénateurs perplexes et désarmés.

Les soins de santé sont aux urgences ?

Oui, absolument. Je commence toujours mes exposés par quelques indicateurs clés. Un : selon l’OMS, 50 % des actes médicaux posés sont inutiles. Deux : selon l’OCDE, en 2013, la santé publique décrochait la palme d’or du taux d’inefficience de l’activité humaine : 42 % du budget alloué à la santé publique part directement en fumée à l’échelle européenne. Trois : selon une étude américaine, le risque pour un patient de sortir de l’hôpital plus mal en point qu’il n’y est entré est de 10 %. Vous prendriez un avion en sachant que le risque de s’écraser est de 10 % ?

C’est donc si grave, docteur ?

Le système actuel des soins de santé n’est plus tenable. Le budget que la Belgique affecte à son financement équivaut à 12 % du PIB. Au vu de tels constats, cela devient totalement immoral.

En quoi la santé connectée pourrait-elle être le remède miracle ?

Elle engendre une déferlante continue de données et de paramètres physiologiques qui rendront les diagnostics thérapeutiques et les choix à opérer en conséquence de plus en plus complexes mais de plus en plus personnalisés. De tels flux ne seront plus du ressort du médecin mais de l’intelligence artificielle.

Que restera-t-il à faire au médecin ?

A se reconvertir en coordinateur de soins, en accompagnateur et en guide du patient tout au long de son parcours. Les médecins hyperspécialisés, les supertechniciens, seront les premiers à disparaître. Toutes les disciplines liées à l’analyse de données vont être balayées. Les seuls médecins qui resteront dans la course seront ceux qui s’orienteront vers une approche plus humaine du patient. Je serais étudiant en médecine, je m’orienterais vers la formation de généraliste.

Ce genre de message est-il relayé par les facultés ?

Non. La sélection actuellement opérée dans nos facultés de médecine ne répond plus aux prochains besoins du terrain. Elle fait l’impasse sur la médecine connectée, elle ne repose ni sur l’empathie ni sur la capacité d’écoute du patient. Le déphasage est complet.

Les blouses blanches n’ont aucune envie d’être dépossédées de leur art…

Faire face à l’obsolescence de son métier est extrêmement déstabilisant à vivre. Notre époque ressemble au siècle de Gutenberg. Les hommes du clergé étaient alors seuls à savoir, ils parlaient dos au peuple dans un latin incompréhensible, avant d’être balayés par l’apparition de l’imprimerie. Aujourd’hui, des médecins pensent encore pouvoir agir comme des érudits, en usant d’un langage incompréhensible à l’égard du patient. Cette médecine paternaliste est totalement dépassée. L’avenir est à une médecine participative, prédictive. Et, in fine, moins agressive.

Mais terriblement déshumanisée…

Bien au contraire. C’est la médecine de masse actuelle qui est déshumanisée. Le bouleversement technologique rapprochera le médecin du patient.

Mettre des milliers d’applications mobiles de santé à la portée de tous ne poussera-t-il pas chacun à s’improviser médecin ? C’est l’enfer garanti pour un hypocondriaque…

Le meilleur spécialiste d’une maladie chronique, c’est le patient lui-même : il vit plus de 8 000 heures par an avec sa maladie, il la connaît fichtrement bien.

Où le secret médical et le droit à la vie privée se nicheront-t-ils encore dans cette médecine hyperconnectée ?

Je suis partisan d’inverser le raisonnement en matière de protection de la vie privée. Il faut pouvoir remettre en question la protection des données médicales si l’on veut alimenter les capacités des mégadonnées. Un refus d’assumer une telle responsabilité sociétale resterait encore possible, mais il entraînerait une pénalisation au niveau du coût des assurances ou d’une moins bonne couverture médicale.

Opposer toute résistance serait inutile ?

Les autorités publiques sont déjà totalement larguées. Le temps qu’elles prennent à réglementer les technologies médicales, l’industrie a trente ans d’avance. Qui lance une OPA sur la santé publique à coups de milliards ? Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Alibaba, Netflix, Tesla, Uber. Impossible d’arrêter ces entreprises-Etats aux moyens financiers colossaux. Devant cette ubérisation de la médecine, mieux vaut prendre le train en marche.

Et passer sans plus trop tarder de l’hôpital en  » briques  » à l’hôpital par  » clic  » ?

Je suis consterné par le nombre de constructions d’hôpitaux en Belgique. La plupart des établissements n’auront pratiquement plus de lits puisque les patients opérés seront immédiatement renvoyés chez eux pour revalidation, ou bien placés dans des hôtels médicalisés. La santé publique au Royaume-Uni investit six milliards de livres dans la médecine connectée. En France, une quarantaine de sanisettes médicales, des cabines de téléconsultation à distance, ont fait leur apparition dans des régions qualifiées de déserts médicaux.

Vos confrères doivent être ravis de vous entendre…

Je passe pour un révolutionnaire au sein de la profession. Un révolutionnaire est d’abord perçu comme ridicule, puis comme dangereux, puis comme visionnaire. Bonne nouvelle : je suis passé du ridicule au dangereux !

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