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« Notre marché du travail n’est pas adapté aux réfugiés »

« Il est urgent de briser un certain nombre de tabous » déclare le professeur de l’Université d’Anvers et le spécialiste du marché du travail Ive Marx. « Notre marché du travail n’est pas fait pour donner un emploi à beaucoup de réfugiés » estime-t-il. Entretien.

Professeur Marx, étiez-vous aussi content que Karel Van Eetvelt d’Unizo de la venue des réfugiés ?

Ive Marx: Il est très important qu’Unizo (l’Union flamande des entrepreneurs indépendants, NDLR) donne un tel signal. Ce n’est pas évident pour Karel Van Eetvelt: il adopte une position qui pose problème à certains membres de son organisation. Bien entendu, cette attitude positive ne concerne pas uniquement les réfugiés, mais aussi les personnes qui sont déjà ici. Elles aussi méritent une chance.

Seulement, il faut constater qu’il y a des problèmes énormes. L’écart d’emploi entre les Belges et les nouveaux venus est immense. Quelle que soit la façon dont on définit cet écart : entre allochtones et autochtones, entre les personnes qui sont nées ici et ailleurs, etc. Les nouveaux venus sont toujours beaucoup plus mal lotis. La Belgique détient le triste record du monde. Rien que la situation des jeunes allochtones à Bruxelles est lamentable. Ce problème s’est créé au fil des ans. Ce n’est qu’en voyant que Molenbeek cultive des terroristes, qu’on se pose des questions. Mais sinon, il y a peu de sentiments d’urgence. On doit se montrer réalistes : beaucoup de réfugiés ne vont pas trouver de boulot.

Pourtant, il y a suffisamment d’offres d’emploi.

C’est là tout le paradoxe et particulièrement en Flandre. Nous devenons une économie de pénurie. Suite au vieillissement de la population, il nous faut de toute manière du nouveau personnel. Ces personnes peuvent même posséder toutes sortes de qualifications : il y aura de nouveaux emplois tant au sommet que dans le bas de la pyramide du marché de l’emploi. Les postes qui exigent une qualification sont pour les ingénieurs et le personnel spécialisé dans certains domaines spécifiques : il faut vraiment aller les chercher à l’étranger.

Les réfugiés diplômés de l’enseignement supérieur pourraient occuper ces emplois?

C’est plus facilement dit que fait. Nous avons étudié la régularisation massive de 2000. Il est typique que beaucoup de réfugiés soient diplômés de l’enseignement supérieur. Eh bien, seuls deux ou trois ont trouvé un emploi qualifié. La majorité n’a pas réussi à faire reconnaître son diplôme, et comme ils ont passé une période dans l’illégalité, ils n’ont pas pu accumuler d’expérience à mettre dans leur CV. Ils ont dû se contenter d’un job non qualifié. Ils étaient peut-être accompagnés par le CPAS ou le VDAB, mais aucun effort n’a été fourni pour exploiter tout le potentiel de ces personnes. En revanche, les nouveaux venus ayant trouvé un emploi à leur niveau étaient incroyablement motivés.

Partons-nous du principe que les réfugiés ne savent pas faire grand-chose?

Je ne pense pas. Nous devons simplement être conscients du fait qu’il faut un investissement énorme pour aider ces gens.

Mais il y a beaucoup d’offres d’emploi pour les emplois non qualifiés aussi. Il s’agit de postes de techniciens de surface, de barmen ou de jardiniers. Ce ne sont pas forcément des offres d’emploi qui restent ouvertes pendant des mois, mais des emplois où il y a beaucoup de rotations. Aller nettoyer tous les matins à 5 heures dans un bureau bruxellois n’est pas très attrayant. Les gens abandonnent vite ce genre d’emploi.

Les réfugiés pourraient accepter ces jobs au début.

Peut-être, mais ce n’est qu’un élément. En fait, notre marché du travail n’est absolument pas adapté à la société de migration que nous sommes. En Belgique, il y a proportionnellement autant de gens nés à l’étranger qu’aux États-Unis.

Cependant, le marché du travail américain est tout à fait adapté à cette situation. S’il n’est pas fort régulé, c’est pour une raison. Et si l’écart salarial est aussi profond, c’est aussi pour une raison. Nous avons hérité du modèle du 19e siècle, dans lequel les syndicats et la concertation collective sont solides, ce qui rend notre marché du travail inadapté à la réalité.

Qu’entendez-vous exactement par cela ?

Il y a très peu de travail faiblement payé en Belgique. Si vous allez au supermarché aux États-Unis, vous verrez qu’il y a toujours beaucoup de caisses ouvertes et qu’il y a même du personnel qui aide les gens à empaqueter leurs courses. En Belgique, on a très peu de ces emplois simples pour nouveaux venus. Cela ressort même d’une comparaison avec d’autres pays européens. Par emplois faiblement payés, l’OCDE entend les emplois payés moins des deux tiers du revenu médian. En Allemagne, ce chiffre s’élève à presque 20%, aux Pays-Bas à 15%. Combien est-ce en Belgique ? Seulement 6%, alors qu’on a pourtant une économie assez analogue à l’Allemagne et aux Pays-Bas. C’est juste que là-bas, il y a beaucoup de secteurs où la concertation collective est moins forte et où les salaires sont donc plus bas.

La protection sociale excessive figure-t-elle également parmi ces tabous que vous souhaitez voir disparaître ?

Cela en fait certainement partie, mais ce n’est pas simple. On sait que les revenus d’intégration en Belgique sont bas. Au début, les allocations de chômage sont plus ou moins bien, et puis elles baissent légèrement. Il y a des politiques qui veulent les limiter dans le temps, mais ce n’est pas la question. On surveille les gens et ils sont même harcelés par l’ONEM, donc ces allocations ne sont certainement pas un hamac. (silence)

Mais si on additionne tout, on constate qu’il y a énormément de gens qui vivent de l’une ou l’autre indemnité. Dans d’autres pays, ce chiffre est également plus élevé. Aujourd’hui, ce sont les usual suspects classiques à droite qui en parlent, mais ce serait bien d’élargir le débat.

En Flandre, on entend souvent que les allochtones sont mal lotis sur le marché du travail à cause du racisme et de la discrimination.

Le racisme aussi joue un rôle. La discrimination sur le marché du travail est une réalité: mon collègue gantois Stijn Baert a suffisamment étudié ce problème en envoyant des lettres de candidature. Cependant, on constate la même chose aux Pays-Bas. Il faut donc qu’il y ait d’autres facteurs, car la situation est bien pire chez nous. Même parmi la deuxième génération d’allochtones qui sont nés ici. Dans beaucoup de pays, on les assimile aux autres alors qu’ici l’écart demeure gigantesque.

Vous trouvez tout de même sympathique que certaines organisations d’employeurs souhaitent la bienvenue aux réfugiés. Cependant, beaucoup de ces gens risquent de ne pas avoir de perspectives.

Ce signal est donc important. Je suis d’ailleurs également frappé que les employeurs soient plus enthousiastes que les syndicats. Je m’attendais à davantage d’engagement et d’implication de leur part. Ils ne semblent pas accorder beaucoup d’importance au problème des allochtones sur le marché du travail alors que les employeurs sont évidemment confrontés à une pénurie pour certains emplois.

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